Beaucoup d'appelés, peu d'élus
Peut-on vivre de sa carrière sportive?

En Suisse, les sportifs en devenir ont plus de soutien qu’en France. Ils ont de nombreuses aides de l’Etat et de fondations. Mais ensuite, les sponsors sont hyper sélectifs et exigeants. Se former et planifier sa reconversion post-carrière est indispensable.
Publié: 08.01.2024 à 19:57 heures
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Dernière mise à jour: 19.06.2024 à 14:06 heures
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

Devenir footballeur, coureuse cycliste, sprinteur, marathonienne… et gagner assez d’argent: pouvoir vivre de son sport est le rêve de nombreux jeunes. Mais nombreuses sont les histoires qui peuvent en décourager plus d’un, quand des athlètes se retrouvent en situation précaire à devoir faire de petits boulots à côté de leurs entraînements. Qu’en est-il vraiment?

Pas assez pour en vivre…

De manière générale, la majorité des sportifs professionnels gagnent peu d’argent de leur sport, y compris en Suisse. Ils doivent suivre une formation en même temps afin de s’assurer de trouver un travail après leur carrière sportive, qui survient tôt dans le sport, souvent entre 25 et 35 ans. 

«En Suisse, les fédérations sportives n’ont pas beaucoup d’argent. La carrière sportive est considérée comme une entreprise individuelle et risquée», résume Philippe Longchamp, sociologue et professeur à la Haute école de santé Vaud. Le chercheur mène avec son équipe une vaste enquête auprès de 1355 ex-sportifs suisses de haut niveau.

Photo: keystone-sda.ch

D’après le sondage, un quart des ex-sportifs d’élite déclare avoir pu vivre de leur sport, mais les trois-quarts déclarent que leurs revenus liés à leur activité sportive, au sommet de leur carrière et en incluant les revenus des sponsors, n’étaient pas suffisants pour en vivre. Avec toutefois de très fortes variations selon le sport pratiqué, souligne le chercheur.

Proportion qui déclare avoir pu vivre de leur sport (quelques exemples):

  • Foot 51,8%
  • Hockey 47,6
  • Cyclisme : 29,9%
  • Handball 16,0%
  • Volleyball 12,5%
  • Gymnastique 12,1%
  • Athlétisme 8.0%
  • Sports de combat/arts martiaux : 3,3%

Sur l’échantillon total, la moitié étaient aidés par leurs parents, 4,5% avaient une bourse, 6,2% avaient une activité de coach ou d’entraîneur à côté, et 54,2% avaient une activité rémunérée en dehors du sport.

«La carrière sportive est considérée comme une entreprise individuelle et risquée», selon Philippe Longchamp
Photo: DR

…mais les aides sont généreuses

Durant les années de formation, les aides publiques et privées sont cependant nombreuses en Suisse. «Pour les athlètes en devenir, il existe de nombreuses possibilités de financer leur pratique sportive», explique Florian Clivaz, co-fondateur de EP Management, manager des stars du sport suisse Mujinga Kambundji et Jolanda Neff, et de champions olympiques comme l'Indien Neeraj Chopra ou l'Italien Gianmarco Tamber. «Selon moi, en Suisse, en tant que jeune talent, on peut vraiment financer sa carrière grâce aux aides étatiques et aux fondations.»

En premier lieu, citons l’armée suisse qui aide les sportifs. Elle a même augmenté son quota de places dans l’école de recrues à 140 athlètes par année. Ces derniers, garçons et filles, peuvent faire leur école à Macolin, localité située dans le canton de Berne, en tant que sportifs d’élite. Dans ce cadre, après l’école de recrues, ils pourront faire les cours de répétition 130 jours par année comme soldat(e) de sport.

A ce titre, ils sont payés par l’assurance perte de gains (APG), leur assurance-maladie est couverte, ils sont nourris et logés et peuvent s’entraîner à Macolin ou à Tenero (Tessin). Ditaji Kambundji, la petite sœur de Mujinga, a par exemple fait son école de recrue à Macolin d’octobre 2022 à mars 2023 en tant que «soldate de sport».

Outre l’armée, dans certaines régions, les jeunes sportifs peuvent compter sur les fonds du sport cantonaux. A ce titre, «Bâle et Vaud sont plutôt généreux», note Florian Clivaz. Si les fédérations sportives apportent un soutien très variable en fonction des disciplines, une aide importante vient des mécènes tels que la Fondation de l’aide sportive suisse, basée à Berne, ou la Fondation Fritz Gerber Stiftung, basée à Zurich.

«Les sponsors recherchent les meilleurs des meilleurs», selon Florian Clivaz, ici avec Mujinga Kambundji
Photo: keystone-sda.ch

Sponsors: attentes élevées

Au-delà de la période de formation, les choses changent. Florian Clivaz souligne que c’est quitte ou double: «Ces jeunes vont devoir passer la rampe et se financer grâce à des sponsors. A l’inverse du mécénat qui n’attend rien en retour, le sponsor attend clairement une contre-prestation. Les meilleurs raflent tout, et ceux qui viennent ensuite connaîtront souvent la précarité.»

Les sponsors sont hautement sélectifs avec leur argent. Dans l’athlétisme, Nike par exemple mise le gros de son budget sur les disciplines les plus suivies, comme le 100 mètres et le marathon. Un peu moins d’argent est alloué au 400m, et encore moins au 400m haies et au saut à la perche. «Ces sponsors recherchent et ne veulent que les meilleurs des meilleurs», explique Florian Clivaz.

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«Longtemps, les reconversions d’après-carrière se faisaient souvent dans le champ du sport. Le statut d’ex-sportif d’élite suffisait à devenir entraîneur ou manager»
Philippe Longchamp, sociologue et professeur à la Haute école de santé Vaud
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Finalement, vivre de son sport en Suisse nécessite des moyens. «Si l’on vient d’un petit milieu sans moyens, on fait rarement carrière à haut niveau, observe Philippe Longchamp. Les sportifs de haut niveau sont rarement issus de milieux pauvres, ou s’ils le sont, ils viennent rarement des fractions les plus précarisées.» Même s’il reste vrai que le sport est un moyen d’ascension sociale, c’est de moins en moins le cas: «Longtemps, les reconversions d’après-carrière se faisaient souvent dans le champ du sport. Le statut d’ex-sportif d’élite suffisait à devenir entraîneur ou manager. A présent, ces postes requièrent des formations spécialisées, ce qui barre la route aux ex-sportifs issus des milieux les moins favorisés, mis en concurrence avec des surdiplômés», analyse le sociologue.

D’après l’étude de HESAV, 14% des ex-sportifs exercent une profession en lien avec le sport. Ce n’est déjà pas très élevé, mais cela pourrait l’être encore moins à l’avenir. «En somme, conclut Philippe Longchamp, la voie royale de l’individu qui réussit en venant des classes populaires puis accède à un job en lien avec son sport sera de moins en moins facile. Même si les ex-sportifs et sportives continuent à occuper des positions sociales globalement supérieures à la moyenne de la population, le sport n’est plus tout à fait l’ascenseur social qu’il était.»

Un ex-gymnaste français témoigne

En France, le récit de Yann Rayepin, ancien gymnaste originaire de la Réunion, qui au fil de 18 ans de carrière sportive, a obtenu 14 titres nationaux, un championnat du monde junior et un championnat européen (bronze). Il dévoile aujourd’hui les défis bien plus ardus qu'en Suisse, qu’il a dû affronter comme gymnaste français de haut niveau. À travers son livre «Déraciné», publié en autoédition et disponible sur son site, il partage son vécu au sein des structures sportives françaises, centralisées et étatiques. 

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«Il n’existe pas d’aide à la reconversion professionnelle des athlètes en France»
Yann Rayepin, ancien gymnaste professionnel
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Parti de chez lui avec le rêve de devenir champion et aspirant à une vie meilleure, Yann voyait dans la gymnastique compétitive une voie vers la réussite sociale. Cependant, il a rapidement déchanté. Il témoigne: «Une grande majorité des athlètes de haut niveau en France vivent sous le seuil de pauvreté, estime-t-il. 35 heures d’entraînement par semaine, mauvais traitement dans le milieu de la gymnastique, et vie de misère étaient au rendez-vous.» Yann termine sa carrière en 2013-14. Il souligne le manque crucial de soutien à la reconversion professionnelle des athlètes en France, déplorant: «Il n’existe pas d’aide à la reconversion professionnelle des athlètes en France.»

Le gymnaste dénonce le choix imposé aux sportifs entre l'entraînement et les études, soulignant que c'est souvent leur seule échappatoire à la précarité. Il révèle: «Ils m’ont carrément demandé de choisir entre l’entraînement et les études. Il faut littéralement forcer des portes, nager à contre-courant pour pouvoir faire des études.» Il critique également l'absence d'encouragement à la reconversion, déclarant: «En n’encourageant pas les reconversions, on crée une classe de précaires, qui ne savent pas quelle valeur ils ont sur le marché du travail.»

Yann Rayepin a intégré en 2002 l’équipe de France de gymnastique.
Photo: DR

Le livre de Yann Rayepin met en lumière une réalité troublante où d'anciens athlètes, même médaillés olympiques, se retrouvent à exercer des emplois précaires faute d'une reconversion réussie et d'un manque d'orientation. Yann espère, à travers son récit, sensibiliser à la nécessité d'encourager les reconversions des sportifs français pour éviter la création d'une classe de précaires souvent méconnue sur le marché du travail.

L’après-carrière se passe mieux en Suisse

En France comme en Suisse, «la gymnastique est l’un des sports où il y a peu d’argent», souligne Philippe Longchamp, contrairement à certains sports collectifs qui, comme le foot, disposent de plus de moyens. Ce qui peut aussi poser problème: «Le piège, dans le foot, est qu’il est très tentant pour un jeune d’arrêter les études et de risquer le tout pour le tout, en raison des espérances de gain à la clé, relève Florian Clivaz. Le risque est d’avoir des jeunes poussés trop rapidement en direction du sport et laissés ensuite sans filet professionnel.» Dans les sports où il y a moins de tentation de gain, les jeunes se prémunissent en se formant mieux à côté. Et la plupart des sportifs de carrière sont d’ailleurs des universitaires en Suisse.

En effet, la bonne nouvelle est que les sportifs en Suisse sont plus studieux que la moyenne. Selon l’étude de HESAV, 67% des ex-athlètes sondés ont un niveau de formation supérieur au reste de la population, contre 46% pour la population générale. Ce qui explique que l’après-carrière des sportifs en Suisse se passe relativement bien la plupart du temps. Le revenu médian des ex- sportifs de haut niveau est de 6700 francs, identique à la médiane suisse, selon l’étude de HESAV.

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