Jamais mieux servi que par soi-même #13
Nostalgie: sentiment de regret du passé provoqué par la peur du présent

Malick Reinhard déconstruit, avec humour et philosophie, les clichés qui lui collent à la peau et pointe du doigt (au figuré) la maladresse des «valides» face au handicap. Il raconte les injustices auxquelles il a fait face dans cette «lettre à l’ado que j’ai été».
Publié: 30.08.2021 à 19:50 heures
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Dernière mise à jour: 07.09.2021 à 21:29 heures
Malick Reinhard

Cher Malick,

je t’écris du futur (j’ai toujours rêvé de dire ça), dans une réalité terrestre qui n’est plus du tout ce qu’elle a été. Une réalité occupée par une pandémie, des guerres (oui oui, elles sont toujours là), un dérèglement climatique qui prend l’ascenseur et Darius Rochebin qui a quitté la RTS pour LCI. Tu sauras bien assez vite la suite de son histoire…

L’année passée, on a voté «l’interdiction de se dissimuler le visage», à une plutôt courte majorité; alors que le monde entier se le couvre derrière des masques de protection chirurgicaux. C’est ce qui nous permet de nous prémunir du Covid. Tu verras, c’est un virus. Vraiment pénible. Et puis, maintenant qu’on a le vaccin, impossible de ne pas s’échauffer avec des proches ou des amis. Et si ce n’est pas le cas, alors tu n’es ni un proche ni un ami.

Photo: Thomas Meier

Bref, parlons de toi… de moi… Enfin, de nous. Je ne te demande pas comment tu vas (?). Tu dois très certainement être en train de terminer ta scolarité, en faisant un gros «fuck» à ta maladie. Dans ton école spécialisée, où les personnes en situation de handicap mental sont désormais majoritaires, tu te sens carrément valide. Ça pourrait presque te monter à la tête, fais gaffe.

Fais gaffe, parce que la sortie du bahut va être toute particulière. Ni ton certificat d’école secondaire, ni les bons résultats que tu obtiendras ne dissuaderont l’assurance invalidité de te reconnaître «non rentable» à l’échelle du système économique suisse. Ils refuseront de financer les adaptations relatives à ta formation: le retour sur investissement ne serait pas suffisant. C’est une sacrée claque, tu verras. «Non rentable», ça rend tout de suite plus cas social, tu ne trouves pas?

Et puis, je sais, tu rêves de devenir graphiste. D’associer des formes et des couleurs pour faire prospérer des marques. Un truc d'artisto-capitaliste. Eh bien, sache que l’école romande des arts de la communication (ERACOM) te fermera la porte au nez, effrayée par une ancienne expérience malheureuse avec une autre personne en situation de handicap. Et, attention, clou du spectacle: la direction vaudoise de l’enseignement post-obligatoire (DGEP) donnera raison à l’école et t’expliquera que, dans ton cas, durant les tests d’entrée (ce sera du découpage), tu ne bénéficieras d’aucun aménagement ou avantage. Si jamais: l’école et le Canton ne reconnaîtront jamais officiellement cette discrimination. Mais, bizarrement, trois mois après cet événement, le directeur de l’ERACOM, Pierre Fantys, sera limogé à la suite d’un audit sévère.

La Sainte-Bible des fonctionnaires

Non, Malickoum (tout le monde t’appelle comme ça), tu deviendras journaliste. Mais, tu verras, ça te rendra super heureux, parce que, souviens-toi, c’était ton rêve d’enfant. Pour être exact, c’est lors d’un stage de graphiste dans une télévision que, au contact des journaleuses et journaleux qui la compose, tu te diras: c’est ça que je veux faire. Malheureusement, l’assurance invalidité (encore elle) ne verra pas la chose de la même manière. Pour elle, journaliste, ce n’est pas un vrai métier. Que veux-tu, ce n’est pas sur la «circulaire». Un autre avertissement: cette circulaire, là, tu ne la verras jamais de tes yeux vus. Juste un nom, un document, encore plus abstrait que la Sainte-Bible. Mais tout aussi important pour les fonctionnaires d’Etat chargés d’appliquer le protocole et, surtout, de faire des économies.

Bon, et puis un autre truc: en tant que personne majeure en situation de handicap, tu quitteras les hôpitaux et services pédiatriques pour la médecine des adultes. C’est peut-être un détail pour vous, mais, pour moi, ça veut dire beaucoup. Ça veut dire que tu seras libre, ok. Mais pas forcément heureux d’être là. Tu le sais déjà, il y a quelques décennies (deux, au grand maximum), les patientes et les patients comme toi mourraient bien avant d’atteindre la majorité.

Alors, tu seras l’une des premières générations à accéder aux sphères supérieures de la haute médecine. Tu passeras donc ton temps à expliquer à tes médecins et aux soignantes et soignants que «désolé, mais chez moi, vos protocoles de rééducation habituelles, ça ne fonctionne pas». En mars 2020, tellement convaincus qu’elles et ils savent mieux, on va risquer de t’ôter la parole à vie. Alors, dans le coma depuis bientôt une semaine pour une pneumonie, les médecins vont estimer que, comme tu ne te réveilles pas, il est maintenant temps de te poser une trachéotomie pour entamer ta rééducation. Entre nous: une rééducation, chez un type qui ne bouge de toute façon pas, ça sert à quoi? Heureusement, ton ascendante sera là pour les empêcher d’aller contre tes volontés.

Il est bientôt temps que je te laisse. Sache juste que, même dans les épreuves, tu trouveras toujours une lumière au bout du tunnel. Je ne vais pas tout te dire, évidemment. Je peux juste t’écrire, pêle-mêle, que tu prendras ton propre logement, tu deviendras chef d’entreprise en engageant huit auxiliaires de vie, tu trouveras l’amour, tu décrocheras ta carte de presse et tu sauras très bien retourner le «fuck» de ton adolescence à celles et ceux qui sont convaincus que le handicap, c’est moche.

Prends soin de toi, embrasse feu grand-papa et à bientôt… moi.

– Malick

PS: Amène ton certificat Covid, si tu veux pouvoir aller au resto. Je t’expliquerai…

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