Vous ferez régime plus tard
La Saint-Martin, le repas jurassien le plus gargantuesque de l'année

Une fête, un repas, dix plats autour du cochon: n'en dites pas plus, la Saint-Martin est un sujet qui a fait saliver Blick. Petit tour dans l’histoire du patrimoine gastronomique et social jurassien.
Publié: 11.11.2022 à 12:01 heures
Joaquim Manzoni

Ce week-end, les rues risquent d’être désertes à Porrentruy ou à Chevenez. Désolé les mauvaises langues, ce n’est pas parce que le Jura est petit. Toi qui penses cela: coidge-te, bèdget («tais-toi, bavard» en patois jurassien).

Les rues seront aussi vides que seront remplis les restaurants, auberges, hôtels, salles communales, et bien sûr, les estomacs. Et pour cause: c'est la fête de la Saint-Martin! Une occasion pour laquelle tout le monde se retrouvera autour d'un gargantuesque repas en dix services célébrant le cochon, avec de la damassine pour faire descendre le tout, une tradition suivie avec honneur et assiduité chaque année, deux semaines après la Toussaint.

Les Jurassiens, ces Lannister

Inscrite sur la liste des traditions vivantes en Suisse par l’Office fédéral de la culture, la Saint-Martin est ancrée dans l'Ajoie, région au riche terroir située dans le nord-ouest du canton du Jura. Elle vient d'une époque autrement plus agricole qu'aujourd'hui. À la fin des beaux jours, les cochons étaient bien dodus. Seuls les reproducteurs passaient l'hiver, et les autres étaient «bouchoyés» (abattus et découpés). Ne restait plus qu'à festoyer. Et aussi payer ses dettes ou son écot, presque toujours en nature, notamment en «vendant» le jambon. Tel un Lannister dans «Game of Thrones», à la Saint-Martin, le Jurassien pouvait enfin honorer ses créances!

Le boudin apporté par cette serveuse n'est que le troisième plat, on est encore dans les hors d'œuvre!
Photo: keystone-sda.ch

Les paysans fumaient, salaient ou séchaient des morceaux de viande qu'ils pouvaient ainsi conserver. Logiquement, il restait les bas morceaux. Ne comptez pas sur eux pour les jeter: ces pièces étaient évidemment cuisinées et mangées en famille, qu'on recevait pour l'occasion en guise de remerciement pour avoir donné un coup de main à bouchoyer. Les familles s’invitaient à tour de rôle pour tuer les cochons et manger de la viande, ce qui était plutôt rare et constituait autant d'occasions de tenir une grande fête dans les villages. Les plus vieilles traces écrites de cette pratique datent de la fin du Moyen-Âge et comme le Jura, région pauvre en matières premières, ne s’est jamais fait conquérir ni «coloniser» (excepté par les Bernois qui s’y essayèrent, sans grand succès), la Saint-Martin a traversé les siècles.

A Chevenez
Photo: keystone-sda.ch

D’une manière plus générale, cette célébration s’inscrit dans la lignée des fêtes «d’automne» qui font partie du patrimoine culinaire de notre pays et, même si on oublie l’origine de ces rassemblements, nous avons tous participé, ne serait-ce qu’une seule fois, à ces bacchanales. Que ce soit avec les Fêtes des vendanges ou les Trottenfesten de Suisse orientale qui marquent la fin des récoltes dans les cantons viticoles, ou encore les brisolées en Valais ou les fêtes à la châtaigne du Tessin et des Grisons. Mais revenons à nos cochons.

Qu'est-ce qu'on mange à la Saint-Martin?

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Le cochon est à l'honneur, c'est le fil rouge des festivités. Voici un exemple de menu, dans les grandes lignes:

  • Bouillon aux légumes (c’est important les légumes)
  • Gelée de ménage (un aspic à la viande)
  • Boudin à la crème et compote de pommes, salade de racines rouges et rösti
  • Bouilli de porc
  • Grillades (atriaux, rôti), accompagnés de rösti (s’il en reste)
  • Choucroute garnie avec la fameuse saucisse d’Ajoie IGP
  • Rôti, salade verte
  • Toetché (un gâteau à la crème, à la pâte levée)
  • Sorbet damassine

Oui, c'est copieux. La Saint-Martin n’en reste pas moins ancrée dans un territoire et dans un savoir-faire régional de qualité. On y retrouve deux produits phares de la région qui portent l’étiquette AOP-IGP, la saucisse d’Ajoie et la damassine. La première est une saucisse à maturation interrompue, mais à la différence de sa cousine neuchâteloise utilisée pour la torrée et embossée avec du bœuf, ici c'est du porc, haché et relevé avec du cumin.

Le toétché jurassien
Photo: j3l.ch

Une petite prune

Quant à la damassine, il s'agit d'une eau-de-vie qui se prend comme «coup du milieu», pour aider à la digestion. Elle est issue de la fermentation du damasson, une variété de prune aussi appelée prune de Damas. Importée du Proche-Orient, cette variété exotique s’est adaptée au climat et au sol calcaire de la région jurassienne pour en devenir une spécialité exclusive. Alain Farine, directeur de l'Association suisse des AOP-IGP, y relève des arômes qui «rappellent l’amande amère, l’herbe coupée et le foin, et des parfums fruités de la petite prune rouge qui donnent une longueur persistante terminant sur une note d'amertume».

Pour Alain Perret, de l’Interprofession damassine AOP et producteur de la renommée Damassine Fleury-Perret, le menu de la Saint-Martin n’est, en toute franchise, pas toujours très adapté pour découvrir toute l’ampleur de ce que peut dégager un tel produit: «L’idéal est d’en servir assez peu dans un verre tulipe (ndlr: un verre à grappa), de ne pas secouer le produit, sans quoi l’alcool se dégage du verre et 'brûle' le nez, car la première étape passe par la dégustation olfactive. Pour la deuxième phase qui se passe en bouche, on tourne la damassine dans le palais, qui joue le rôle de senteur. Ensuite, on peut l’avaler ou pas.»

C'est beaucoup, et alors?

Qu'on l'avale ou non, on sort de table en ayant beaucoup mangé. La légende - et les nutritionnistes - disent que l’on peut atteindre facilement 3000, voire 4000 calories lors du repas, si l’on compte le vin et la damassine. C'est beaucoup, et alors? Ce côté affranchi, un peu «rien à foutre», participe à la fascination exercée par la Saint-Martin qui fait un pied de nez à la double injonction parfois schizophrénique qui s’impose dans notre société qui exige que l'on soit beaux, minces et bonne santé tout en nous imposant une consommation effrénée de produits médiocres venus d'on ne sait où, mais de loin.

Dans le Jura, lors de la Saint-Martin, c'est l'inverse. On mange bien, et beaucoup, en contradiction complète avec notre temps, avec des plats simples, peu onéreux, et respectueux des producteurs et des produits. C'est ce qui fait de cette fête une vraie fête populaire où se côtoient encore toutes les couches de la société. Et si vous la loupez ce week-end, ne désespérez pas: il y a le Revira la semaine suivante. Encore un repas de cochonnaille en dix plats. Vous en reprendrez bien un peu…

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