Le livre à ne pas rater
Le journaliste, l'allumeuse et le milliardaire, l'autre récit du pouvoir en France

Dans «Clause de conscience», le journaliste Gilles Martin-Chauffier nous plonge dans les coulisses d'un grand magazine «people» racheté par un milliardaire. Il donne même son nom: Vincent Bolloré. Celui qu'Érik Orsenna nomme «L'Ogre».
Publié: 23.06.2024 à 15:41 heures
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Dernière mise à jour: 24.06.2024 à 14:39 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Il y a des romans qui sont plus vrais que la réalité. «Clause de conscience» de Gilles Martin-Chauffier, fait partie de ceux-là. Et c’est pourquoi il faut le lire, surtout à quelques jours des élections législatives françaises des 30 juin et 7 juillet. Parce qu’il raconte la fabrique des médias, et donc celle du pouvoir. Et parce qu’il dit l’infernale lessiveuse dans laquelle les journalistes se retrouvent lorsqu’ils doivent raconter une réalité que les agents des «people», les conseillers de l’ombre et les communicants cherchent toujours à travestir.

Nous sommes en France. C’est important de le redire. Gilles Martin-Chauffier nous fait le récit d’un quotidien qui ne dira pas grand-chose aux lecteurs suisses qui ignorent les us et coutumes de l’élite littéraire, médiatique et politique de ce pays aujourd’hui en éruption, après la dissolution de l’Assemblée nationale prononcée le 9 juin par Emmanuel Macron. Tout se passe, pour faire simple, entre les rives de la Seine à Paris où est posée la rédaction du plus grand magazine Français («Scoop» dans le roman, «Paris-Match» dans la réalité, où l'auteur a longtemps travaillé), la très douce île aux Moines posée dans le Golfe du Morbihan et le Festival de Cannes.

Les tourments d'un reporter

Ne cherchez pas des repères pour gens ordinaires dans ce roman qui a pour seule mission de vous raconter les tourments d’un reporter avant tout pressé de décrocher le «graal». En France, tout changement d’actionnaire de votre média peut vous conduire à demander la «clause de conscience», avec indemnités sonnantes et trébuchantes et une indemnisation chômage pendant au moins deux ans. On comprend mieux pourquoi les journalistes, parfois, se transforment en résistants de la dernière heure.

Longtemps critique littéraire à Paris-Match, Gilles Martin-Chauffier nous livre un roman trés autobiographique.
Photo: Richard Werly
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Gilles Martin-Chauffier écrit comme un romancier populaire, dans le meilleur sens du terme. Son personnage? C’est lui. A vrai dire, je ne l’ai rencontré qu’une fois et demie. La première fois au salon du livre politique, dans les couloirs, justement, de l’Assemblée nationale. La seconde lors de la remise d’un prix littéraire, ces récompenses qui transforment la France éditoriale en foire permanente à la recherche de médailles entre deux coupes de champagne et des félicitations à foison, pour s’assurer que le jury ne vous oubliera pas la prochaine fois.

Le journaliste du roman sait que sa tête est mise à prix par le nouveau propriétaire de son journal. Il rêve au fond de rester bien au chaud dans son fauteuil de rédacteur en chef. Il aimerait tant que ce milliardaire – en l’occurrence le très catholique magnat breton Vincent Bolloré, également propriétaire de CNews et de C8, la chaîne de Cyril Hanouna – soit plus comestible qu’on ne le dit. Mais voilà: ça ne va pas le faire. Il va falloir partir.

C’est le récit de cette attente que l’auteur nous raconte. Avec tout ce qu’il faut d’anecdotes sur les tourments sexuels d’un quinquagénaire flatté par une jeune actrice aussi adorable qu’allumeuse, et dominé par une agente de stars qui monnaie ses faveurs et ses contacts sans le moindre scrupule.

Flambeau de la liberté

Tout y est. La France médiatique qui se présente comme le flambeau de la liberté mais passe son temps à faire ses comptes d’apothicaire pour savoir si la fameuse «clause de conscience» permettre de payer les fenêtres de la belle maison bretonne. La France médiatique qui se voit comme un phare culturel et artistique alors que tout n’est que combines et pressions pour faire passer dans «Scoop» (pardon, «Paris Match») , le récit lumineux de l’ascension d’acteurs et d’actrices ou chaque mot est validé par leurs communicants.

La France politique ramenée aux combines toutes plus cyniques les unes que les autres dans les coulisses du pouvoir. Tout cela serait dégoûtant sous la plume d’un autre. Mais Gilles Martin-Chauffier a l’ironie enracinée dans son clavier ou son stylo. Il écrit léger. Il évite de se prendre au sérieux. Il n’accuse pas. Il survole. Il danse sur le volcan en ayant bien conscience qu’un jour, tout cela se transformera en bûcher des vanités, comme l’écrivait Tom Wolfe.

Société de cour

On peut détester la France, sa société de cour, la posture permanente de donneur de leçon de ses commentateurs, ses intrigues à deux balles et ses obsessions que tous les pays et les journalistes connaissent: le pouvoir, le sexe, l’argent. Mais il est difficile de ne pas céder au charme de cette France-là: superbe dans son déclin, arrogante jusqu’à devenir grotesque, persuadée, en pays très catholique, que résister à la tentation n’a aucun sens puisqu’un jour, tous les péchés seront absous. Gilles Martin-Chauffier est l’archétype du feuilletoniste français.

Il ne trempe pas sa plume dans la plaie du monde, comme le disait Albert Londres. Il l’utilise pour ausculter nos états d’âme et il se plaît à décrire ses (nos) faiblesses. Pas besoin d’un psychanalyste. «Clause de conscience» est un divan plus efficace. Le journaliste perd toutes ses illusions. L’actrice allumeuse, pas encore ébranlée par #Metoo, consomme ses proies en attendant celui ou celle qui lui fera gravir les échelons de la notoriété. Et le milliardaire se tait. Il reste dans l’ombre. Il sait que, de toute façon, tous ceux-là viendront un jour ou l’autre lui manger dans la main.

A lire: «Clause de conscience» de Gilles Martin-Chauffier (Ed. Grasset)

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