Michael Peuker, journaliste RTS coincé à Shanghaï
«La Chine est prise dans son propre piège du zéro Covid»

Correspondant permanent de la RTS à Shanghaï, Michael Peuker est cloîtré avec sa famille à domicile. En ayant fait du Covid un enjeu politique plutôt que sanitaire, le régime de Xi Jinping ne peut plus reculer, estime le journaliste de la radio romande. Interview.
Publié: 15.04.2022 à 08:44 heures
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Dernière mise à jour: 15.04.2022 à 09:17 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Il est enfermé. «La fête est finie. Retour à la case prison», écrivait Michael Peuker sur Twitter mercredi soir. La prison, c’est son appartement de Shanghaï, où le Valaisan, correspondant radio de la RTS, vit avec sa femme et ses deux enfants en bas âge.

Leur vie est devenue presque impossible depuis le 1er avril: les habitants de la mégapole sont cloîtrés à domicile. Pourquoi le régime chinois poursuit-il cette politique du «zéro Covid»? Le président Xi Jinping se retrouve piégé dans sa propre intransigeance sanitaire, explique à Blick le journaliste depuis son logement devenu exigu de la plus grande ville du pays, la seule à être confinée.

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Vous n’en avez pas marre de subir ce régime draconien?
Disons que cela fait depuis deux ans et demi que nous devons composer avec cette politique sanitaire. À force, on s’y habitue. Mais cette résilience est progressive. Je me rappelle qu’à la fin 2019, lorsque quelqu’un avait voulu prendre ma température à la boulangerie, j’avais réagi avec beaucoup d'indignation. En tant qu’occidental, je vivais mal ces contrôles. Si j’avais su ce que serait la réalité deux ans et demi plus tard…

Une scène pas près de disparaître en Chine: les tests de masse sont une réalité quotidienne depuis bientôt trois ans.
Photo: DUKAS

Sur les réseaux sociaux, des vidéos dystopiques montrent des robots-chiens avec des mégaphones. C’est vraiment ce que vous expérimentez?
J’ai vu les mêmes images que vous. Il y a aussi des drones qui diffusent des messages dans les zones très touchées par le Covid. Ce n’est pas le cas de mon quartier, heureusement, mais nous ne pouvons pas vraiment sortir non plus. Depuis la mi-mars, la plupart des zones résidentielles sont fermées et il est impossible d'en sortir. Début avril, le confinement strict a commencé. À partir de ce moment-là, les gens n'étaient plus autorisés à franchir leur pas de porte. Face au mécontentement de la population, une relaxe a été accordée dans les quartiers où il n’y a pas de cas depuis 14 jours. Nous avons pu aller nous dégourdir les jambes dans le jardin ces derniers jours… Mais il y a de nouveau un cas positif depuis hier soir: nous sommes repartis pour deux semaines cloîtrés.

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Vu de Suisse, cette politique du «zéro Covid» semble impossible à justifier. Surtout avec Omicron, plus contagieux, mais surtout moins virulent…
Ce variant a tout changé. A Shanghaï, la stratégie du gouvernement a fonctionné jusqu’en fin d'année dernière. Pour les variants Alpha, Beta, Delta et même Omicron au début, la recette marchait bien: les cas étaient détectés avec une précision chirurgicale. Chaque infection était tracée, la personne malade et ses cas contacts étaient isolés. Shanghaï avait toujours pu éviter un lockdown absolu comme à Wuhan au début de la pandémie. Mais ça, c’était jusqu’à ces derniers mois...

Qu’est-ce qui a changé?
Les cas se sont multipliés, ce qui a intensifié la pression sur ce système. C’est très impressionnant à vivre: avant ce confinement généralisé, vous risquiez déjà de vous retrouver piégé à tout moment. Certaines personnes ont été bloquées dans des centres commerciaux où une personne infectée ou même un cas contact était passée.

Que se passe-t-il alors?
Les grilles se ferment soudainement. Les occupants sont retenus captifs sur place 48 heures, le temps de mener deux tests PCR successifs. Il est arrivé que des enfants encore à l’intérieur soient séparés de leurs parents qui venaient de sortir. Même chose dans les bureaux: les gens sont invités à prendre un sac à dos tous les matins avec le nécessaire pour 3-4 jours au cas où. Il faut bien comprendre que la Chine, c’est une toute autre réalité que la Suisse. Ici, si vous vous trouvez à un kilomètre d’un cas positif, vous êtes cas contact.

Et la population ne se révolte pas?
La société est très contrôlée. La surveillance est étroite et tout est très hiérarchisé: il y a les villes, les districts, les comités de quartier… Vous «répondez» à votre autorité locale, ce qui contribue à étouffer toute révolte. Cela dit, on sent clairement une tension qui est en train de monter, notamment à Shanghaï avec ce confinement. La population gronde, les incidents se multiplient et des manifestations localisées apparaissent. Les autorités de la ville sont mal prises. Elles sont de plus en plus en porte-à-faux avec Pékin.

Dans quel sens?
Depuis le début de la crise, Shanghaï a toujours géré la crise de manière plus rationnelle et scientifique. Les autorités sanitaires locales prônent une approche plus flexible, mais elles se heurtent au dogmatisme de Pékin. Elles ont tout de même publié une note en catimini mercredi pour autoriser les quarantaines à domicile, ce qui est en complète contradiction avec les volontés de Pékin qui consistent à isoler les personnes infectées, même asymptomatiques, dans des structures centralisées. Les tensions sont vives avec le gouvernement national, pour qui le «zéro Covid» est la seule politique acceptable. Mais à l'échelle du pays, Shanghaï ne pèse pas lourd: 26 millions d’habitants contre 1,4 milliard dans le pays. La fronde est contenue pour l’heure. Et dans les autres provinces, les Shanghaïens sont actuellement perçus comme des pestiférés.

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Cette politique jusqu'au-boutiste coûte pourtant très cher à l’économie chinoise…
Et comment! Certaines estimations chiffrent les conséquences du lockdown de Shanghaï à 46 milliards de dollars par mois. Le PIB va chuter. C’est une espèce de fuite en avant, mais il n’y a aucune autre stratégie possible puisque le régime joue désormais son image sur sa maîtrise de la pandémie. Peu importe s’il faut mettre toute l’économie par terre.

Pourquoi cette inflexibilité? À vous écouter, cela semble aller à l’encontre des intérêts du pays…
Le régime chinois doit absolument éviter qu'Omicron ne se répande de manière incontrôlée, parce que cela remettrait en cause tout ce qu’a dit Xi Jinping depuis le début de la crise. Le président a proclamé la victoire sur le Covid très tôt, il y a deux ans déjà. Capituler maintenant, ce serait devoir dire aux Chinois que ce n’était en fait pas vraiment gagné. Et abandonner la politique signature de Xi Jinping, gage de supériorité du modèle de gouvernance chinois sur les démocraties libérales occidentales qui n’ont pensé qu’à l’argent et n’ont pas eu l’autorité suffisante pour contenir le virus. Le régime ne s’est d’ailleurs pas privé pour braquer les projecteurs sur l’Europe et les États-Unis, et leurs millions de morts… Preuve pour Pékin de l’incompétence et du déclin de l’Occident.

Cette stratégie peut-elle encore marcher malgré Omicron?
Il y a beaucoup d’incertitudes, le gouvernement navigue à vue. Les personnes âgées sont peu ou insuffisamment vaccinées, une propagation à large échelle du Covid aurait des conséquences désastreuses, en termes sanitaires comme d’image. Il est possible que la détermination de la Chine puisse enrayer la vague, mais à quel prix?

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Cela peut-il menacer le gouvernement, à terme?
Économiquement, les répercussions vont être compliquées à gérer. Socialement, il faut être prudent. Très prudent. C’est vrai qu’actuellement le mécontentement grandit. Mais j’ai vu de l’intérieur ces dernières années la résilience spectaculaire du parti. Lorsque le Covid a éclaté, à Wuhan, c’était très violent. Le mécontentement de la population était extrêmement fort début 2020. C’est sans doute le moment où Xi Jinping a été le plus fragilisé. Je dirais même qu'il a failli trébucher. Le gouvernement ne savait plus quoi faire, et ce premier confinement était un immense coup de poker.

Un pari gagnant, puisque le régime communiste est encore en place...
Beaucoup d’observateurs et d’analystes n’en étaient pas convaincus. Ils qualifiaient Wuhan de «Tchernobyl du régime chinois», parce qu’on pensait que le virus allait mettre à terre Xi Jinping comme l’incident nucléaire de 1986 avait sonné le glas de l’URSS. Et le lockdown n’a pas immédiatement empêché les contaminations et les morts à Wuhan. C’est seulement avec l’isolement des malades que les chaînes de contamination ont pu être stoppées… Le monde entier a vu les images de ces hôpitaux géants construits en trois jours. Tracer, tester, isoler: c’est là que la formule magique est née. La méthode a été gagnante et est restée ancrée dans l’esprit de Xi Jinping comme une clé de sa victoire. Il s’y accroche à tout prix parce que c’est LA solution à ses yeux.

Mais la Chine n’a, finalement, pas réussi à vaincre définitivement le virus.
C’est pire: en deux ans, les dirigeants chinois n’ont rien fait à part calfeutrer leur peuple et fermer les frontières. Et il y a eu des occasions manquées, notamment avec les vaccins à ARN messager. Ces produits n’ont pas été homologués à cause de la politique de nationalisme vaccinal. On a même averti la population des dangers de ces vaccins. Mais parallèlement, les vaccins chinois basés sur des technologies traditionnelles se sont révélés d'une efficacité moindre. La Chine bosse maintenant sans relâche pour développer ses propres vaccins à ARN messager. Certains sont en phase d’essai, mais les résultats ne sont visiblement pas encore là. La connaissance du virus a énormément progressé ailleurs dans le monde, mais la Chine s’est coincée elle-même, elle s’est tendue un piège. Comment voulez-vous que les autorités expliquent que la sortie de crise passe par l’importation de ces vaccins étrangers qu’elles ont dans un premier temps diabolisés? Raison pour laquelle elles tentent de développer le leur. Or, le temps presse...

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Jusqu’où cette fuite en avant peut-elle continuer?
C’est la question que l’on se pose tous! La stabilité sociale et économique est en jeu. Mais tout tient au calendrier politique. Le moment de vérité devrait arriver cet automne. Le 20e congrès du Parti communiste chinois réunira entre 2000 et 3000 délégués à Pékin. Ce grand raout du parti a lieu tous les cinq ans et définit la composition de la direction du parti, et donc du pays. À cette occasion, Xi Jinping doit être reconduit dans ses fonctions pour un troisième mandat historique: ce serait du jamais-vu depuis Mao Tsé-toung (ndlr: au pouvoir entre 1949 et 1976). Depuis la mort du fondateur de la République populaire de Chine, le pouvoir avait été distribué de manière plus collégiale pour éviter un retour aux errements maoïstes avec un dictateur fou.

Et personne ne dit rien, cette fois?
Xi Jinping a détricoté tous les garde-fous. Il a changé la Constitution en 2018 pour pouvoir mettre en œuvre son plan d’être reconduit à vie. Mais la disparition de la limitation des mandats ne devrait pas faire plaisir à tout le monde: il n’y a qu’un Parti communiste, mais celui-ci a plusieurs franges. Les courants les plus libéraux ne sont pas satisfaits. Xi Jinping s’est fait beaucoup d’ennemis. Cela dit, il s’est protégé par une concentration sans précédent du pouvoir. Il a aussi mis les bonnes personnes aux bons endroits, suffisamment pour museler l'opposition. Mais Omicron pourrait potentiellement créer de l’instabilité et venir brasser les cartes.

Ce contexte sanitaire doit singulièrement compliquer votre vie de journaliste…
J’arrive à travailler à distance, par téléphone ou via les réseaux sociaux. Mais c’est sûr qu’être privé de terrain n’est pas idéal, encore moins pour un correspondant. Cela dit, travailler comme journaliste en Chine est déjà compliqué en temps normal. Les responsables du parti trouvent toujours des excuses pour te suivre ou t’entraver. La pandémie leur offre un prétexte sur un plateau.

Dans ces conditions, a-t-on encore envie de vivre là-bas?
C’est sûr que le Covid ne nous a pas gâtés. Je ne suis plus revenu en Suisse depuis octobre 2019. Mais il est fondamental que la presse y soit. La Chine est encore parfois perçue de manière très exotique par l’Occident alors que c’est un pays qu’il faut plus que jamais tenir à l'œil et tenter de comprendre le plus possible, notamment au niveau politique. Son poids, sa puissance et ses ambitions représentent sans doute le plus grand défi auquel l’Occident n’a jamais été confronté.

Pourquoi?
Vladimir Poutine a pris tout le monde de court avec son passage à l’acte en Ukraine. La Chine est, elle aussi, une puissance révisionniste. Elle ne peut pas être aussi cavalière que la Russie et son approche est différente, mais ses intentions et ambitions sont là. Il est capital d’essayer de comprendre au mieux ce pays et de le raconter de l’intérieur. On perd le feeling si on raconte la Chine depuis ailleurs. Ce n’est pas pareil.

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