La chronique de Myret Zaki
«Seuls les experts doivent avoir la parole»: Ah bon?

Covid, climat: des «défenseurs de la science» refusent la contestation et voudraient censurer les opinions non expertes. Derrière la tentation totalitaire, il y a l'échec des élites à saisir les causes économiques de la perte de confiance dans les institutions.
Publié: 27.09.2021 à 18:11 heures
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Dernière mise à jour: 28.09.2021 à 09:15 heures
Myret Zaki

Aujourd’hui, l’Occident est face à un moment existentiel. Il est tenté de sacrifier la démocratie et certains droits humains comme la liberté d’expression, d’opinion, de pensée, de débat, aux priorités collectives qu’ont fixées les pouvoirs en place: urgence vaccinale, urgence climatique, urgence sécuritaire…

Ces urgences créent une responsabilité collective et un impératif de solidarité qui exige une contribution de chacun.e.

Une crise qui arrive au pire moment

Seulement voilà: une partie de la population rechigne à coopérer et conteste en bloc les vérités scientifiques. Pourquoi? Parce que cette demande de solidarité et de sacrifice collectif vient au pire moment. A un moment de mécontentement social, qui précédait déjà le Covid. Cette crise vient s’ajouter à d’autres crises, dont les coûts avaient été extrêmement mal répartis. Cela a provoqué une colère sociale endémique, dont les fondements socio-économiques ont été très mal compris.

Et voilà qu’arrive la crise du Covid. La goutte d’eau qui fait déborder le vase: elle intervient après 30 années de forte déperdition de solidarité justement, lors desquelles les habitants des périphéries et des campagnes ont été oubliés de la croissance économique, tandis qu’ils ont payé pour toutes les crises, tout comme la masse des travailleurs des grandes villes, dont les salaires ont stagné. De l’autre côté, l’essentiel de la croissance économique a bénéficié aux plus hauts revenus des métropoles, dont les gains ont été exponentiels en trois décennies. Les petits et moyens salaires stagnaient, mais les dividendes des actionnaires explosaient.

Par exemple, alors que les rémunérations réelles en Suisse ont progressé de 0,8% par an en moyenne de 2009 à 2017, les dividendes des 20 sociétés vedettes de la bourse suisse s’envolaient de 50%. La tendance a été identique au niveau mondial. C’est un choix des entreprises de répartir les profits principalement en faveur des actionnaires plutôt que des salariés. La globalisation nivelle les salaires par le bas: avec les délocalisations, il est toujours possible de produire moins cher ailleurs.

Les injections phénoménales des banques centrales

Mais il n’y a pas que les choix économiques des entreprises qui ont contribué à la crise sociale. Il y a aussi les choix des Etats qui, dans le même temps, ont redistribué massivement les richesses vers le haut, se ruinant en sauvetages des secteurs bancaires, aériens, automobiles, en subventions croissantes aux entreprises, à l’exemple des Etats-Unis. La Suisse, pour sa part, «subventionne» son secteur de l’exportation en permanence à travers la politique d’affaiblissement du franc par la Banque nationale (BNS). Cela profite à quelques PME exportatrices, mais essentiellement aux grandes entreprises du SMI. Quant à la France, inexplicablement, les subventions aux grandes entreprises y ont augmenté plus que les salaires et plus que l’aide sociale.

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Mais tout cela n’est encore rien comparé à l’aide de toutes les aides: les injections phénoménales des banques centrales dans les marchés boursiers de la zone euro et des Etats-Unis. Depuis 2009, ces deux zones ont injecté 14’000 milliards de dollars pour faire monter leurs indices boursiers respectifs. Quel programme social a reçu le dixième de cela? Des politiques qui, de surcroît, créent un coût pour le peuple, l’inflation, qui confirme son retour en Suisse. Une autre taxe sur les salariés et épargnants ordinaires, qui voient leur monnaie se dévaluer.

Socialiser les pertes, privatiser les profits

Le contribuable a donc systématiquement payé les pertes du privé – ce qu’on appelle «socialiser les pertes» – tandis que l’entier des profits a été privatisé, durant les crises et hors des crises, et que rien ou presque n’a été rendu à la société, que ce soit sous forme d’une fiscalité redistributive, d’augmentations de salaires, ou de compensations sous n’importe quelle forme. Bien au contraire, les impôts des plus fortunés n’ont fait que baisser, alors même que les Etats sont surendettés.

Reconnaissons donc une bonne fois que toutes les dernières crises se sont réglées très largement sur le dos du simple citoyen. La crise de l’euro, avec l’austérité qui l’a suivie, a été encaissée par les populations, pour compenser les dizaines de milliards de gains de fonds spéculatifs qui ont abattu, l’une après l’autre, les dettes souveraines fragiles de la zone. La crise des subprimes, avec ses millions d’Américains à la soupe populaire et sans maisons, a été encaissée par la population après que les banques et leurs cadres ont empoché les plus hauts bonus de l’histoire de la finance (qu’ils n’ont jamais restitués, tandis que personne n’est allé en prison, à de très rares exceptions près).

La contestation est montée de dix crans avec le Covid

Puis est venue la crise Covid. Cette fois encore, on vient demander une solidarité de crise à ceux qu’on avait déjà sollicités et jamais remboursés pour les crises précédentes, et dont les conditions de vie se détérioraient déjà avant le Covid, comparé aux catégories plus privilégiées. Sans surprise, la contestation est au plus haut et le mécontentement est monté de dix crans avec le Covid. Un pan de la population s’oppose, doute de tout, remet en question les politiques sanitaires et plus généralement les thèses du pouvoir.

Si bien que, quand des défenseurs de la science (certainement bien intentionnés) s’irritent, en invoquant qu’il y a des faits incontestables et indiscutables, que ces «ignorants» n’ont pas le droit de nier, et qu’il faut les faire taire, on se doit de répondre. De leur opposer des faits encore plus indiscutables et incontestables qui échappent à leur champ de vision. Et qui expliquent les raisons de cette contestation: on est face à une perte de confiance dans les institutions. Le sentiment que les résolutions des crises précédentes ont été très inéquitables. Et là-dessus, ces personnes qui doutent n’ont pas rêvé, elles ont raison.

L’étude obsessionnelle du complotisme

Or que font certains experts agacés, et leurs adeptes, face à cette contestation? Ils se vautrent dans l’étude obsessionnelle du complotisme, présenté comme un fléau tombé du ciel. Evoquent l’effet des bulles de filtre des réseaux sociaux. La cause serait technologique. De compréhension socio-économique, point. Un véritable naufrage intellectuel. Le cadre de ce type d’analyses psychologisantes et apolitiques ne laisse nulle place à la prise de responsabilité politique. Tout mettre sur le dos de la bêtise et de l’extrémisme est commode, mais avouons que c’est très peu scientifique et extrêmement idéologique. Le creusement accéléré des inégalités? Connais pas. La redistribution massive vers le haut depuis plus d’une décennie? Connais pas. Le lien entre rupture de confiance et déclassement social? Jamais entendu parler.

Non, on cherche bien plutôt à criminaliser les opinions. De plus en plus, on entend cette petite musique qui monte, de la part d’une technocratie aux tentations totalitaires: «L’efficacité du vaccin, ça ne se discute pas. Le réchauffement climatique, ça ne se discute pas. Ce sont des faits, pas des opinions. Tous les «sachants» qui viennent sur les réseaux sociaux nier ces faits, qui se prennent pour des épidémiologues et des spécialistes du climat, ne doivent plus avoir la parole. Assez. Leurs opinions ne peuvent être mises sur pied d’égalité avec l’expertise des spécialistes. Les idées tuent. Il faut les faire taire. Quand l’urgence est là, il faut faire confiance aux experts, il faut juste accepter de devoir obéir». Et le drame est que ce genre de discours aggrave nettement la situation, et sème encore plus la méfiance des contestataires. Comment s’en étonner?

Un échec de l’Etat dans les démocraties occidentales

Ce discours est bien sûr complètement faux. Les opposants aux politiques sanitaires et climatiques ne se prennent pas du tout pour des épidémiologues, ni pour des docteurs ès climat. Ils sont en rupture de confiance avec les institutions, une rupture liée à la gestion très inéquitable des crises précédentes, injustement financées par le peuple, tandis que tous les profits avaient été engrangés par des intérêts privés. Derrière cela, un échec évident de l’Etat dans les démocraties occidentales.

Et dans cette crise du Covid? Rebelote, l’injustice recommence, et de façon plus marquée. L’essentiel des 14’000 milliards injectés en bourse depuis 2009 l’a été durant cette crise-ci. Et les injections continuent, alors même que les indices boursiers battent record sur record, que la croissance repart très fort, et qu’on nous annonce des taux de chômage d’avant-crise. Le prétexte est trop bon et on continue à se servir sur fond de «crise». Une mécanique de redistribution vers le haut s’est installée de façon permanente.

Résister à la tentation de la censure et de la répression

Ces contestataires, qui s’opposent aux politiques sanitaires, et doutent de l’establishment en général, sont nombreux dans les campagnes et dans les rangs des partis populistes. Ils représentent en grande majorité les classes populaires qui ont été touchées de plein fouet par cette inéquité croissante et chronique. Quand on a pris la mesure de la crise sociale née après trois décennies de croissance déséquilibrée et de siphonnage antisocial, est-ce qu’on continue à dénigrer les opinions des mécontents, ou est-ce qu’on commence à réfléchir et à chercher de vraies solutions collectives?

Refuser de poser le bon diagnostic, c’est risquer de glisser vers un totalitarisme occidental. Funeste perspective. Qu’on évitera si on résiste à la tentation de censure et de répression, et qu’on parvient à corriger les déséquilibres en vitesse, afin que les mécontents retrouvent confiance dans le fait que leurs dirigeants servent réellement l’intérêt du plus grand nombre.

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