Le luxe, sans les déchets
Restos et palaces veulent mettre le gaspillage alimentaire à la poubelle

Des plats à base de surplus, des paniers de produits cinq étoiles bradés… de la simple bonne combine à l’intelligence artificielle, tous les moyens sont bons pour arrêter de jeter des aliments comestibles à tout va. Parce que c’est bon pour la planète. Et pour le budget
Publié: 05.03.2023 à 09:09 heures
Jennifer Segui

Au sommet des pistes et à l’arrivée des téléskis de Volderes Eggli, elle trône. Généralement utilisées pour préparer les pistes la nuit pour les skieurs du jour, les dameuses de la très huppée station bernoise de Gstaad ont désormais une nouvelle vie. Enfin, au moins pour l’une d’entre elles, transformée et exploitée comme un point de vente délocalisé par le très haut de gamme Alpina Gstaad, hôtel chic et branché posé sur les hauteurs du village.

Food Truck zéro déchet

Cette saison encore, au menu de l’Offcut Food Truck, spot gourmand unique en son genre, ne figurent que des plats réalisés avec les surplus de nourriture de l’hôtel et de ses restaurants, dans la plus pure philosophie zéro déchet prônée par le chef exécutif du lieu Martin Göschel.

Pour se sustenter après quelques godilles, le cuisinier a mis les petits plats dans les grands: les restes de pain de seigle sont transformés en pâte à empanadas garnies, au choix, de viande de bœuf ou de curry de légumes ou en casarecce, ces pâtes siciliennes en forme de torsade, pour une pasta alla crudaiola. Quant aux fruits délaissés à la table du petit déjeuner, les bananes trop mûres subliment un délicieux gâteau et les baies se nichent amoureusement dans de dodus muffins.

Aujourd’hui, 25% de l’impact environnemental est dû à l’alimentation en Suisse. Restaurants et palaces sont de grands gaspilleurs qui tentent de s'améliorer.
Photo: Shutterstock

Quelques petits plats ici et là parmi des montagnes de denrées transformées chaque jour… Tout ceci est peut-être un détail pour vous, mais pour eux, ça veut dire beaucoup. Pour Jasmina Kühne, «Marketing et EarthCheck coordinator» à l’Alpina, il ne s’agit bien-sûr pas là de réaliser des profits, mais de faire passer le message: «Économiquement, ça n’est pas quelque chose qui nous rapporte. Mais c’est très utile pour sensibiliser les gens. Cela veut dire: on réalise que le gaspillage est un problème, on ne se voile pas la face et on fait notre maximum pour y remédier.»

Du museau à la queue

Premier hôtel à être récompensé par la certification Gold de EarthCheck, un groupe de conseil en gestion spécialisé dans la durabilité et la gestion des destinations touristiques, l’hôtel, ouvert en 2012, fait figure de précurseur dans le domaine en Suisse. Lutte contre le gaspillage alimentaire, mais aussi mesures pour économiser l’énergie, l’eau, exclure les substances toxiques, gérer la qualité de l’air et s’assurer que les employés sont bien traités, font notamment partie des critères pour obtenir ce label,

«Je ne dirais pas que nous sommes un hôtel durable, car dans ce domaine, on peut toujours progresser. Mais pas à pas, nous allons toujours un peu plus loin», ajoute Jasmina Kühne, consciente de l’ampleur de la tâche pour être totalement irréprochable lorsqu’on se doit de toujours répondre aux demandes de clients à qui l’on ne dit pas non. Exemple type de mesures qui marchent: l’abandon de la machine à mettre sous-vide et ses petits emballages plastiques jetables qui permettent de conserver les restes, au profit de contenants réutilisables, a permis l’an dernier de réduire les déchets de 1100 kg, soit une économie de deux tonnes de CO2 - l'un des postes d'économie les plus importants.

Pour le personnel formé et sensibiliser, ces nouvelles contraintes obligent à revoir ses manières de procéder. Sur certaines denrées, pas forcément écolo-compatibles, mais incontournables lorsqu’il s’agit de satisfaire une clientèle exigeante, on innove en amont. A la carte du restaurant L’Alpina Lounge & Bar, à côté des pizzas préparées à base de pâte faite avec les restes de pain, le bœuf est proposé «from nose to tail» (du museau à la queue), à travers huit plats qui utilisent toutes les parties de la bête, achetée entière à la ferme locale. Bouillon, carpaccio, tartare, ragoût, os à moelle, faux-filet, filets et raviolis… rien ne se perd.

330 kg de déchets alimentaires évitables par an

Image de marque, mais aussi sévères économies quand le prix des denrées alimentaires ne cesse d’enfler… la lutte contre le gaspillage alimentaire fait des émules même au niveau politique et devient cause nationale. En avril de l’année dernière, le plan d’action contre le gaspillage alimentaire adopté par le Conseil fédéral vise à diminuer de moitié les pertes alimentaires évitables d’ici 2030 par rapport à 2017.

Et il faut dire que dans ce domaine, les chiffres parlent d’eux-mêmes: selon une étude publiée en 2019 par l’EPF Zurich, la consommation suisse de denrées alimentaires génère chaque année 2,5 millions de tonnes de déchets, ce qui correspond à près de 330 kg de déchets alimentaires évitables par habitant et par an. Du champ à l’assiette, un tiers des parties comestibles des aliments est perdu ou gaspillé. Résultat: aujourd’hui, 25% de l’impact environnemental est dû à l’alimentation en Suisse.

Conscients du problème et de l’impact sur leur image de marque, supermarchés et restaurants cherchent des solutions et dans les établissements de luxe, on fait plus que jamais la chasse au gaspillage, histoire de faire rimer qualité et durabilité et responsabilité sociale engagée. Et les solutions pour les y aider se multiplient.

Une caméra au-dessus de la poubelle

Fondée par trois anciens de l’Ecole Hôtelière de Lausanne, Kitro est une start-up zurichoise qui développe une solution à la pointe de la technologie qui, associée à l’intelligence artificielle, permet, grâce à une caméra placée au-dessus de la poubelle, de capturer et enregistrer chaque denrée jetée afin de l’identifier, de la quantifier et donc de corriger le tir.

A l’Alpina Gstaad, cette solution a notamment permis de modifier la façon de faire pour la boulangerie, comme l’explique Jasmina Kühne: «Le reporting de Kitro a mis en évidence le fait que ce qui générait le plus de déchet, c’était le pain. A l’époque, nous achetions tout ça à la boulangerie locale, ce qui était une bonne solution mais pas évidente à gérer lorsqu’il s’agissait d’adapter les volumes à nos réservations. Pour corriger cela, nous avons créé notre propre boulangerie et ainsi vraiment pu adapter les quantités de la vieille pour le lendemain. Et le peu qui reste, par exemple pour les viennoiseries, est mis à disposition du personnel dans notre cantine.»

Autre moyen d’éviter le gaspillage, l’application Too Good to Go permet aux supermarchés, petits commerçants, producteurs mais aussi restaurateurs, de mettre à disposition des consommateurs leurs invendus sous forme de paniers surprises à prix réduits. Une solution 2.0, qui, même si elle ne règle pas le problème de la surproduction à elle toute seule comme l’avance l’ONG environnementale WWF, a le mérite d’apporter sa pierre à l’édifice et de mettre l’accent sur la thématique du gaspillage.

Les restaurants aussi

Recyclage des denrées, recours à l’intelligence artificielle, applications pratiques, livre de recettes zéro déchets ou encore généralisation des doggy bags pour emporter ses restes lorsqu’on va au resto… chaque geste, petit ou grand, compte pour en finir avec le gaspillage.

Benjamin Breton, ancien chef du restaurant genevois du Ritz Carlton Hôtel de la Paix le Fiskebar, où ce talent s’était vite fait connaître grâce à sa cuisine innovante et sa première étoile Michelin, est désormais à la tête de sa propre maison à Lucinges, à deux pas de Genève côté France. Situé dans l’Auberge du village, son Bistrot de Madeleine, en hommage à sa grand-mère, est un lieu dans lequel le chef pratique, depuis ses débuts en 2021, une cuisine responsable.

Au Fiskebar déjà, Benjamin Breton avait mis en place un menu unique pour limiter le gaspillage: «L'hôtellerie de luxe, c'est plus compliqué. Déjà, on n’est pas complètement libre de ses choix en ce qui concerne les fournisseurs, et puis on est guidé par la règle du client est roi.»

À Lucinges, il a pu mettre en place un lutte contre le gaspillage depuis le premier service. Et pour le chef et son équipe, tout se pense en amont. Grâce à des fournisseurs issus du circuit court, le bistrot se passe de carte et pense ses plats selon les denrées disponibles à l’instant T. Si le lieu procède aussi au compostage de ses déchets verts, les cuisiniers ont mis en place un «éco-système», comme l’explique le jeune chef: «Pour la viande, on achète toute la bête à l’éleveur. On s’est installé un labo dédié et on la détaille nous même. Rien ne se perd, tous les morceaux sont utilisés, des plus nobles en recettes aux autres qui seront employés pour des farces, pour des pâtés croûtes…»

Côté fruits et légumes, là aussi, rien ne part à la poubelle: «Ce que l’on n'utilise pas dans les plats sera mis en bocaux pour des conserves ou des fermentations. On utilise même les épluchures pour faire des fonds. Les fruits sont transformés en sorbets» Pour ce qui est du pain, là aussi, rien ne se perd: «On a un fournil et je fais une cuisson par semaine. Après, j’ai une combine qui consiste à ne pas terminer complètement la cuisson et à placer les pains au frais avant de finir de les cuire selon les besoins quotidiens. Et il n’y a gustativement et qualitativement aucune différence avec du pain fabriqué chaque jour.»

Tout près du zéro déchet donc, et le chef va même au-delà pour réduire son empreinte: «On s’engage même auprès de certains fournisseurs à leur racheter leurs surplus. L’an dernier par exemple, c’était une année faste pour les cornichons. On a acheté ce que notre fournisseur ne vendait pas et on a fait une cinquantaine de bocaux». Allez hop, n’en jetez plus!

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