La chronique de Myret Zaki
Comment les femmes dominent la consommation de masse

Si Barbie, Taylor Swift et Beyoncé ont autant cartonné, c’est grâce aux femmes. En groupes ou en famille, elles remplissent salles et stades. Pourraient-elles favoriser une diversité culturelle hors de ces blockbusters?
Publié: 06.11.2023 à 17:14 heures
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Dernière mise à jour: 09.11.2023 à 10:03 heures

Ce que femme veut, Dieu veut? Dans le monde de la consommation culturelle, c’est un peu cela aujourd’hui. L’ultime cible de la consommation communautaire, ce sont les femmes. Et ceci, parce qu’elles la jouent collectif. Typiquement, elles ne consomment pas individuellement, mais en famille ou en groupes. Quand les mères se rendent au concert, au foot ou au cinéma, elles emmènent du monde avec elles. Leur mari, leurs enfants, leurs ados.

Etudiantes ou jeunes célibataires, c’est encore plus vrai. Elles vont voir leurs artistes préférées en groupes, s’influencent entre elles et se transmettent les modes, les goûts et les codes du moment. Cela crée un phénomène social si puissant qu’il fait des femmes le nerf de la consommation de masse. Le pouvoir d’achat collectif qu’elles fédèrent et la capacité de réseau et de communauté dont elles disposent peut entraîner de véritables engouements et viralités.

On a très bien vu ce mécanisme à l’œuvre sur l’année écoulée avec les succès hors normes du film Barbie et des tournées mondiales des chanteuses Taylor Swift et Beyoncé. Trois «princesses» à paillettes, stéréotypées et puissantes à la fois. Porteuses de messages qui parlent aux femmes d’aujourd’hui et de tous les âges. De ces artistes aux consommatrices, tout un écosystème culturel se crée, sorte de «Barbie économie», qui va bien au-delà des seuls billets de concert et de cinéma et s’étend au lifestyle et aux loisirs.

Le fait que les femmes se rendent en groupes au cinéma habillées comme Barbie et qu’elles en fassent un moment très social, a fortement contribué à l’essor sans précédent du divertissement au féminin, qui n’a jamais rapporté autant de milliards. (Image d'illustration)
Photo: keystone-sda.ch

Cela s’inscrit dans un contexte plus large où les multiples influenceuses mode et beauté sur Instagram, TikTok et YouTube, récoltent des fortunes en s’érigeant en «Barbies» conseillères en marques de vêtements et cosmétiques.

Des milliards de recettes entre films et concerts

Le fait que les femmes se rendent en groupes au cinéma habillées comme Barbie, ou au concert avec des bracelets de l’amitié pour Taylor Swift, qu’elles en fassent un moment très social, a fortement contribué à l’essor sans précédent du divertissement au féminin, qui n’a jamais rapporté autant de milliards. Le showbiz, mais aussi le foot féminin, ont été les grands gagnants de la demande tirée par les femmes et ont battu des records d’affluence et de chiffre d’affaires.

Produit et réalisé par Greta Gerwig et Margot Robbie, le blockbuster américain Barbie a rapporté 1,2 milliard de dollars, véritable succès planétaire et déferlante marketing qui a révélé les femmes en tant que haut potentiel économique. De même, les tournées de Taylor Swift et de Beyoncé ont réalisé des gains sans précédent, rapportant respectivement 1,3 milliard et un demi-milliard de dollars.

L’engouement pour les concerts a d’ailleurs de quoi étonner, au vu des prix exorbitants que coûtent les billets, qui se sont renchéris de plus de 50% sur les dix dernières années. Sur les sites de revente, on trouve des billets allant de 600 à 3000 dollars pour les prochains concerts de Taylor Swift. Mais le plus intéressant est que cela ne dissuade pas les fans aux revenus moyens. C’est un véritable choix de loisir qui se fait aux dépens d’autres choix de consommation. Les fans américains de Beyoncé ont dépensé 1800 dollars en moyenne pour aller la voir en tournée, en comptant les billets, vols locaux, hôtels et consommations, tandis que ceux de Taylor Swift ont déboursé 1500 dollars pour la même expérience, selon des estimations Pollstar et Bloomberg.

Des dépenses loin d’être à la portée du premier venu, surtout en période d’inflation. Et pourtant, ce sont des familles rassemblant plusieurs générations, et des groupes d’amis qui ont réservé plusieurs billets à la fois, et sont parfois revenus voir une seconde fois le même concert. Certains témoignent y avoir consacré leur budget vacances. En incluant les dépenses annexes, les deux tournées mondiales de ces icônes américaines ont rapporté 5,4 milliards de dollars au troisième trimestre de cette année, selon la banque Morgan Stanley. On n’avait jamais vu des événements culturels générer pareils montants. Chacun de ces trois événements ayant été un phénomène à lui tout seul, leur impact a même été visible sur le PIB américain au 3ème trimestre 2023 (+0,5%).

Apports financiers dans le monde du sport

L’autre succès féminin se passe dans le monde du sport. La dernière Coupe du monde féminine de football a généré des taux de participation record et rapporté 570 millions de dollars à la FIFA. C’est le même public, largement familial, la même consommation communautaire qui a porté cette tendance. Le succès de la Coupe du monde venait confirmer celui de la Coupe UEFA féminine de foot en 2022, qui avait déjà battu les records d’audience et de remplissage de stades. Idem pour le record de remplissage du Camp Nou, le stade de Barcelone, lors de la demi-finale de la Ligue des champions féminine entre le Barça et Wolfsburg cette année. Familles, adolescents et adultes remplissaient les gradins jusqu’au dernier.

En marge de ce phénomène, la star bernoise de la Nati, Alisha Lehmann, véritable «Barbie» du foot au vu de la transformation progressive de son look, fédère aujourd’hui 16 millions de fans sur Instagram, soit plus que les 12 millions captés par Roger Federer. Un signe de la place qu’occupent aujourd’hui sur les réseaux sociaux la beauté et l’esthétique au féminin.

Ses revenus Instagram sont nettement plus importants que ceux qu’elle génère lors de ses matchs de foot, mais résultent clairement d’une combinaison des deux talents. Cela montre le haut potentiel économique que peut générer la popularité sur Instagram alliée aux capacités sportives (ou artistiques). Ce sont les mêmes ressorts qui avaient contribué à faire de la chanteuse Ariana Grande, autre «princesse Barbie», la troisième artiste la mieux payée au monde en 2021.

Désormais, à lire le Wall Street Journal ou le LA Times, les marketeurs et les commerçants se frottent les mains devant cette manne: ils voient un potentiel économique énorme dans l’influence des stars féminines et dans la consommation féminine en mode collectif. Les événements culturels qui arrivent à toucher simultanément les mères et les filles, et attirent des groupes de copines, ont pour vecteur numéro un le bouche-à-oreille. Ils se muent en expériences complètes sous l’effet multiplicateur de ces réseaux féminins, qui ne vont pas seulement acheter des billets, mais s’offrir aussi des produits dérivés tels que vêtements et cosmétiques inspirés de leurs idoles, ainsi que des sorties et des verres pour prolonger l’expérience, à l’instar des cocktails à thèmes et costumes liés au film Barbie.

Le côté intergénérationnel et social s’illustre bien dans le cas de Taylor Swift également. Sur Spotify, elle est devenue l’artiste la plus écoutée sur une journée de toute l’histoire de la plateforme, et en 2023, son album «1989» a été le plus écouté de tous. Sa musique positive et punchy capte aussi bien les filles des classes primaires, que les adolescentes, les jeunes célibataires, les mères de famille et les couples, sa performance sur scène est grandiose, et l’accès des très jeunes aux smartphones ou à des abonnements Spotify familiaux fait le reste.

Monoculture et monopoles

Si ces nouvelles sont bonnes pour l’industrie de la musique, qui a beaucoup souffert avant l’arrivée du streaming payant, ces blockbusters montrent aussi que le succès est loin d’être une généralité. Qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Que les vainqueurs raflent tout: l’industrie culturelle est un monde de «winner takes it all», comme dit la chanson d’Abba.

Ce sont quelques énormes succès culturels (et sportifs) qui captent les milliards, tandis que les ventes de billets d’artistes émergents sur les scènes plus modestes, par exemple, ou d’événements sportifs de ligues inférieures, sont nettement moins courues. Cette situation favorise des sortes de monopoles culturels, des «Coca Cola» ou «GAFA» du secteur, sans véritable concurrence, sans place pour un microcosme de petits acteurs et pour un renouvellement des têtes d’affiche.

Et si cette puissante classe de consommatrices et de followers féminines au pouvoir d’achat transformateur, et à l’enthousiasme contagieux, viral et démultiplicateur, favorisait un rééquilibrage hors des sentiers de la grande industrie, en se faisant un peu plus sélective, plus curieuse, plus éclectique et moins conformiste, capable de s’écarter de temps à autre des grandes autoroutes de la consommation de masse?

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