Chronique de Myret Zaki
Vivons-nous dans une prison culturelle?

L’Occident se ferme au reste du monde. Il cède aux clichés et à l’ethnocentrisme. Alors que deux journalistes aux origines turque et arménienne nous invitent à un autre regard dans leurs derniers livres, un besoin urgent de «ponts» se fait sentir.
Publié: 11.04.2023 à 13:15 heures
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Dernière mise à jour: 12.04.2023 à 11:10 heures
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

Aujourd’hui, nous sommes, en Occident, coupés de nombreuses cultures du reste du monde, qui montent en puissance. Rompre avec les autres cultures et points de vue nous nuit. Comparé à ce que l’on reçoit en masse de l’industrie culturelle américaine, les musiques du monde et autres films étrangers ne représentent quasi rien, et l’on y choisit souvent les productions qui véhiculent des messages de résistance aux pouvoirs – honnis – en place, en affinité avec les valeurs que nos festivals et groupes d’intérêt veulent pousser.

Imaginer présenter positivement les cultures chinoise, turque ou arabe est devenu très improbable. Leurs évocations portent sur des aspects négatifs qui n’inspirent que rejet. La culture indienne, certes, est un peu mieux reconnue à sa juste valeur; mais surtout quand Cartier y déploie sa nouvelle campagne de marketing pour conquérir ce pays avec sa joaillerie et ses montres, faute de pouvoir se projeter à long terme en Chine.

Dans le fond, à une époque où les ménages occidentaux n’ont jamais autant voyagé, les autres cultures et traditions nous échappent plus que jamais, laissant place à une vision hollywoodienne et caricaturale de ces pays, de leurs «méchants dictateurs» ou de leurs signes de sous-développement. On entend parler d’eux à l’occasion de violations de droits de l’homme, de guerres, de tremblements de terre, ou de flux d’immigrés. Pour le reste, c’est le noir complet ou presque. Tout cela est loin d’être anodin: cela crée chez nous des erreurs d’appréciation considérables, clairement nuisibles à la position occidentale dans le monde.

Vision «hollywoodienne» à dépasser

La géopolitique est évidemment passée par là, avec son matraquage de narratifs tendancieux. L’image des pays «ennemis» ou avec lesquels nous sommes en froid doit être en tout temps réduite à la négativité. Et ça commence à faire beaucoup de monde. On sait à quel point la Chine, l’Iran, la Turquie ou la Hongrie se résument à Xi, Khamenei, Erdogan et Orban. La Russie se résume à Poutine, et ce déjà bien avant sa guerre en Ukraine. Maduro, au Venezuela, profite d’une pause depuis qu’il approvisionne le marché mondial en pétrole et gaz pour compenser le manque créé par la Russie. En gros, nos ennemis culturels sont ceux de l’Otan et du Département d’Etat américain. Notre connaissance de nombreux pays s’avère exclusivement calquée sur la géopolitique et sur les guerres culturelles et informationnelles livrées par nos Etats à ces pays.

Il était particulièrement intéressant de suivre la couverture du monde arabe depuis le 11 septembre 2001: au fil des guerres américaines incessantes au Moyen-Orient (Irak, Afghanistan, Libye, Syrie…) et des attentats sur sol européen, notre connaissance du monde arabo-musulman est devenue négative, misérable et étriquée, au point que l’on sait à peine ce qui s’y passe. Entretemps, les monarchies du Golfe deviennent un hub financier et économique majeur, ce qui en fait l’une des grandes puissances de notre ère. Les cartes sont en train d’être rebattues. Les 8 plus grandes économies, ces 50 prochaines années, seront la Chine (numéro 1), suivie de l’Inde, les USA en troisième, puis l’Indonésie, le Pakistan, le Nigéria, l’Egypte et le Brésil, d’après Goldman Sachs. Les pays d’Europe seront relégués en bas du classement.

Ce qui manque aussi, c’est notre intérêt pour ce que pensent ces régions, très peuplées et en plein essor. Qu’en est-il du point de vue chinois? Du point de vue indien? Du point de vue arabe et africain? Du point de vue latino-américain? Ils sont quasiment absents de notre scène intellectuelle et culturelle. Qui a dit que l’on pouvait se permettre de les ignorer? Pourquoi manquons-nous si cruellement de relais dans ces régions du monde qui comptent de plus en plus?

J’ai voulu poser la question à deux éminentes journalistes romandes, qui ont chacune écrit récemment un livre évoquant leurs origines et apportant un autre regard. Zeynep Ersan Berdoz, ancienne rédactrice en chef du magazine «Bon à Savoir» et directrice Stratégie et Développements du quotidien «Le Temps», est d’origine turque. Elle signe un ouvrage intitulé «Turquie, un pont entre deux mondes». Mélanie Croubalian, journaliste à la RTS, productrice-animatrice de l’émission Le Grand Soir, est d’origine arménienne. Elle signe un roman intitulé «Azad», qui évoque ses racines. J’ai voulu savoir comment elles vivaient la manière dont on parle ici de leurculture d’origine.

Zeynep Ersan Berdoz pointe l’enseignement insuffisant de l’histoire de pays comme la Turquie. Mélanie Croubalian pointe la vision lacunaire que l’on a des cultures arabe et arménienne. Dans son livre sur la Turquie, Zeynep Ersan Berdoz a voulu dépasser les clichés et montrer la complexité du pays. «Effectivement je constate que nous avons ici une vision trop unilatérale de ces cultures, que j’attribue surtout à une méconnaissance de l'histoire. L'enseignement de l'histoire, très orienté sur l'Europe, nous a éloignés de la réalité de cet Orient si proche.» Zeynep avait été fascinée par un livre qui relatait les correspondances entre le Sultan ottoman Soliman le magnifique, François 1er , et Charles Quint. Or elle constate que l'enseignement actuel est quasi exclusivement centré sur ces deux derniers.

Zeynep Ersan Berdoz pointe l’enseignement insuffisant de l’histoire de pays comme la Turquie.

Rôle de témoins culturelles

Dans son roman «Azad», Mélanie Croubalian renoue avec ses racines arméniennes, dont elle avait perdu la trace tôt dans l’enfance, «car il en était très peu question dans les discussions familiales, voire pas du tout.» La volonté de son père, arménien né au Caire, était plutôt de s’assimiler, de s’intégrer à tout prix. «Me retourner aujourd’hui sur ces racines et sur la culture arabe que j’ai étudiée auparavant, c’est un double mouvement: mieux connaître cette histoire moi-même; et faire connaître les nuances de ces cultures arabe et arménienne ici, car en effet il me semble que nous en avons une vision très lacunaire, voire fausse.»

Mélanie Croubalian, dans son livre «Azad», pointe la vision lacunaire que l’on a des cultures arabe et arménienne.

Dans ce pays du Caucase qui produit des physiciens, mathématiciens et programmeurs parmi les meilleurs d’Europe, une jeunesse hautement éduquée mène une révolution technologique. Créer des «ponts», des «passerelles», entre l’Occident qui les a vues grandir et l’Orient qui abrite leurs racines: Mélanie et Zeynep en parlent toutes deux. Une démarche qui ne date pas d’hier pour Mélanie.

«Depuis des années je profite de chaque occasion pour rappeler que les pays musulmans possèdent aussi une longue et belle tradition littéraire et poétique, qu’il ne faut surtout pas mélanger islamisme et islam, et avec Azad s’y ajoute l’aspect arménien, que j’ai moi-même longtemps ignoré.» L’histoire de l’Arménie est peu connue, poursuit l’autrice, et les injustices dont souffre encore ce petit pays aujourd’hui sont oubliées du reste du monde. Sans parler du génocide qui n’est pas encore reconnu par tous les pays, dont la Turquie évoquée par Zeynep dans son livre. «Avec «Azad», je me sens le devoir, en tant que petite-fille de survivants, de raconter cette histoire, et de rappeler qu’hélas, elle est loin d’être unique.»

Zeynep aussi se voit comme témoin privilégiée pour remédier aux biais qui existent sur le regard que l’on porte sur la Turquie. «Tandis qu’on n’a jamais autant voyagé, notre perception du monde, de l’ailleurs, se polarise.»

Erreurs d’interprétation

Derrière cette polarisation: l’islam, dans une Turquie d’Erdogan où la religion devient condition d’identité et de citoyenneté, quand la Turquie d’Ataturk s’était construite sur la laïcité. Mais comment comprendre la politique turque si l’on ignore l'islam turc et ses différences par rapport à l'islam arabe, et qu’on opère des mélanges sans nuances? Ce problème n’est pas seulement accessoire. Cela nous dessert directement de méconnaître le reste du monde et ses points de vue. Pour Zeynep, il est évident qu’avec cette méconnaissance, «on manque de perspective sur ce qui motive les autres pays, on interprète mal leur politique.» Par exemple, la Turquie peut sembler vouloir se rapprocher de l’Union européenne, qui ne veut pas d’elle comme membre. Mais le vrai projet d’Erdogan, explique Zeynep, ce n’est pas celui-là. C’est Turkey First: tracer sa propre voie.

Comprendre la Turquie, c’est aussi lire son histoire, comme le fait Zeynep, à travers le rôle des femmes. Leur mouvement de libération, en germe depuis le 19 ème siècle, a été amplifié par Ataturk à l’avantage de sa stratégie. Puis à l’inverse, les femmes ont été le symbole d’un retour aux traditions voulu par Erdogan. «Mais attention, pas seulement dans le but d'enfermer la femme à la maison, nuance Zeynep: dans le but d’affirmer une modernité islamique aux valeurs distinctes de l'Occident.» Vu d’Occident, on verse dans la caricature et on manque de profondeur d’analyse sur ce qui pourrait suivre les élections présidentielles turques de ce 14 mai.

Parler de pays comme l’Irak, terre de Byzance et de Babylone, et de la Syrie, l’autre berceau de la Mésopotamie qui a 5000 ans d’histoire, ne peut se résumer aux clichés actuels. «Oui, ces régions sont riches en histoire, en culture, en art, en savoirs qui nous échappent ici, et non, ce ne sont pas que des pays en guerre, souligne Mélanie. Il faut essayer d’aller voir au-delà des clichés et des images dont nous sommes tous les jours bombardés, zoomer sur les photos, regarder les visages et les expressions, et peut-être se retrouver comme dans un miroir en décelant la détresse de cet homme face aux barbelés européens, la terreur de cet enfant famélique dans un convoi de déportés en 1915, ou les larmes de cette femme dont le fils s’est noyé en traversant la Méditerranée dans un canot pneumatique.»

Ne pas résumer, donc, les ressortissants de ces pays à leur seule identité de migrants. Un sens de l’universel, c’est ce que prône la journaliste de la RTS. «Les migrants en provenance de ces régions peuvent nous raconter la dureté de leur exil, mais aussi la beauté de la poésie, le charme d’une langue inconnue de nous, les subtilités d’un paysage étranger, la modernité absolue de l’art dont le rôle, ici comme là-bas, est encore et toujours de créer des passerelles.»

Retranchement atlantiste

Des ponts, des passerelles. Le message de nos deux autrices est clair. Je partage leur sensibilité. Etant d’origine égyptienne, j’ai vu s’éteindre ce qu’on a appelé la culture méditerranéenne, qui a vu tant d’échanges culturels entre chaque côté de la Méditerranée, au profit d’un mur de séparation invisible qui a éventré la Grande Bleue, pour des raisons géopolitiques. Depuis des années, tout ce que je vois et entends sur l’Egypte ici se résume aux violations des droits de l’homme par le président Al Sissi. Ce président, sujet à des tentatives de déstabilisation parce qu’il n’est pas aligné (comme l’était l’ex-président Moubarak) sur les intérêts américains, a pourtant aussi restauré une souveraineté politique à ce pays.

Au sujet de l’islam, j’entends dire des bêtises à propos du burkini, présenté ici par des politicien(ne)s UDC comme étant l'expression d’un islam radical et conquérant, alors qu’il est une invention occidentale créée par une styliste australienne et répandu par les grandes marques de mode. Dans le monde arabe, le burkini est inexistant. Il y est vu comme une pièce rapportée et, sans être interdit, n’y est pas utilisé. Les musulmanes, pour les plus religieuses d’entre elles, le trouvent moulant et limite provocateur, et les plus libérales le trouvent ridicule et préfèrent aller aux heures de piscine réservées aux femmes. Dans un monde arabo-musulman de 460 millions de personnes, le burkini n'a jamais été adopté en 20 ans. Mais les politicien(ne)s UDC d’ici ne connaissent pas les pratiques des pays arabes et leur discours est déconnecté des réalités. En fait, ce n’est pas que l’UDC qui se sert de ce manichéisme de bande dessinée.

C’est surtout l’approche atlantiste, qui veut que l’Occident soit l’unique ilôt de civilisation, de droits de l’homme et de démocratie, qui aurait des leçons à donner à l’ensemble du monde. Une vision illusoire quand notre continent perd du terrain, y compris au plan de la légitimité démocratique.

Approche non ethnocentrée

La seule voie pour l’avenir est une approche non ethnocentrée, qui privilégie le point de vue international, donne la place aux nouvelles puissances. Ancien journaliste à la Tribune de Genève, Alain Jourdan a créé l’Observatoire géostratégique de Genève, destiné à privilégier cette approche non ethnocentrée qui fait cruellement défaut. Quant à Zeynep Ersan Berdoz, elle est en train de monter un think tank non partisan entre la Suisse et la Turquie basé sur l'économie, pour favoriser un dialogue et créer des ponts. «La culture et le business ont des choses à nous enseigner, dit-elle: dans ces domaines, chaque partie a ses valeurs, mais elle est à l'écoute de l'autre.»

L’échange, le dialogue, l’ouverture par la culture, par le business, mais aussi par la diplomatie, cela a longtemps été le point fort de la Suisse. Une véritable tradition helvétique, même, qui a contribué à bâtir le succès suisse des 50 dernières années. Il y a donc des ponts, des passerelles à restaurer rapidement pour renouer avec nos propres forces, en commençant par faire de la place aux autres points de vue.

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