Une fausse bienveillance
Ras-le-bol des entreprises qui infantilisent leurs employés

Le bonheur des salariés n’est pas l’affaire des employeurs, soutiennent les auteurs français Nicolas Bouzou et Julia de Funès. En Suisse, le consultant RH Maxime Morand partage cet avis, et fustige «l’arnaque des Happiness Managers» inventés aux États-Unis.
Publié: 17.10.2023 à 08:05 heures
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Dernière mise à jour: 17.10.2023 à 12:39 heures
Julien Crevoisier

Des baby-foots dans la salle commune, des smoothies en libre-service et des activités de «team building» qui rappelle l’école primaire, voilà le tableau que brossent l’économiste français Nicolas Bouzou et sa concitoyenne philosophe Julia de Funès dans leur ouvrage intitulé «La Comédie (In)humaine», paru en 2018. Cinq ans et une pandémie mondiale plus tard, la situation ne semble pas avoir beaucoup évolué.

Très attachés au monde de l’entreprise, les deux auteurs s’agaçaient de le voir dénaturé par de nouvelles pratiques managériales qu’ils jugent infantilisantes, voire carrément délétères. «Les séminaires avec de l’accrobranche et des Lego, c’est pas possible, s’exclamait Nicolas Bouzou à l’occasion de la promotion du livre. Si on veut faire quelque chose de sympa entre collègues, autant aller manger tous ensemble.»

Une aspiration au bonheur presque religieuse

Originaire des États-Unis, ce remaniement de l’espace professionnel, censé apporter le bien-être aux travailleurs, a progressé en Europe dans les années 2000. Contrairement aux idées reçues, cette tendance ne reflète pas forcément la «cool attitude» que les licornes et start-up de la Silicon Valley veulent afficher. Selon Maxime Morand, fondateur de Provoc-actions, un cabinet de conseils en ressources humaines et en leadership, cette obsession pour la question du bonheur trouve son origine dans la religiosité de la société américaine. «Aux États-Unis, il existe un réel besoin pour les entreprises de prétendre participer à la poursuite du bonheur. C’est un impératif bien ancré dans leur raison d’être.»

En dehors de toute considération morale ou religieuse, le mythe du bonheur au travail semble de prime abord être un instrument bien pratique à disposition des entreprises et de leurs cadres.
Photo: truGeneva / Shutterstock

C’est donc une forme de bienveillance pieuse qui dans les sociétés sécularisées d’Europe se perçoit désormais comme de l’infantilisation. Cela explique également pourquoi les firmes américaines ont été les premières à créer des postes de Chief Happiness Officer (comprenez «directeur en charge du bonheur») et autres Happiness Managers (responsables du bonheur) et que certains en profitent pour en faire un fonds de commerce: des entreprises de «consulting en bonheur des employés» ont fleuri d’abord sur le continent nord-américain, avant de faire leur apparition en Europe.

«C’est une arnaque délétère, soutient Maxime Morand, le travail n’est pas un instrument du bonheur. Il peut éventuellement contribuer à l’épanouissement personnel, mais le rôle de l’entreprise n’est pas de veiller à ce que les employés vivent de belles heures dans le cadre de leur travail.» Un constat partagé par les auteurs de la «Comédie (in)humaine», qui qualifiaient même des Happiness Managers d’«emplois fictifs.»

Le paradoxe du bien-être à l’ère des burn-outs

Même en dehors de toute considération morale ou religieuse, le mythe du bonheur au travail semble de prime abord être un instrument bien pratique à disposition des entreprises et de leurs cadres. Quoi de mieux pour un employeur que d’avoir à son service un personnel associant travail et bonheur. Pour certains, c’est une route toute tracée vers une productivité et une fidélité accrue.

Néanmoins, les gains réels en matière de bien-être et de productivité semblent se heurter à certaines limites. Le stress et l’épuisement émotionnel concernaient en 2022 près d’un travailleur sur trois en Suisse, soit un niveau jamais atteint jusqu’à aujourd’hui, selon les chiffres du Swiss Job Index. Le rapport souligne également la corrélation entre stress chronique, absentéisme et baisse de productivité. Selon l’assureur Axa, près de 26% des PME étaient concernées par les maladies psychiques, contre 21% l’année précédente. De plus, 24% faisaient part d’une progression de l’absentéisme ces cinq dernières années, contre 19% l’année précédente.

Impossible, par ailleurs, de faire l’impasse sur les phénomènes du quiet quitting (démission silencieuse), du bore-out (rupture morale liée à l’ennui au travail) et du brown-out (lié à la perte de sens du poste), qui traduisent tous un état de démotivation et de désengagement avancé vis-à-vis du travail. Force est de constater que les inventions prétendument bienveillantes envers le personnel n’ont visiblement pas fait reculer le mal-être en milieu professionnel.

Privilégier l’autonomie

«L’une des clés pour parvenir à gérer ses équipes avec autorité et bienveillance, c’est la considération.» Traiter ses employés avec respect et estime permet en effet d’entretenir un lien sain entre cadres et subordonnés, poursuit Maxime Morand: «Un exemple que je donne souvent aux entreprises qui sollicitent mes services, c’est de permettre aux subordonnés d’exercer leur métier de façon autonome, en pleine considération de leurs compétences. Lorsque je fais le point avec un employé, c’est lui qui tient les rênes de la conversation.» 

Quant à l’organisation du travail, «il faut appliquer le principe de subsidiarité». Derrière ce terme un peu sibyllin se cache en fait un modèle assez simple: «Ce que l’employé ne peut pas faire, l’équipe le prend en charge, ce que l’équipe ne peut pas faire, c’est le département qui s’en charge et ainsi de suite», résume Maxime Morand.

L’autonomisation des collaborateurs est également préconisés par les auteurs de «La comédie (In)humaine». Une partie nettement trop importante du temps de travail est aujourd’hui saisie par les réunions inutiles, à tel point que certains attendraient le week-end pour pouvoir enfin faire ce pour quoi ils ont été embauchés.

Des séances à rallonge

Non seulement les réunions grignotent copieusement le temps de travail des salariés mais, en plus, elles traduisent un certain manque de confiance des cadres et une volonté de contrôle procédurier, qui ne laisse que peu d’espace au libre-arbitre de chacun. Dans une telle situation, les employés se sentent infantilisés et se retrouvent incapables d’exécuter des tâches autrement que de manière machinale.

Pour y remédier, Maxime Morand table sur une meilleure préparation des leaders, qui manquent parfois de savoir-faire en matière de gestion. Un constat partagé par Nicolas Bouzou et Julia de Funès, qui soulignent toutefois que les salariés doivent aussi prendre leurs responsabilités et oser dénoncer les dérives de pratiques managériales faussement bénéfiques ou carrément avilissantes.

En collaboration avec Large Network

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