La chronique de Myret Zaki
La fin du cash n’embêtera que les innocents

Le jour où l’argent liquide sera supprimé, les autorités vont mieux surveiller nos vies. Nous gagnerons en confort, mais perdrons en liberté. Et surtout, le contrôle des activités illicites qui justifie la fin du cash va, lui, largement échouer.
Publié: 06.12.2021 à 15:42 heures
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Dernière mise à jour: 20.12.2021 à 14:47 heures

Petit à petit, le monde se prépare à la fin inéluctable du cash. En effet, la pandémie du Covid-19 a donné un coup d’accélérateur à la digitalisation des paiements. Les billets de banque étant vecteurs de transmission du virus, les commerces se sont mis à encourager, dans la plupart des pays européens, les règlements par carte, même pour les très petits montants. Une aubaine pour Mastercard, Visa, mais aussi pour Google Pay ou Apple Pay.

Mais la tendance progressait déjà bien avant le Covid-19. Avec l’essor des cryptomonnaies comme le bitcoin, les banques centrales d’Europe, de Suisse et des Etats-Unis ont vu leur intérêt dans l’idée d’introduire des monnaies 100% digitales. Objectif, rivaliser avec ces nouveaux concurrents qui menacent leur monopole.

La fin du cash pourrait intervenir sans grande résistance avec les nouvelles générations, qui trouvent déjà l’usage des billets archaïque. En Suisse, l’usage des paiements sans contact aurait doublé en 2020 selon Credit Suisse, propulsé par la pandémie. Pour l’heure, la Suisse prévoit de lancer un franc numérique uniquement à destination du secteur financier. Mais si l’UE lance sa monnaie numérique, il faut s’attendre à ce que la Suisse suive le mouvement. C’est donc une affaire de quelques années, peut-être de dix ans, avant que l’ère du cash ne prenne vraiment fin. Il faut alors s’interroger si une disparition des billets de banque et pièces de monnaie n’aurait que des avantages, comme le prétendent les Etats et les banques centrales.

Contrôle et traçabilité… d’abord pour les vertueux

Que se passerait-il si, comme tout le laisse penser, on assiste ces prochaines années à l’abolition de la monnaie papier, reléguant nos billets helvétiques roses, bleus et verts de 10, 100, 200 ou 1000 francs au rang d’antiquités accrochées au mur? C’est en effet le sort qu’ont connu avant eux les papiers-valeurs, à savoir les titres boursiers imprimés. Depuis le début des années 1980, acheter une action en bourse est devenu une activité virtuelle; le propriétaire du titre ne le voit et ne le touche plus, mais se contente d’en suivre l’évolution sur son écran. On collectionne aujourd’hui de vieux titres comme celui de la légendaire Standard Oil Company, signé par John D. Rockefeller. C’est un peu le même sort qui attend le cash. Sauf que l’argent liquide, c’est autrement plus central à la vie du plus grand nombre que les actions en bourse. La disparition physique du liquide aurait de nombreuses implications pour les citoyens.

Pour beaucoup de consommateurs, la question est vite expédiée: la fin du cash leur amènera plus de confort et d’efficacité dans leur quotidien. Pour d’autres, qui ne réfléchissent pas uniquement sur le plan fonctionnel, il est évident que la fin du cash va rendre possible un contrôle et une traçabilité de tous leurs faits et gestes par les banques et les autorités. C’est là une perte de liberté et une nouvelle incursion dans la sphère privée. Les transactions par e-banking et smartphone livrent tous les détails ou presque sur la vie d’un individu, ce qu’il a touché comme revenus, ce qu’il a consommé ou acquis, ce qui il a transféré, et à qui. Des données déjà largement traçables aujourd’hui, mais la possibilité du paiement en cash préserve encore un carré de vie privée.

Une affaire d’identification d’abord

Mais l’argument de la traçabilité est principalement évoqué pour mieux contrôler tout ce qui est illicite, à commencer par l’évasion fiscale, mais aussi et surtout l’argent du blanchiment (argent issu d’activités criminelles dont le trafic de drogue) ou les activités terroristes. Il faut dire que la tâche du fisc, de la police et des services de renseignement sera grandement facilitée.

Cet argument souffre toutefois de quelques faiblesses. D’une part, pour ce qui concerne les activités terroristes, on sait depuis plusieurs années qu’elles utilisent peu d’argent liquide. En revanche, l’instrument qui vient au secours de ces activités serait plutôt la société-écran, qu’on peut constituer notamment dans certains Etats américains ou dans les paradis fiscaux des territoires britanniques. Quiconque peut aisément créer une société incorporée au Delaware sans trop de questions posées, et effectuer des transactions au nom de cette société. Il sera très difficile d’identifier qui est derrière. Ces paravents juridiques, même dans un monde où la monnaie serait 100% digitale, permettraient quand même la dissimulation de l’identité du commanditaire ultime, et permettraient à des fonds d’avancer masqués, d’une juridiction à l’autre. Le problème se situe donc davantage au niveau de l’identification de l’ayant-droit économique, que de la nature digitale ou papier de la monnaie.

Ceci est bien illustré par les cryptomonnaies. Bien que 100% digitales, leur histoire est entachée d’affaires de blanchiment d’argent, et pas des moindres. Europol a publié des rapports sur différents cas où les cryptomonnaies ont été utilisées pour faciliter les paiements destinés à diverses activités illicites (narcotrafic, rançons, dark web, cybercrime). Et la plupart des cas restent non détectés.

Contrôler les innocents

On évoque toujours les cryptomonnaies pour illustrer la transparence exemplaire des monnaies digitales. Mais c’est un malentendu. Il est vrai que les transactions sur le bitcoin, parce qu’elles sont enregistrées sur un registre partagé des transactions (blockchain), ne peuvent être ni modifiées ni falsifiées. On peut donc effectivement suivre l’itinéraire précis de tous les flux d’argent dans une cryptomonnaie donnée. Chaque transaction en bitcoin par exemple affiche l’heure, le montant de la transaction, les adresses de l’émetteur et du destinataire. Mais ces adresses sont anonymes: elles sont présentées sous la forme de longs caractères alphanumériques. Exactement comme la société-écran du Delaware, toute la difficulté réside dans l’identification des personnes en chair et en os qui sont derrière ces adresses. Un travail fastidieux d’experts informatiques est souvent nécessaire pour faire des recoupements, géolocaliser l’achat des bitcoins, la cryptobourse où s’est effectuée l’ouverture du compte, pour finalement identifier l’individu qui contrôle un ou plusieurs comptes.

Ainsi, on voit les limites de la transparence du monde digital actuel. Avec les monnaies digitales de banques centrales, en revanche, l’identité des citoyens sera connue, tout comme l’itinéraire des transactions. Mais ceux qui utilisent des sociétés-écrans seront toujours aussi anonymes. On peut donc s’interroger: et si l’avènement de la monnaie digitale officielle permettait un contrôle parfait et une traçabilité totale… surtout pour les innocents?

Du point de vue des citoyens lambda, la monnaie digitale, comme on l’a dit promet un gain de confort, accompagné d’une perte de liberté. Il ne sera plus possible, par exemple, de thésauriser chez soi des billets de 1000 francs sous le matelas ou dans un coffre, en cas de coup dur. Il faudra donc faire entière confiance au système financier. Il est ironique d’en arriver là, alors que la possession de billets de banque, rappelons-le, était en elle-même déjà un compromis, puisque la monnaie fiduciaire de papier n’a plus de contre-valeur en or, depuis la fin de l’étalon-or. A présent, on fait un pas encore plus grand vers la confiance dans le système financier: on entre dans l’étape ultime de la dématérialisation des monnaies, avec la virtualisation de la possession de l’argent liquide. Un phénomène que l’on retrouve aussi dans d’autres domaines que la monnaie. Beaucoup d’investisseurs sur l’or le détiennent via des fonds et certificats électroniques, mais ne voient jamais les lingots. Dans le domaine plus prosaïque de la consommation, les billets d’avion, de train, de cinéma, et autres bons et QR codes ont virtualisé nombre de droits et de valeurs. C’est aussi toute l’idée de la fin du contact physique avec sa possession et dans les échanges qui s’impose progressivement dans les habitudes des consommateurs.

La techno-dépendance ultime

Tout cela nous rend très dépendants d’une connexion internet. A l’ère de la dépendance à la technologie pour nos activités les plus vitales, nous sommes pour ainsi dire à la merci du wi-fi et de la 5G: sans réseau web, ou sans électricité, toutes les valeurs que l’on possède – à part peut-être l’immobilier – n’existeront plus. La connexion est une de ces ressources que le citoyen prend pour définitivement acquise, alors qu’il ne la contrôle pas.

Les banques accompagnent et devancent cette évolution vers la fin du cash, qui représente un gain d’efficience évident pour elles. Les distributeurs de billets sont voués à se raréfier de plus en plus. En France par exemple, 3000 distributeurs de billets ont fermé entre 2016 et 2019, et notre voisin hexagonal interdit en outre les paiements en espèces de 1000 euros. Partout, des limites de retrait en argent liquide sont introduites. A la difficulté à retirer du cash répond la facilité de régler ses paiements via ses cartes de crédit sans contact, ou via son téléphone mobile, une tendance déjà fortement généralisée en Asie et en Afrique, des régions sous-bancarisées. Ne reste donc plus que l’étape ultime, celle de la disparition des pièces et billets de banque, y compris sous nos latitudes.

Les Suisses sont inquiets

En Suisse, l’inquiétude est palpable. En témoigne le lancement de l’initiative «Oui à une monnaie suisse libre et indépendante sous forme de pièces ou de billets» par le Mouvement de liberté suisse (MLS), et qui tentera de recueillir 100’000 signatures d’ici au 17 février 2023. Les initiants s’inquiètent du risque de dérives autoritaires vers des systèmes comme le «crédit social» chinois, qui vise à noter les citoyens et les entreprises sur leur réputation. La sécurité financière aussi, est en jeu. Charly Pache, porte-parole du MLS, souligne aussi «la dépendance aux systèmes informatiques», relevant qu’«en cas de panne de courant, de dysfonctionnement du système de paiement ou de piratage, sans argent liquide nous n’aurions plus de possibilité de réaliser des transactions». La sécurité financière compte aussi pour les Suisses. Savoir qu’on a une épargne disponible sous la main est un besoin qui existe chez nombre de citoyens. Nombreux sont les Helvètes à thésauriser des billets de 1000 francs. Les coupures de 1000 francs représentent 58% de la valeur totale des billets en circulation (ou 85 milliards de francs). Or on sait qu’ils sont très peu utilisés dans la vie courante, ce qui implique qu’une bonne partie finit dans des bas de laine.

D’après un dossier très instructif de The Economist, le cash n’a jamais autant circulé: il y a quatre fois plus de dollars en circulation qu’il y a 20 ans, et trois fois plus de livres sterling. Pourtant, ces montants ne se justifient pas par l’usage quotidien qui en est fait, comme prendre un café ou acheter un billet de bus. La Banque d’Angleterre ignore par exemple l’usage qui est fait des deux tiers des livres sterling en cash. Seul un tiers est utilisé pour les échanges quotidiens. Ce qui laisse penser que le reste est thésaurisé par des Anglais sous forme des liasses de billets. Comme pour les Suisses, ce besoin est bien présent. Manque de confiance dans les banques, taux d’intérêt négatifs, sécurité d’une détention physique de ses avoirs. Mais ça, ce n’est qu’une partie de l’explication.

Le cash reste la principale source d’évasion fiscale

Force est de reconnaître que le cash n’est pas seulement utilisé pour les bas de laine. Mais aussi pour le blanchiment d’argent. C’est même probablement l’usage principal qui est fait de tous ces billets «manquants» (émis par les banques centrales, mais qu’on ne voit pas dépensés dans l’économie quotidienne). Le transport de valises de billets clandestins, liés à des activités criminelles, n’a jamais été aussi répandu, indique l’enquête de The Economist. On ne sait pas bien ce que fait la police. Elle trouve de temps en temps une valise, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Comme pour les sociétés-écran, les autorités deviennent soudainement de vraies passoires lorsqu’il s’agit de blanchiment d’argent. On se croirait dans les années 70 ou 80, mais c’est bien 2021. La valise de billets reste d’ailleurs le moyen le plus efficace d’échapper à la détection des autorités.

D’après The Economist, la moitié de tout le cash en circulation serait liée à des activités illicites et permettrait aux perpétrateurs d’échapper à la surveillance digitale toujours plus intrusive du système financier par les gouvernements. De même, les autorités fiscales indiquent que la non-déclaration au fisc de revenus en cash reste la principale source d’évasion fiscale. Tout cela pourrait sembler être un argument définitif en faveur du digital. Mais comme on l’a vu plus haut, la mise au pas de toutes ces activités en cash, si ce dernier était supprimé, ne les empêcherait pas de trouver d’autres moyens, digitaux cette fois, qui fonctionnent toujours avec le principe clé de l’anonymat. Les blanchisseurs ne se privent d’ailleurs pas d’utiliser, déjà aujourd’hui, les moyens papier et digitaux en parallèle.

Ce qui ressort de cette analyse de la fin du cash, est que cette évolution va surtout permettre de contrôler les activités de ceux qui n’ont rien à se reprocher. Une partie des citoyens s’en satisfera. Une autre partie, pour laquelle la préservation des libertés et de la sphère privée est une valeur cardinale dans le rapport entre le citoyen et l’Etat, en sera contrariée. Mais tous devront s’y plier.

En revanche, ceux qui s’adonnent à des activités illicites ont déjà d’autres ressources pour échapper à la surveillance digitale, comme les transactions anonymes sur la blockchain non gouvernementale, et l’usage de sociétés-écran, qui restent obstinément peu régulées à ce jour. Rien qu’avec ces deux outils, des milliards sont blanchis chaque année.

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