Sans thé!
Liqueurs et spiritueux se mettent aussi au local

La Suisse ne fait pas que du vin et de la bière: d’audacieux alchimistes se lancent les spiritueux et autres apéros traditionnellement venus d’ailleurs. Et leurs potions magiques made in ici sont plutôt réussies.
Publié: 01.07.2022 à 20:06 heures
Jennifer Segui

Proposer un pastis lausannois sans avoir l’air fada? C’est possible! Et sans se taper une honte aussi grosse que la sardine qui bouche le port de Marseille au moment de la dégustation. Petit jaune, mais aussi gin, whisky, rhum, vodka… plus besoin de traverser la manche ou de mettre cap au sud pour déguster un situ ces alcools au goût d’ailleurs d'ordinaire associés à un terroir lointain. À apprécier tels quels ou à harmoniser en cocktails, ils sont désormais imaginés et fabriqués du côté de chez nous par des épicuriens passionnés désireux de créer un produit qui allie qualité, originalité et proximité.

Et le pari est plutôt réussi! En 2021, l’Association DistiSuisse, en collaboration avec le centre de compétences de la Confédération pour la recherche agricole Agroscope, a pu compter sur un nombre record de candidats pour son bisannuel grand prix suisse des meilleurs spiritueux. Plus de 105 établissements ont présenté quelque 568 références, de la vieille prune à l’anisette en passant par le whisky. Les jurés de cette édition qui prouve l'essor de cette production, souvent artisanale, s’en souviennent probablement encore.

Des créateurs amateurs

Dans sa jolie boutique de vins de la rue du Midi à Lausanne, Sarah Pagès, toujours à l’affût d’une trouvaille, s’amuse à dénicher et à mettre en avant ces nouveaux produits qui intriguent et séduisent, avec leur bouteille au format original et à leur étiquette qui casse les codes du genre. Ancienne sommelière pour des tables étoilées, cette experte ne transige en tout cas jamais sur la qualité: il faut que le breuvage se rapporte au plumage pour que les flacons se trouvent en bonne position sur les rayons de Cépages.

Lemanic, un rhum distillé à Marie-Galante, est arrangé à Blonay
Photo: Lemanic

Rhum Lémanic conconté à Blonay, Limoncello Bouchello macéré à La Croix-sur-Lutry ou Absinthe du Léman distillés à Echallens… Côté spiritueux et apéros, nombre de ses références ont été conçues à un petit jet de bouchon seulement. Et leur particularité ne réside pas que dans leur production locale, comme l’explique Sarah: «C’est une nouvelle génération qui se lance là-dedans dans un esprit start-up, souvent des trentenaires qui ne viennent pas forcément du milieu, des passionnés qui ont un travail à côté.»

Qu’est-ce tu bois?

Une situation confirmée par Cyril Galland, co-créateur avec Tristan Brauchli de la gamme de rhums épicés Lemanic: «Je travaille dans le domaine de la transformation digitale, mon associé dans celui de la protection contre les dangers naturels. Cette activité est avant tout un plaisir, on sait que l’on n’en vit pas.»

À un rhum déjà distillé venu de Marie-Galante, les deux créateurs ajoutent donc des épices, gingembre, vanille ou cannelle, des écorces d’agrumes ou du café torréfié à Lausanne et le sucre de canne est remplacé par du miel local. Quant aux bouteilles, elles proviennent de la verrerie de Saint-Prex et leurs étiquettes sont imprimées à Neuchâtel. Une volonté de rester le plus local possible malgré l’exotique matière première qui fait aussi une différence lors de l’achat: «Quand j’explique le produit à mes clients, quand je leur fais déguster, je leur raconte la petite histoire derrière ce qu’ils sont en train de découvrir. Aujourd’hui, et d’autant plus depuis la pandémie, le côté local est un argument qui a son importance.»

Car, en 2022, on ne boit plus comme il y a 30 ans. Selon l’Office fédéral de la santé, la part des personnes buvant de l’alcool a baissé de 30% et le marché s’en ressent. Abaissement de la limite d’alcool au volant à 0,5 pour mille, augmentation des taxes… les amateurs privilégient la qualité à la quantité. Et les passionnés se lancent dans la conception de ces alcools qui ne demandent ni science de haut niveau ni grands investissements: «On est souvent dans des distillations légères ou des macérations qui sont relativement faciles à exécuter», confirme Sarah Pagès.

Un Stim et ça repart!

Proximité, authenticité… la renaissance du Stim, cet alcool appelé autrefois le Stimulant, est un parfait exemple de retour de flamme pour les apéritifs locaux qui surfent sur la vague vintage.

Né en 1850 à Morges, la mixture est alors inventée par une famille qui a l’idée de mélanger des écorces de quinquina ramenées d’un voyage au Pérou à du vin rouge. Le breuvage au goût amer et aux propriétés revigorantes fait un tabac, avant d’être lentement oublié.

C’est en 2020, presque quarante ans après l’arrêt de sa production que, porté par Carine Bosson, une spécialiste de la commercialisation du vin et par le célèbre vigneron de la Côte Raoul Cruchon, le breuvage morgien renaît: «Avec le succès de l’Apérol, on voyait bien qu’il y a avait un retour de ce genre de préparation et on était persuadés qu’il y avait moyen de faire quelque chose de meilleur au goût, de qualité et de local», raconte Carine Bosson.

À la recette originale, la nouvelle équipe apporte tout de même quelques changements notables: «Le Stimulant était fait avec du vin rouge portugais. Nous utilisons bien-sûr du vin d’ici. Du rouge, Gamay et Gamaret, mais aussi une pointe de blanc, du Chasselas, pour lui donner une plus jolie couleur à laquelle nous ajoutons l’écorce de quinquina mais aussi du romarin, du cacao, du café, de l’orange...»

Quinquina, Vermouth mais aussi la Suze qui fait un retour en force… dans la lignée du gin qui, il faut bien l’avouer, a joué le rôle de précurseur, les apéritifs amers séduisent à nouveau les palais et font les joies des pros de la mixologie.

Romain Trischt, responsable du bar du Vieux Lausanne et président de la section romande de l’association des barmen de Suisse, utilise de plus en plus ce type d’alcool dans ses délicieuses créations: «On dispose désormais d’une très large gamme d’alcools suisses de qualité, des rhums excellents, des bitters aromatiques, des vermouths. Le Quinquina revient en force mais aussi la Bénédictine et l’Absinthe bien-sûr.»

Quant aux goûts des aficionados du shaker, le bartender les voient évoluer: «Dans les années 90-2000, on était sur des cocktails très doux, très sucrés. Aujourd'hui, on recherche plus d’amertume, comme dans les différentes déclinaisons autour du Negroni, à base de gin, de vermouth et de Campari, qui ont beaucoup de succès.»

Vous êtes prévenus, les sombres héros de l’amer version locale vont faire les beaux jours de l’été dans vos verres!

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