La chronique de Myret Zaki
Comment les cryptos bidon, ou «shitcoins», brassent des millions

Des projets hyperspéculatifs comme DogeCoin ont fait des émules. Cas emblématique, le CheCoin repose uniquement sur le marketing et la communauté. En gagnant des millions très vite, ces schémas de Ponzi assumés galvanisent leur communauté en ligne.
Publié: 09.08.2021 à 15:04 heures
Myret Zaki

Le monde des cryptomonnaies basées sur du vent est en plein boom. Finie l’époque où un titre (ou token) devait reposer sur un actif concret. Le site Coinmarketcap recense des milliers de «shitcoins», des jetons de pacotille aux noms cabotins comme «Win a Lambo» («gagne une Lamborghini»). Avec l’argent facile né des taux d’intérêt 0%, on voit fleurir une véritable culture du «shitcoin» décomplexé, célébré juste pour lui-même par une communauté crypto opportuniste, jeune, geek, fan de pseudos et de «mèmes».

Et je ne parle pas du tout du Bitcoin ou de l’Ether, qui sont maintenant la vieille aristocratie des cryptomonnaies, et qui reposent sur un solide projet technologique: elles deviennent ringardes par rapport aux projets rock’n’roll et ultra-spec qu’on voit proliférer. Et dont les campagnes d’achat font penser aux «raids» ou «achats blitz» sur les dérivés Gamestop qu’on a vus chez les «day traders» en mode «colonie de fourmis».

Ces «shitcoins» qui décollent avec trois fois rien

Je parle de tous ces «shitcoins» qui se lancent avec juste un mème (photo populaire sur Internet) et quelques punchlines. Des projets de communication en fait, qui mobilisent leur communauté et d’un coup font exploser le prix à la verticale, brassant des millions, voire des milliards, si la mayonnaise prend. Ceci avant que le cours ne s’écrase brutalement (car certains vont prendre leurs bénéfices sur le jeu d’avion). Pour remonter ensuite (car certains ont voulu acheter bas). Ou pas.

Photo: Blick_Suisse romande

Avec Dogecoin, on pensait avoir tout vu. Vous savez, cette fameuse «cryptomonnaie gag», qui n’a qu’un logo inspiré de «Doge», le mème célèbre. Elle avait tapé dans l’œil d’Elon Musk, qui l’avait promue par une série de tweets en début d’année, et s’était appréciée de… 15’000%, avant de chuter vertigineusement en mai. Elle reste en hausse de 5000% sur un an, tout de même.

Logo de DogeCoin.
Photo: Myret Zaki
Graphique de performance du DogeCoin en 2021.
Photo: CoinMarketCap

Sauf qu’on n’avait encore rien vu. Depuis, on a vu des «shitcoins» bien plus spéculatifs encore, des sortes de «DogeCoin sous stéroïdes», qui ont fait 300’000%. Evidemment, cela a donné des idées à d’autres, qui ont regretté d’avoir raté le point d’entrée. Comme Tugan Baranovsky, un Français actif dans le marketing agressif en ligne, cofondateur de Frog Tech.

«On va y aller à l’arrache»

«Je n’ai jamais vu pareils multiples dans aucun autre secteur», a-t-il raconté lors d’un live YouTube début août. C’est vrai. Cela dépasse même le casino. Il franchit le pas fin juillet, en lançant un token sans y connaître grand-chose: «Je me suis dit, on va faire ça comme des sagouins, on va y aller à l’arrache». Un langage sans chichis apprécié par sa communauté en ligne. Celle qui l’a suivi justement quand il a lancé le CheCoin, la «cryptomonnaie communiste», le 29 juillet 2021.

«Mème» à l’effigie de Che Guevara, logos musicaux, live chats frénétiques sur YouTube. Le fil Telegram de la cryptomonnaie a vite réuni 25’000 membres. Le gag semble tourner au sérieux: en 5 jours, CheCoin atteint les 50 millions de dollars de capitalisation. Inespéré. Les premiers qui ont investi, souvent de très petites sommes, ont fait 15’000% sur leur mise. Une euphorie que les fondateurs ont cherché à mobiliser pour monter plus haut. À la base un commercial aux techniques extrêmes, Tugan Baranovsky («Tugan Bara») répète à sa communauté sur YouTube: «Vous êtes notre armée marketing, la 'CheCoin army'».

Tugan Bara lors de live chats sur YouTube.
Photo: Myret Zaki
Photo: Myret Zaki

Une question de réseau

Pour mobiliser plus d’investisseurs, il s’est associé à Jean-Marie Corda. Pro du marketing, sex coach, ancien «artiste de rue», il s’est enrichi en vendant des tutos en ligne. Pour CheCoin, Jean-Marie Corda rallie son réseau. Lui et Bara sont constamment en ligne avec la communauté, rassurent, motivent, partagent leurs doutes, leurs joies, leurs mots d’ordre. Comme celui-ci: «racheter quand ça crashe». En anglais on dit: «buy the dip». Devenu un jingle techno passé lors des lives.

Ayant vu passer CheCoin sur le compte Instagram d’un ami, je contacte Jean-Marie Corda sur Skype pour en savoir plus. Il apparaît en révolutionnaire communiste, barbe et lunettes façon Maître Gims.

Jean-Marie Corda : «Oui, nous sommes des singes sous cocaïne qui jouent au casino».
Photo: Myret Zaki

Je ne cache pas mon fort scepticisme, mais il me coupe l’herbe sous les pieds: «Absolument, c’est un schéma de Ponzi, c’est un 'meme coin', un délire incontrôlable. Nous sommes des singes sous cocaïne qui jouent au casino. À la différence que CheCoin est plus stimulant intellectuellement que le casino».

Puis il sort l’argument massue: le CheCoin verse un dividende. «Si vous investissez, vous toucherez toutes les 60 minutes des rewards. Ils sont issus des frais de transaction (15% à l’achat et autant à la vente) qui sont redistribués. Moi-même, avec une mise de départ de 30’000 euros, je suis à 1500 euros par jour de reward, c’est-à-dire qu’en un mois j’aurai largement amorti ma mise. Le 'coin' a donc une utilité».

Comment protéger les investisseurs non initiés?

Qu’en est-il du risque de tout perdre? Le CheCoin, arrivé à 50 millions le 3 août, a crashé à 4 millions le 7 août, avant de rebondir à 10 millions le 9 août, comme on peut le voir sur PooCoin. Une volatilité vertigineuse, typique des «shitcoins». Âmes sensibles s’abstenir. Comment protège-t-on les investisseurs non initiés? Jean-Marie Corda ne se démonte pas: «Ok, parlons des risques: ils sont énormes. On a dit à nos gars de pas rentrer avec des sommes délirantes. Mais le fondateur, Tugan, ne vendra pas. Ni moi, ni les baleines, à savoir les gros-porteurs qui nous accompagnent. Tous sont engagés dans le projet. On ne va pas revendre et planter tout le monde, sous peine de fracasser notre réputation».

La promesse est orale et non écrite. Tout repose sur la confiance, sur la foi dans les animateurs centraux du projet. Comme avec la figure quasi sacrée de Satoshi Nakamoto, le mystérieux créateur du bitcoin, il y a toujours un aspect «culte» dans les communautés en ligne. Corda confirme, toujours avec une pointe d’humour. «C’est ça, nous sommes des gourous entourés de fanatiques».

Le CheCoin remontera-t-il? Personne n’en sait rien. C’est une expérimentation.

«Ce qu’on achète? L’appartenance à une communauté»

La question est de savoir si un marketing agressif peut se passer d’un produit concret. Jean-Marie Corda m’éclaire: «Ce que les gens achètent en fait, c’est l’appartenance à une communauté». Il est vrai que c’est un truc générationnel: la communauté en ligne aujourd’hui, c’est le mode de vie sur YouTube, Instagram, Snap, Twitter, Reddit, ClubHouse, les jeux vidéo en réseau.

L’entrepreneur ajoute: «C’est aussi un projet pédagogique, on est tous en train d’apprendre la finance décentralisée et l’univers des cryptos. Et comme on a du «skin in the game», soit notre propre argent investi, cela apporte une incroyable motivation».

Ce 5 août, il prédit que CheCoin ira à 100, voire à 200 millions «d’ici à 10 jours» et qu’«on sera à 1 milliard d’ici un mois et demi». Depuis, il y a eu le gros krach. Un «pump & dump» en règle, qui a dû faire mal à plus d’un crypto-enthousiaste, et qui a fait le bonheur des vendeurs les plus rapides. Le pire est qu’on ne peut même pas dire qu’il y a eu tromperie, le jeu de l’avion était dans le script de départ. Certains croient peut-être encore au milliard. D’autres lorgnent déjà un nouveau «shitcoin» pour capter les 15’000% du début. Les chercheurs d’or (numérique) sont définitivement dans la place.

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