Elles poussent comme des champignons
Les brasseries indépendantes se sont multipliées en Suisse, jusqu’à saturation?

Portées par une forte demande d’authenticité et de diversité, les microbrasseries ont poussé comme des champignons en Suisse. Mais les années qui viennent s’annoncent délicates pour un secteur désormais encombré.
Publié: 13.01.2024 à 09:58 heures
Jean-Christophe Piot

Finie l’époque où, dans les années 1970, les amateurs de bière helvétique n’avaient pour choix qu’une Cardinal ou une Blonde 25. Alors que la Suisse ne comptait que 32 brasseries en 1990, on en recensait 478 en 2014, et 1271 en 2023, au terme d’une décennie marquée par un véritable boom.

Très présentes du côté de Berne et de Zurich, les brasseries indépendantes se sont aussi multipliées dans le canton de Vaud qui en dénombre une centaine, pour une grosse trentaine dans celui de Genève. Bière de soif, Lager, IPA, Pils, blondes, brunes, noires ou ambrées, chacun peut trouver une «binch» artisanale à son goût, loin des bières de grande série produites par des géants comme le danois Carlsberg, le néerlandais Heineken ou le belge AB InBev.

La Suisse championne d’Europe

La richesse de l’offre explique en partie le succès des microbrasseries auprès de consommateurs avides de diversité et de proximité. Les nouveaux brasseurs ont aussi pu compter sur un cadre légal favorable, rappelle Marcel Kreber, directeur de l’Association suisse des brasseries, la faîtière de l’économie brassicole du pays: «Aucune formation professionnelle dans le domaine n’est obligatoire pour créer sa propre brasserie.»

Photo: KEYSTONE

S’y ajoute un effet de seuil: en Suisse, au-delà de 400 litres par an, la production n’est plus considérée comme destinée à une consommation personnelle, mais comme une activité professionnelle qui doit figurer au registre des brasseries nationales. Cette spécificité helvétique permet d'expliquer un remarquable record d’Europe: avec 146 brasseries par million d’habitants, la Suisse se classe loin devant la République tchèque (57) et les Pays-Bas (52). Un chiffre à relativiser, tempère pourtant Marcel Kreber: «Seules 50 à 60 brasseries brassent plus de 100'000 litres de bière par an.»

Certaines petites enseignes ont réussi à toucher un public international comme la Brasserie des Franches-Montagnes, dont les bouteilles s’écoulent jusqu’à New York et Tokyo. Mais l’immense majorité de ces nouveaux arrivants s’adressent à un public d’habitués et de voisins.

Qualité plutôt que quantité, une formule qui marche

Fondateur et gérant de Blackwood à Porrentruy (JU), Maël Theubet incarne à merveille le parcours souvent original de ces brasseurs arrivés dans le métier par passion. Exploitant agricole et paysagiste de formation, il fonde son entreprise en 2018 avec un associé, au retour d’un voyage en Californie. Passé le temps du système D, les deux amis s’installent dans l’ancienne étable de la ferme familiale avant de s’étendre petit à petit. Puis, la pandémie leur offre le temps de s’agrandir davantage.

En 2023, Blackwood a produit 30'000 litres dans son local de 300 m². Cette année, l'entreprise vise les 50'000 litres. Ses bières d’inspiration américaine se vendent dans les bars du Jura et en ligne. Avec deux salariés à temps plein, la brasserie cultive une forme de modestie prudente: « Cela ne sert à rien d’être trop gros ou de faire trop de bruit. Le but, ce n’est pas de croître pour croître, mais de rester simple», explique le jeune dirigeant. Pour lui, cette authenticité répond aux attentes de ses clients: «Les gens consomment moins, mais mieux.»

La brasserie BFM a fêté ses 20 ans en 2017.
Photo: KEYSTONE

Lancée en 2009, la brasserie du père Jakob met en avant sa démarche environnementale et son ancrage local, devenu sa signature. Basée à Soral (GE), la petite PME de cinq salariés se fournit auprès des agriculteurs locaux tout en produisant une partie de son malt. «Nous avons en quelque sorte créé notre propre mini-filière avec des amis paysans pour utiliser des céréales locales», explique son fondateur Stefan Jakob.

Rare en Suisse, où 90% du houblon et 99% du malt sont importés d’Europe ou d’ailleurs, la démarche traduit une fidélité aux valeurs affichées depuis toujours par la marque qui produit chaque année 130 à 140'000 litres de bières variées. «On pourrait en faire davantage, mais nous préférons maîtriser nos ventes et la qualité de nos produits, sans chercher à grandir pour grandir.» La brasserie pratique la vente directe sur site et sur les marchés, tout en s’appuyant sur un réseau de partenaires locaux fidèles : bars, restaurants, foires, etc.

Un succès menacé

Apprécié des clients, ce côté artisanal fragilise le monde très concurrentiel des microbrasseries indépendantes, confrontées à différentes difficultés. «La tendance de fond à un recul général de la consommation de boissons alcoolisées n’est qu’un risque parmi d’autres et l’âge d’or est terminé, résume Maël Theubet. Conserver sa clientèle devient difficile parce que la concurrence s'est installée avec les grands groupes qui se sont adaptés en produisant des bières imitant les produits artisanaux et parce qu’il faut parvenir à maitriser des coûts qui ont explosé avec l’inflation.

L’électricité est plus chère, le prix des cartons a grimpé de 70% et celui du verre de 10%.» Un constat que partage Stefan Jakob, d’autant que son choix de s’approvisionner localement en matières premières se ressent fortement: «Alors que le kilo de malt se négocie autour de 60 centimes au niveau européen, il coûte environ 1,80 franc sur le marché local et celui que nous produisons nous-mêmes nous revient à 2,7 ou 2,8 francs.»

Pour compenser, des parades existent. Du côté de Blackwood et de la brasserie du père Jakob, on parvient à limiter les effets de l’inflation en isolant les bâtiments, en produisant sa propre électricité solaire ou en utilisant des bouteilles de verre consignées. Maël Theubet réfléchit même très sérieusement à brasser de nuit pour profiter des tarifs heures creuses. Ce qui ne résoudrait pas tous les problèmes: «Je ne peux pas m’aligner sur les prix des géants du secteur, mais je ne peux pas non plus augmenter mes tarifs de 10% sans perdre une partie de mes clients.»

Les années qui viennent s’annoncent donc délicates pour une partie des brasseries: «Celles qui maîtrisent leur production et leur qualité seront les plus à même de relever les défis qui s’annoncent, estime Marcel Kreber, directeur de l’Association suisse des brasseries. Leur principal atout, c’est que leur taille leur permet de réagir rapidement à l’évolution des tendances et aux souhaits de leurs clients.» Chez Blackwood, on ne dit pas autre chose: d’ailleurs, on réfléchit déjà à la possibilité de se diversifier en proposant une limonade maison.

(En collaboration avec Large Network)

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la