Voler, c'est polluer
Sur les jets privés, la France pose les bonnes questions

La régulation des vols privés doit-elle être encouragée, au niveau européen, pour lutter contre le réchauffement climatique? Posée par le ministre français des Transports, la question a vite été évacuée. Elle a pourtant du sens.
Publié: 24.08.2022 à 15:52 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

La cible est facile. Elle peut aussi, dans un pays de plus en plus facturé politiquement mais toujours passionné d’égalité, payer sur le plan médiatique. Clément Beaune, 41 ans, le nouveau ministre français délégué aux Transports, connaît par cœur les lois du «buzz» qu’il a expérimenté avec succès lors de son passage en charge des Affaires européennes.

Pas étonnant donc de le voir se positionner sur un sujet assuré de déclencher une belle controverse au-delà des frontières françaises: la possible régulation des vols privés en jets, pour lutter contre le réchauffement climatique dont la sécheresse estivale prouve l’ampleur et les dangers pour notre environnement. Milliardaires, stars et autres sheikhs avides de déplacements à 10'000 mètres d’altitude, ce haut fonctionnaire passé (rapidement) par la direction d’Aéroports de Paris veut vous priver de vos jouets aériens favoris. Même s’il vous restera, pour voyager d’une métropole à l’autre, ou de votre bureau à la plage, la première classe des vols commerciaux…

«Une erreur de stigmatiser et de tuer l’aérien»

Reprenons les propos de l’intéressé, de suite recadré par son ministre de tutelle, mais fort de sa proximité avec Emmanuel Macron dont il fut pendant des années le conseiller spécial Europe. Dans un entretien au «Figaro», Clément Beaune a d’abord pris ses précautions: «Ça serait une erreur de stigmatiser et de tuer l’aérien […] le vol à 15 euros en Europe a été perçu comme un outil de liberté […]. Je le dis en ayant été sûrement un peu inconscient, car le modèle low cost est arrivé à bout de souffle pour des questions écologiques et sociales.»

Le ministre Français délégué aux transports Clément Beaune a sonné la charge. « Quand chaque Français fait des efforts dans son quotidien, ceux qui peuvent le plus et polluent le plus doivent aussi agir ».Sa proposition de réguler les vols privés a toutefois rapidement été constestée au sein du gouvernement.
Photo: DUKAS

Puis vient la question des jets privés, manne industrielle pour l’avionneur français Dassault avec sa gamme de Falcons. C’est d’ailleurs un Falcon 900EX EASy II, autrefois propriété du Prince de Monaco, qui transporte les conseillers fédéraux sur des distances pouvant aller jusqu’à 8000 kilomètres.

«Ces vols deviennent le symbole d’un effort à deux vitesses»

Or, que dit Clément Beaune à propos de ces jets dont il ne conteste pas l’utilité, lui qui a passé ces dernières années à sillonner les capitales européennes dans les airs? «Il existe des motifs d’urgence, des impératifs économiques, mais ça ne peut pas être un mode de déplacement individuel de confort, alors que la mobilisation générale nécessite que tout le monde fasse des efforts […]. Ces vols deviennent le symbole d’un effort à deux vitesses.» On est loin de la demande d’interdiction pure et simple formulée par les écologistes français: «Un jet pollue dix fois plus qu'un avion commercial. Il est donc temps de les bannir, parce qu’ils nous empoisonnent littéralement», s’est emporté leur leader Julien Bayou, désormais député de Paris. Comme Clément Beaune, pour qui voler en jet est souvent «un déplacement caprice».

Deux calculs s’imposent pour aborder ce sujet à la fois croustillant, médiatique et environnemental, attisé par une statistique brandie par des organisations de défense du climat: 1% des passagers seraient à l’origine de 50% des émissions mondiales de l’aviation. Avec, comme vedettes de ce 1%, des acteurs tels que celui de «Top Gun» Tom Cruise, John Travolta (qui est pilote), ou Jackie Chan. Ou encore des oligarques comme Roman Abramovitch ou Andrei Skoch, dont le jet Airbus a été saisi à Luxembourg dans le cadre des sanctions européennes. Ou enfin des milliardaires comme le Français Bernard Arnault (qui possède un jet Bombardier et non un Falcon) ou les américains Elon Musk ou Jeff Bezos, qui possède deux Gulfstream.

Empreinte carbone contre argument fiscal

Le premier calcul est celui de l’empreinte carbone de ces jets. Le fait est que ceux-ci, très courtisés par l’aéroport de Genève où s’est tenu en juin le salon Ebace de l’aviation d’affaires, polluent proportionnellement dix fois plus qu’un appareil commercial. «Les avions privés émettent chaque année plus de 33 millions de tonnes de gaz à effet de serre, soit plus que le Danemark… Ils sont cinq à quatorze fois plus polluants que les avions commerciaux par passager, et 50 fois plus polluants que les trains», a même calculé le spécialiste environnement du Guardian, Oliver Milman.

Mais attention, car si ce type d’estimation devient la règle, tout devra être revu et corrigé, à commencer par la construction et l’utilisation des yachts, mais aussi des voitures de luxe et des grosses cylindrées. Bref, la sobriété laminera tout excès polluant de ce côté-ci de la planète, sans possibilité de contrôler ce qui se passe sous d’autres latitudes, bien moins contraignantes, notamment là où les hydrocarbures abondent dans le sous-sol.

Imposer des taxes sévères

Le deuxième calcul est tarifaire. Et là, l’argument de Clément Beaune mérite un sérieux examen. Pourquoi ne pas taxer davantage les moyens de transport les plus polluants, en profitant du fait que les propriétaires de ces derniers ont de toute façon besoin d’atterrir sur les aéroports européens, et d’accoster dans les marinas du continent (pour les Yachts)? «Si X est prêt à payer 1000€ pour émettre une tonne de CO2 alors que l’Etat peut réduire ses émissions à un coût de 50€/tCO2, il vaut mieux profiter des 1000€ pour financer la réduction de 20 tonnes de CO2 que d’exiger que X n’émette pas cette tonne de CO2», a asséné justement sur Twitter l’économiste Christian Gollier, collègue du Prix Nobel Jean Tirole à l’université de Toulouse.

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«Si une interdiction totale est trop difficile à accepter, l’imposition de taxes sévères sur les vols en jet privé pourrait au moins contribuer à compenser les dégâts et à financer la création du type d’infrastructures publiques dont nous aurons besoin pour résister à la crise climatique. Si le Congrès américain se sent trop lâche, il peut au moins adopter des mesures pour empêcher les milliardaires d’utiliser leurs jets pour des déductions fiscales», plaidait récemment l’activiste Akin Olla dans les colonnes du Guardian, à la suite du vol estival de 17 minutes de l’influenceuse américaine Kylie Jenner, devenue la bête noire des écologistes outre-atlantique.

Clément Beaune a posé une bonne question, dont l’Union européenne et ses partenaires, comme la Suisse, devrait se saisir. «Il ne s’agit pas d’interdire les vols en jet privés, car l’aviation d’affaire est une activité économique importante en France», mais plutôt de «définir des règles au niveau communautaire», a ensuite précisé son entourage. La liberté totale concédée aux jets privés mérite une réflexion. Et, pour cela, il faudra bien plus que 17 minutes.

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