Tradition viticole

Découvrez les meilleurs vins non filtrés de Neuchâtel

Alain Kunz

Ce verre est complètement fou! On le boit… par le pied. Et on le repose sur le calice. «C’est mission impossible, ou presque», avoue Nicolas Joss, directeur de Swiss Wine Promotion, après les essais effectués avec les autres invités à l’inauguration du Non Filtré (NF) 2023. Pourtant, le Vaudois se donne de la peine.

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La première chose renversante que l’on remarque, ce sont les étiquettes des Non Filtrés. Elles sont collées à l’envers sur les bouteilles. Les vignerons de la région et de Neuchâtel Vins et Terroir veulent ainsi montrer à quel point il est important de retourner la bouteille avant de l’ouvrir. C’est à cette condition, en effet, que les particules de levure qui reposent dans le fond de la bouteille sont mélangées au reste du vin, donnant ainsi son aspect trouble au Non Filtré. Ce n’est pas sans rappeler la bière blanche…

Le Non Filtré est une passion neuchâteloise

«L’histoire commence il y a 48 ans au Château d’Auvernier», se souvient le conseiller d’État Laurent Favre. Et de poursuivre: «Les vins troubles de Neuchâtel ont très rapidement fait parler d’eux. Y compris en Suisse alémanique. C’est la raison pour laquelle on ne les boit plus seulement fin janvier-début février, mais toute l’année.»

«Au-delà de la tradition neuchâteloise d’origine, le vin non filtré est devenu un legs culturel de toute la Suisse», ajoute Nicolas Joss. «Et un produit de haute qualité», insiste-t-il. Les vignerons se donnent de plus en plus de mal pour produire un NF de qualité, et cela n’a rien de surprenant quand on sait qu’il représente aujourd’hui 10% de la production neuchâteloise annuelle. Et si vous pensez que l’élite des caves, où les vins peuvent coûter 100 francs la bouteille, se moque du NF, vous vous trompez! Car même pour les maisons les plus en vue, comme le Domaine de Chambleau, le NF est une affaire de cœur et de passion.

Autrefois, tous les vins étaient troubles!

Il reste deux points à élucider. Premièrement, comment en est-on arrivé à vouloir produire un vin trouble? À une époque où, faut-il le préciser, personne ne parlait de vin orange ou de vin nature. Deuxièmement: quels sont les meilleurs vins NF?

La réponse à la première question nous est donnée par Henry Grosjean, le nouveau maître du Château d’Auvernier depuis janvier 2022: «Autrefois, on n’utilisait pas de filtres. Quand ils ont commencé à se répandre à travers le monde, on a rapidement oublié que les vins avaient toujours été troubles.» Si la tradition est revenue au goût du jour, c’est pour des raisons économiques: «Henri-Alexandre s’est retrouvé un jour avec une commande de vin blanc des plus urgentes. Il fallait livrer le plus vite possible. Du coup, il a fait l’impasse sur le filtrage. Et ce vin a fait l’effet d’une bombe – avant de faire des émules.» À tel point qu’une forme de compétition s’est ouverte pour savoir à qui allait revenir le mérite de sortir le premier NF de l’année sur le marché. Le Conseil d’État y a mis fin en 1995 en statuant que le NF devait arriver sur le marché le troisième mercredi de janvier.

On avait coutume de dire qu’il ne se gardait que trois mois. Henry Grosjean: «Ce n’est pas vrai! Il se garde bien plus longtemps. C’est pour cela qu’il a fini par devenir un chasselas 'comme les autres'. Sans filtrage, c’est tout. En décembre, par exemple, nous avons vendu autant de bouteilles de Non Filtré qu’en août.» On dit que le Non Filtré serait particulièrement apprécié des jeunes. «C’est vrai, confirme-t-il. Il leur plaît parce qu’ils aiment les arômes de levure.» Aujourd’hui, c’est un vin qui commence même à s’exporter. Le Château d’Auvernier, numéro un dans la région, produit jusqu’à 450'000 bouteilles par an, dont 20% de vins non filtrés.

La Maison Carrée – ou la quadrature du cercle

C’est ici que sont élaborés les vins qui comptent parmi les meilleurs en Suisse. Dans les chais, les cuves imposantes sont alignées les unes derrière les autres, investissant les moindres recoins de cette cave labyrinthique. C’est ici que reposent les précieux nectars avant la mise en bouteille. Bien sûr, on trouve également une cave de fûts de chêne. Mais la dégustation a lieu devant les grandes cuves, comme cela s’est toujours fait sur six générations depuis 1822. Et l’antique pressoir à vin de 1872 est toujours en service quand il s’agit de presser délicatement les baies de pinot noir d’Auvernier.

Qu’en est-il du contrôle de la température? «En hiver, nous ouvrons les fenêtres, explique Jean-Denis Perrochet dans un grand éclat de rire. Non, sérieusement, c’est comme cela que nous faisons pendant la saison froide. Il fait alors dans les 10 degrés ici. En été, nous fermons les ouvertures, la température monte aux alentours de 17 degrés. Nous refroidissons le contenu des fûts par échange d’eau pour arriver aux alentours de 10 degrés.»

Un prix défiant toute concurrence

Les vins de Perrochet et de son fils Alexandre, qui prendra les commandes dans les prochains mois, sont d’une pureté et d’une clarté rares. Et aussi d’une grande précision, ce qui n’étonnera personne dans le canton de Neuchâtel, berceau de l’horlogerie. Autre signe distinctif: ils sont très abordables au regard de leur qualité hors norme. Il y a encore cinq ans, deux des trois meilleurs pinots de la maison étaient vendus à 22 francs. «Que voulez-vous? C’est notre côté calviniste!», répondait Jean-Denis aux remarques sur leur politique de prix déconnectée de la réalité. Entre-temps, la réalité s’est rappelée à eux. Mais 29 et 32 francs pour ces vins, cela reste une excellente affaire.

Et quid de Jean Calvin qui a marqué cette région comme aucun autre? Celui-là même qui interdisait aux gens de rire et qui prônait une vie d’ascèse dans l’austérité? «C’est un peu à cause de lui que nous sommes gênés de demander des prix trop élevés, explique Jean-Denis Perrochet. Une augmentation ne serait-ce que de 50 centimes déclenche des discussions à n’en plus finir et nous avons mauvaise conscience…»

Le non-interventionnisme comme principe

Mais une autre question, beaucoup plus importante, se pose: pourquoi ces vins sont-ils si bons? Le domaine est certifié bio depuis onze ans. Mais ce n’est pas suffisant. Jean-Denis Perrochet livre un début d’explication: «Nous travaillons avec un maximum de non-interventionnisme.» Voilà qui est joliment dit! Concrètement: «Le raisin doit arriver dans le meilleur état possible. Pour obtenir des grains sains et à maturité physiologique, nous devons établir un équilibre dans les vignes. Ensuite, nous nous contentons d’accompagner le raisin pour le laisser se muer en vin, le plus en douceur possible. Nous évitons d’enlever quoi que ce soit, car c’est le résultat de toute intervention. Intervenir sert uniquement à corriger et à cacher les erreurs. L’œnologie est une opération de soustraction! Si nous parvenons à laisser faire la nature, le vin reste authentique. Et il exprime le terroir.»

C’est ici que Calvin arrive à ses limites. Car dans les pintes de la région, on rit beaucoup. Et on boit beaucoup de vin. Beaucoup de très bon vin.