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Promenade dans les parages du vide

Nicolas Capt, avocat en droit des médias à l’humour piquant, décortique deux fois par mois un post juridique pour nous. Dans sa quatrième chronique, il évoque le droit d'auteur sur une thématique très pointue: l'art. Plus précisément, les concepts artistiques... vides.
Publié: 12.07.2021 à 13:30 heures
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Dernière mise à jour: 12.07.2021 à 13:38 heures
Nicolas Capt
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INVISIBILITÉ, subst. fém.

A. Caractère, état de celui ou de ce qui est invisible.

1. Invisibilité de l'air. Infinité de Dieu, invisibilité éternelle de Dieu, immanence de Dieu dans toutes les créatures (P. LEROUX, Humanité, t. 2, 1840, p. 853): ...après avoir construit un Dieu, sur le modèle de l'homme, et l'avoir seulement doué d'invisibilité et d'impondérabilité, nos pères ont trouvé cela si commode qu'ils ont ensuite imaginé un Dieu personnel, l'âme...

2. L'emplacement profond des organes, leur invisibilité, la variabilité infinie de leur jeu (...) tels sont (...) les obstacles qui se dressent contre l'orthophonie (WICART, Orateur, t. 1, 1936, p. 270).

B. Fait pour une personne de se dérober aux regards et de refuser de se manifester. L'Empereur avait quitté la salle, rendu pour de bon, cette fois, à cette invisibilité qui faisait partie du prestige de monarques orientaux (THARAUD, Passant Éthiopie, 1936, p. 125). Ce qui m'y attendait, c'était Clodius, vivant ou mort; (...) qu'il fût à ce point demeuré invisible, on pouvait en conclure qu'il établissait ses vengeances; car l'invisibilité d'un tel homme dénote toujours des desseins (BOSCO, Mas Théot., 1945, p. 103).
(Source: TLFi: Trésor de la langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF - CNRS & Université de Lorraine)

Pour le grand public des années 60, la question de l’invisibilité se résumait essentiellement à la Caméra invisible. Dans cette émission de télévision d’alors, un moustachu jadis célèbre, un certain Jacques Legras, consciencieusement oublié depuis, se faisait fort de capturer sur la pellicule des anonymes, piégés dans des situations quotidiennes saupoudrées d’ubuesque. D’aucuns considèrent la Caméra invisible comme le précurseur, déjà irrévérencieux quoique moins abouti, de Suprise sur prise!, une émission canadienne ayant traversé tout à la fois l’Atlantique nord et les exigences contradictoires de l’humour franchouillard, en s’ingéniant à piéger, tantôt grossièrement tantôt avec finesse, les célébrités françaises du moment. Un programme de divertissement, comme l’on disait alors, mené à la baguette par l’inénarrable Marcel Belliveau (également moustachu comme son prédécesseur, mais dont le patronyme n’a en revanche pas encore été englouti pas les vagues du temps), aussi québécois qu’il était malicieux, à supposer que les deux termes ne soient pas de parfaits synonymes, ce dont il est sérieusement permis de douter.

Le vieux rêve des képis

L’invisibilité, c’était (et cela demeure) évidemment aussi le vieux rêve des képis, cristallisé dans l’imaginaire collectif par la presque invisibilité radar des avions furtifs B-2 Spirit, ces aéronefs à la triangularité élégante et mystérieuse, sorte de déclinaison réaliste de la peinture invisible imaginée par les scénaristes de Disney dans l’épisode «Donald se camoufle» (1942).

Une invisibilité qui met à exécution, certes imparfaitement, le fantasme aussi vieux que l’Homme de voir sans être vu, et plus largement de surprendre l’ennemi, dans le prolongement ambitieux de la fameuse Ghost Army, du nom de cette division secrète de l’armée américaine, composée pour l’essentiel d’artistes et d’ingénieurs du son recrutés au sein de prestigieuses écoles d’art à New York et Philadelphie, et qui s’était vu confier, durant la Seconde Guerre mondiale, la tâche de prestidigitation consistant à faire accroire à l’ennemi nazi la présence d’une troupe plus nombreuse qu’elle n’était, au moyen d’artifices à peine croyables (tanks gonflables, haut-parleurs géants et autres scenarii baroques).

L’invisibilité, c’était aussi, au tournant de notre siècle et dans la culture populaire, la cape d’invisibilité de Harry Potter qui lui permettait de déambuler dans le romanesque carton pâte de l’école de sorcellerie Poudlard, entre deux saupoudrages en feu vif de poudre de cheminette, laquelle permet, faut-il le rappeler, de voyager sans titre de transport dans le réseau des cheminées magiques.

C’est enfin, plus récemment et, dit-on, plus sérieusement, des travaux scientifiques qui, s’ils ne concrétisent pas (encore) une forme totale d’invisibilité, permettent désormais de percevoir des avancées substantielles, sinon spectaculaires, en la matière. Ainsi, courant 2019, une entreprise canadienne a-t-elle dévoilé un matériau révolutionnaire capable de rendre invisible toute personne ou objet qui se trouverait derrière.

Voilà pour le (dé)tour d’horizon subjectif de la matière, si l’on peut dire. Mais venons-en sans plus tarder aux faits qui font l’objet de cette chronique.

Le vide a-t-il un poids?

En date du 18 mai 2021, un plasticien italien est parvenu, par la grâce du ciel — sans doute efficacement assisté par l’insondable bêtise des hommes, à vendre aux enchères, pour la coquette somme de 14'820 euros, une œuvre intitulée «Io sono» («Je suis»). La particularité de l’œuvre, précisément, c’est qu’elle n’est précisément pas puisque qu’elle s’avère… inexistante. Certains optimistes, dont j’aimerais être, plaident l’invisibilité. En vérité, force est de constater qu’elle n’existe tout simplement pas (ou alors sous la seule forme de l’imagination) et qu’elle trouve son unique démarcation physique dans des papiers collants placés au sol, lesquels délimitent une forme de carré.

Pour faire bonne mesure, l’artiste se paye même le luxe de poser des exigences strictes quant à l’exposition de son petit rien: «au centre d'une pièce vide dans une maison indépendante et doit être délimitée par un bandeau collé sur le sol». Enfin, le tout était naturellement accompagné par un narratif pompier et grandiloquent: «le vide n’est rien d’autre qu’un espace rempli d’énergies et même si nous le vidons, selon le principe de l’incertitude de Heisenberg, le vide a un poids».

Moi qui n’ai rigoureusement pas ouvert un manuel de physique depuis l’invention de la console portable Game Boy, j’ai voulu en avoir le cœur net. Je suis donc allé faire ce que chaque ignare contrarié ferait en pareilles circonstances: jeter un coup d’œil inquiet mais volontaire à la page Wikipedia consacrée à ce fameux principe dit de l’incertitude.

Alors voilà...
Photo: Wikipedia

J’ai alors vécu ce que tout jeune quadragénaire digne de ce nom ressentirait à cette occasion: l’étrange sentiment de passer de l’autre côté du miroir d’une réclame pour poudre chocolatée des années 80. Oui, celle où figurait, fier comme Artaban, un jeune homme d’allure et de dentition germaniques portant col roulé moutarde, directement échappé d’un épisode de l’Inspecteur Derrick et qui faisait mine d’avoir rédigé une — incompréhensible — suite d’équations sur un tableau noir sans âge.

La banane et l'artiste affamé

Bref, tout comme vous, je n’ai pas compris un traître mot à cette théorie, même dans sa forme wikipédienne vulgarisée à outrance. Alors, de deux choses l’une: soit l’artiste de la Botte est physicien dans le civil, soit l’explication est aussi sujette à caution que l’œuvre elle-même. Et comme il semble que l’on ne trouve pas trace de lui dans les cercles de physiciens…

Jusqu’ici, me direz-vous, tout semble tenir de la fumisterie, prospérant sur le terreau toujours bien fertile de la sottise des Hommes.

A la vérité, pas grand chose ne distingue cette proposition artistique d’autres happening du même acabit. On peut penser à la banane qui avait été scotchée au mur par un autre artiste, lui aussi italien (Maurizio Cattelan), à Art Basel Miami, puis vendue 120'000 euros à un collectionneur peut-être en hypoglycémie, avant d’être spontanément dévorée, dans un geste de gloutonnerie spontanée présenté lui aussi comme artistique, par un individu déclinant son identité comme suit: «The Hungry Artist». La boucle bouclée, la banane dévorée, l’idiotie digérée.

Voler le concept de l'œuvre inexistante?

Mais ici, dans notre cas, un seuil a sans nul doute été franchi avec l’intervention impromptue d’un certain Max Miller. Selon la presse américaine, reprise par la presse française, reprise par votre serviteur, l’artiste américain en question envisagerait des poursuites à l’encontre de Salvatore Garau (le Monsieur de l’œuvre invisible), jugeant que ce dernier lui aurait volé le concept d’œuvre inexistante.

A la chaine WCJB il déclare peu ou prou ce qui suit: «Quand j'ai vu cela, j'ai pensé «c'est exactement mon idée», les idées sont importantes dans le monde et la reconnaissance de ces idées est importante. Je voulais simplement que cette attribution soit faite». A l’en croire, il aurait rendu public son concept en 2016 lors de l’exposition de l’une de ses œuvres (il en a visiblement commises un certain nombre) intitulée «Nothing» («Rien»). S’en serait alors ensuivi un échange de lettres entre les deux artistes du vide, vain dès lors que Salvatore Garau aurait refusé de créditer son collègue, puis l’intervention d’un avocat. La mise en abîme du rien, comme jamais auparavant.

Dans ces parages du vide, la question de la possibilité d’un plagiat est sans doute la seule question intéressante. Peut-on revendiquer la protection d’une idée, et dans le cas d’espèce, d’un concept pour le moins minimaliste — soit une œuvre qui n’existe pas?

Un cas d'école: le Pont-Neuf emballé en 1985

A cet égard, un précédent, bien réel celui-ci, me vient à l’esprit: les extraordinaires empaquetages d’édifices urbains réalisés par Christo et Jeanne-Claude, pendant des décennies et tout autour du globe. Chacun conserve, dans un coin de sa tête, la mémoire du mythique Pont-Neuf, emballé en 1985 par le couple de légende.

S’était alors posé la question, en relation avec des cartes postales non autorisées, de savoir si cet emballement constituait une œuvre. Pas de doute, disait alors le juge, «l’idée de mettre en relief la pureté des lignes du Pont-neuf et de ses lampadaires au moyen d’une toile soyeuse tissée en polyamide, couleur de pierre de l’Ile-de-France, ornée de cordage en propylène de façon que soit mise en évidence, spécialement vu de loin, de jour comme de nuit, le relief lié à la pureté des lignes de ce pont constitue une œuvre originale susceptible de bénéficier à ce titre de la protection légale».

En clair, on ne pouvait librement commercialiser des cartes postales de ce Pont-Neuf drapé sans commettre une contrefaçon.

Je souscris en tous points à cette analyse juridique, qui trouve, de plus, une justification extra-juridique dans le fait que Christo et Jeanne-Claude étaient connus pour ne jamais accepter de financement tiers pour leurs œuvres monumentales et se refusaient au demeurant à vendre les œuvres éphémères une fois les performances terminées. Pour se permettre l’élégance absolue de l’auto-financement, le couple s’échinait à obtenir des fonds en vendant uniquement le matériel d’étude préalable de leurs folies, allant de maquettes élaborées à de simple croquis en passant par d’astucieux collages.

L'expression concrète des idées uniquement est protégée

Mais l’histoire n’est pas terminée: courroucé par une campagne de publicité reprenant le concept de ses empaquetages (il s’agissait notamment d’arbres et d’autres ouvrages drapés à leur façon sans pour autant proposer une représentation de leurs œuvres véritables), le couple porta l’affaire en justice. Cette fois-ci, hélas, sans succès. Le juge avait en effet estimé qu’«un artiste, qui ne saurait prétendre détenir un monopole d’exploitation de ce genre d’emballage, ne peut, au motif qu’il a conçu un projet d’emballage des arbres d’une avenue célèbre, prétendre à l’accaparement de l’enveloppement de tous les arbres, spécialement de tous ceux qui ont une frondaison en boule et sont alignés dans un jardin public ou un square, non plus de l’enveloppement de tous les ponts-voûtes qui présentent quelque ressemblance avec le Pont Neuf à Paris (…)»

En clair, l’empaquetage concret du Pont-Neuf est une œuvre protégée mais, en revanche, la simple idée d’habiller de tissu un pont ou un autre ouvrage ne l’est pas. Cette conception qui peut paraître étonnante n’est en réalité que l’application d’un principe cardinal du droit d’auteur, également en droit suisse: ce ne sont pas les idées en tant que telles qui sont sujettes à protection mais bien leur expression concrète.

Pour revenir à nos petits riens, il ne fait selon moi que peu de doute que l’idée même du néant devrait, du point du droit d’auteur à tout le moins, être englouti par le trou noir implacables des protections refusées. Du vent!

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