Présent dans tous les placards
Comment le Kub Or mondialise le goût

Ce petit concentré d'arômes aux saveurs umami est si populaire qu'il est devenu un ingrédient central de nombreuses recettes dans le monde. A tel point que certains lui reprochent d'uniformiser le goût.
Publié: 18.04.2022 à 07:22 heures
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Dernière mise à jour: 25.05.2022 à 09:47 heures
Émilie Laystary

C’est un petit carré jaune ocre, emballé dans un papier d’alu doré à l’extérieur dont la surface légèrement gauffrée ne laisse apparaître aucune mention. L’objet pourrait presque être mystérieux si on ne l’avait pas déjà vu mille fois dans les cuisines. Souvent rangé dans les placards, au milieu des huiles et des épices, le bouillon cube est un classique de la popote domestique.

Le succès de ce produit agroalimentaire tient, comme souvent en marketing industriel, d’une promesse: celle de la praticité. Ainsi, un cube émietté permet à lui seul d’obtenir 500 millilitres de bouillon en autant de temps qu’il ne vous en faut pour bouillir de l’eau. De quoi ensuite cuire des pâtes, agrémenter un plat mijoté ou encore préparer une soupe. Oui, mais à quel prix? Entendons-nous bien: pas le prix affiché en grande et moyenne surface… mais bien celui d’une homogénéisation du goût et d’une alimentation de mauvaise qualité.

Potage portatif

Les choses avaient pourtant commencé autrement. Avant d’être un condiment prisé des foyers, le bouillon cube entrait dans la catégorie de ce qu’on appelait les «potages portatifs» à visée médicale. «Dès le XVIIIe siècle, la marine — en Angleterre comme en France – cherche des produits pour lutter contre le scorbut [une maladie de carence alimentaire]. Des recherches sont faites pour mettre au point des infusions semblables à des soupes de légumes. Les pharmacies à bord des bateaux se dotent alors de préparations de légumes déshydratés afin de nourrir les malades », rappelle Pierre-Antoine Dessaux, maître de conférences spécialisé en Histoire et Cultures de l'Alimentation à l’université de Tours (France).

Au Sénégal, une devanture aux couleurs de Maggi
Photo: CC
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C’est seulement au début du XXe siècle, en 1908, que l’entrepreneur suisse Julius Maggi se met à commercialiser à grande échelle le bouillon cube tel qu’on le connaît aujourd’hui. De «potage portatif», la préparation devient une aide culinaire industrielle, portée par la marque Maggi (qui fait partie du groupe Nestlé depuis 1947). Composée de sel, d’exhausteurs de goût tels que le glutamate, d’huile et d’arômes, le «KUB» (nommé ainsi faute d’avoir obtenu l’autorisation de s’appeler «Cube») est un franc succès.

Julius Maggi (en haut à gauche) a su populariser ses produits avec des campagnes marketing efficaces
Photo: Nestlé

Adopté par un nombre grandissant de ménages, il se fraye un chemin dans le paysage de l’industrie agroalimentaire, à la faveur de grandes campagnes publicitaires qui participent à rendre iconique son logo fait de grosses lettres jaunes sur fond rouge.

Petit cube controversé

«À l’époque, les familles pensent que ces bouillons sont nourrissants. En fait, ces derniers ont juste un goût salé et sont très pauvres d’un point de vue nutritionnel», fait remarquer Pierre-Antoine Dessaux, citant le leurre de l’osmazôme, «la quintessence des aliments, popularisée par Brillat-Savarin» soit l’idée que la saveur umami (qu’on associe souvent aux sucs d’une viande) est forcément la preuve d’un apport en nutriments. Et l’universitaire, de conclure: «En réalité, les bouillons Kub n’ont jamais rassasié personne. Ce sont les pâtes avec lesquelles on le consommait, qui apaisent la faim!»

Cher pour ce qu’il est, «mais toujours moins que les produits frais», le Kub Or tisse sa toile et devient un incontournable de la cuisine ménagère. «D’autant qu’avant 1880, la plupart des gens n’avaient pas de chauffage chez eux, donc pas de moyen de cuisiner. Délayer un produit sans longuement faire chauffer de l’eau était donc plus économe», contextualise Pierre-Antoine Dessaux. Il n’en fallait pas plus pour que le produit s’inscrive dans l’alimentation populaire.

A la conquête de l'Afrique

Mais le petit cube doré ne s’arrête pas en si bon chemin. Avec l’essor des marchés coloniaux, il s’attaque à de nouvelles cultures culinaires.

Quitte à jouer du coude-à-coude avec certaines marques locales ou encore son concurrent espagnol Jumbo. Sur le continent africain, à la place désormais trustée par le Kub Or, il y a longtemps eu le «soumbala». Ce «condiment fabriqué à partir des fruits du néré, Parkia biglobosa» est préparé à partir de graines «pilées, puis fermentées et additionnées de soude végétale». Le produit ainsi obtenu «est employé pour relever la saveur des sauces qui accompagnent les céréales», explique Monique Chastanet, historienne au Centre national français de la recherche scientifique (CNRS), spécialisée en alimentation à l’Institut des mondes africains (IMAF).

Dans les travaux de la chercheuse, on lit que ce condiment est comparable à un autre, le «da-tu, fait de graines d’oseille bouillies, fermentées, pilées jusqu’à consistance de pâte qu’on laisse fermenter à son tour et dont on fait des boulettes que l’on utilise quand elles sont sèches». Ces boulettes noirâtres étaient vendues sur les marchés et pouvaient se conserver de quelques jours à plusieurs mois, selon leur degré de fermentation.

«On perd l'écriture de certaines recettes»

«En plus de relever le goût, ce condiment est très riche sur le plan nutritionnel», faisaient remarquer en 2002 les chercheurs Marie-Laure Gutierrez et Dominique Juhé-Beaulaton, dans leurs travaux. Ce qui n’est pas le cas des bouillons Kub Or, dont la concentration de glutamate monosodique dépasse largement la quantité recommandée: «Nous nous trouvons aujourd’hui face à un risque de santé publique. La surconsommation de sel est un vrai problème pour nos populations qui souffrent de plus en plus de maladies cardiovasculaires», déplore ainsi le chef camerounais Christian Abégan.

Celui qui est également l’auteur de l’ouvrage Le patrimoine culinaire africain (éd. Michel Lafon) dénonce «une forme de colonisation du goût», pointant du doigt une démocratisation du Kub Or qui semble avoir largement supplanté l’utilisation des condiments artisanaux sur le continent africain.

Dans nombre de plats traditionnels à l’instar du tieboudienne et du poulet yassa, le carré doré industriel s’est imposé dans la liste des ingrédients. «À cause de lui, on perd peu à peu l’écriture de certaines recettes de chez nous. Le bouillon cube devient une habitude chez les cuisiniers et cuisinières, qui ne prennent plus le temps de faire dorer des oignons avec des épices pour obtenir leur fond de sauce…», regrette Christian Abégan.

Vers de nouveaux cubes?

Si le bouillon cube est un incontournable des cuisines africaines, il perd en revanche du terrain en Europe, où les ventes déclinent. Depuis 2020, Nestlé a même délocalisé sa production, autrefois située en France dans l’Aisne et désormais relocalisée en République tchèque et en Pologne. Le marché recule car «la tendance est au frais, au local et aux circuits courts», explique Pierre-Alexandre Teulié, le directeur général de Nestlé en France, dans un article des Échos.

En Afrique, c’est l’inverse qui se produit: alors que les bouillons cubes étaient importés, ils sont désormais fabriqués dans une dizaine d’usines implantées sur le continent, où il s'en vendrait quelque 100 millions par jour. La chercheuse sénégalaise Salimata Wade fait remarquer que l’usage généralisé des bouillons Kub Or a pour origine la crise économique. «Avec une maigre somme, ce n’est pas facile de préparer du riz pour plus de quinze personnes avec seulement un kilo de viande ou peu de poisson. Tout est cher au marché. Des sardines qui se vendaient à 50 francs par pièce s'échangent aujourd'hui à 500 francs. Les ménagères n'ont pas souvent le choix», constatait-elle déjà il y a dix ans, dans plusieurs interviews publiées par des médias africains.

«Depuis quelques années, de jeunes chefs et cheffes d’Afrique et de la diaspora, remettent en cause l’usage du cube industriel et proposent de revenir à ces anciens condiments», abonde auprès de nous Monique Chastanet. Des tentatives de création de «nouveaux cubes» plus sains et plus locaux voient le jour ici et là, notamment au Bénin. Pour se ré-approprier des histoires culinaires nationales.

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