La chronique de Myret Zaki
Ukraine-Russie: retour sur le sombre business des révolutions colorées

L’agression russe contre l’Ukraine vient après 20 ans d’ingérence américaine qui, sous prétexte d’exporter la démocratie à l’Est, a téléguidé les révolutions colorées, pour convertir ces pays à l’économie de marché et aux intérêts américains.
Publié: 28.02.2022 à 14:25 heures
Myret Zaki

Sur les réseaux sociaux, les condamnations de la Russie pleuvent depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Les discours sont caricaturaux, la terminologie néoconservatrice chère à George W. Bush fait son grand retour, opposant naïvement le «monde libre» au «fascisme».

Mais on lit très peu sur le contexte. La guerre actuelle fait suite à une autre guerre, idéologique celle-ci, au travers de 20 années d’ingérence américaine dans la politique interne des pays de l’Est. Légitimée par le noble prétexte d’exporter la «démocratie», elle vise en réalité à convertir cette région du monde à l’économie de marché et à l’ouverture aux produits et capitaux américains. Cette politique agressive de «dérussification» des pays de l’Est intervient alors que les États-Unis cherchent à remplacer la Russie en tant qu’exportateur de gaz et pétrole à l’Europe, et qu’ils pourraient bien y arriver.

Les dessous de l’influence américaine, qui a clairement contribué à l’escalade des tensions, sont détaillés dans un documentaire de 2005 qu’il faut revoir: «États-Unis, à la conquête de l’Est», réalisé par la journaliste Manon Loizeau, Prix Albert Londres. Diffusée sur Canal+, l’enquête révèle comment les États-Unis, par le biais d'organisations et de fondations «humanitaires», ont financé et aidé en sous-main les révolutions serbe, géorgienne, ukrainienne et kirghize, en inculquant une vision économique de la démocratie, qui favorise les intérêts américains. Les idéologues de ces révolutions, qui ont produit les films, manuels, modes d’emploi, sont tous Américains. Petite séance de rattrapage.

Une manifestation pro-ukrainienne, le 21 février à Washington. Les drapeaux ukrainiens et américains se côtoient. Une image symbolique à plus d'un titre.
Photo: imago images/NurPhoto

Révolutions pas tout à fait spontanées

Entre 2001 et 2005, sous l’ère George W. Bush, quatre révolutions à l’Est ont fait basculer plusieurs régimes dans le camp occidental et anti-russe: la Serbie (révolution de velours) a été suivie par la Géorgie (révolution des roses), puis par l’Ukraine (révolution orange) et le Kirghizistan (révolution des tulipes). Un domino révolutionnaire qui a retourné un à un des régimes favorables à Moscou, pour placer au pouvoir des pro-occidentaux. Il faut essayer d’imaginer ce qui se passerait si la Russie était intervenue dans de telles proportions sur le continent nord et sud-américain.

Ces révolutions n’étaient pas tout à fait spontanées. Ces «combattants de la liberté», comme les appelait George W. Bush, étaient proches des autorités américaines, financés et formés pour changer les régimes. Sous sponsoring américain, les Serbes ont à leur tour formé les Géorgiens et les Ukrainiens, qui ont formé à leur tour les Kirghizes et exporté leur savoir-faire auprès des Biélorusses qui ont connu, en 2020 et 2021, une série de manifestations baptisées «révolution des pantoufles». Le but encore à atteindre est de remplacer le pro-russe Loukachenko. Bruce Jackson, lobbyiste en chef de la Maison Blanche, à la tête de la Fondation «Projet sur les démocraties en transition», a été actif auprès de l’opposition en Biélorussie. Même s’il nie être l’homme de l’ombre des révolutions colorées, il explique en 2004 avoir créé, en Biélorussie, un «ministère des Affaires étrangères parallèle».

Alignement avec les intérêts américains

Si la démocratie est le motif officiel de ces ingérences, la réalité est autre. L’alignement avec les intérêts américains et l’adoption de l’économie de marché est le motif réel, comme en témoignent eux-mêmes les acteurs de cette stratégie interrogés dans le documentaire, qui parlent sans langue de bois, persuadés d’être du bon côté de l’histoire. Le motif d’exportation désintéressée de la démocratie a aussi été invalidé par le cas de l’Irak, où le changement de régime n’a pas amené de bénéfice réel, pas plus qu’en Amérique latine.

En février 2005 à Bratislava, George W. Bush reçoit en héros les leaders serbe, géorgien et ukrainien des trois révolutions de couleur et les remercie personnellement pour leur action. Il lance un appel ouvert à la poursuite des révolutions, à peine quelques heures avant le sommet prévu avec son homologue Vladimir Poutine. Il n’y a donc jamais eu de paix et de coopération entre les États-Unis et la Russie post-soviétique. La guerre idéologique n’a jamais cessé. Durant ces 25 dernières années, l’OTAN s’est agressivement étendu à l’Est, doublant le nombre de ses membres.

L'exemple du Kirghizistan

Le documentaire montre l’exemple intéressant du Kirghizistan, qui s’est calqué sur le modèle des trois révolutions précédentes. Dans ce pays, les Américains disposent d’une base militaire dix fois plus grande que la base russe. Les étudiants opposés au régime se préparent alors à descendre dans la rue. Ils regardent «Bringing down a Dictator», film culte de 2002 réalisé par l’Américain Steve York, qui relate la révolution serbe. Edil Baïssalov, l’un des leaders de l’opposition kirghize, qui a étudié aux États-Unis grâce à une bourse, travaille pour le think tank américain National Democratic Institute (NDI), dont Wikileaks a révélé qu’il a également financé l’opposition à Hugo Chavez au Vénézuela, un autre dirigeant non aligné sur les intérêts américains. L’étudiant kirghize mobilise ses camarades, leur explique qu’ils sont l’avant-garde du pays, leur parle de liberté et de démocratie. Le NDI a financé son voyage en Ukraine afin qu’il y étudie la révolution orange et se forme à exécuter le même modus operandi.

La logistique, les moyens financiers pour la préparation sont essentiellement américains. Près de 60 millions de dollars ont été dépensés par Washington l’année des élections en Ukraine pour former les activistes à l’action civique et à surveiller les élections. En Géorgie, les États-Unis dépensent plus de 100 millions en aides diverses et possèdent une base militaire. George Soros y a aidé les leaders de la révolution des roses par le biais de sa fondation, Open Society, qui finance d’innombrables médias de l’Est. Le responsable de la fondation Open Society en Géorgie deviendra d’ailleurs ministre de l’Éducation du nouveau gouvernement. Au Kirghizistan, les États-Unis ont dépensé 50 millions pour la location de la base militaire, et 50 millions pour aider les institutions pro-démocratie, dont l’association des étudiants. Le journal de cette dernière le leur rend bien, publiant en Une la propagande de George W. Bush: «Que tous ceux qui vivent sous la tyrannie sachent que les USA ne vous oublieront jamais et que le jour où vous vous lèverez pour défendre votre liberté, nous serons avec vous.»

La systématique de l'ingérence

On voit maintenant l’étendue de l’ingérence et son côté systématique. La journaliste Manon Loizeau est allée voir en 2004 ces Américains qui «exportent la démocratie» en Europe de l’Est. Dans la capitale kirghize, elle rencontre les représentants de Freedom House, de USAID, et d’une fondation qui s’occupe de former les kirghizes à l’économie de marché. Les trois Américains se connaissent bien et assument leur rôle sans complexe. «Exporter l’économie de marché est dans l’intérêt des États-Unis», résume le dernier. Les motivations politiques de Washington derrière leur présence ici ne les dérange pas. «Je ne crois pas que l’impérialisme soit une mauvaise chose si cela veut dire des élections libres, une justice indépendante et des médias libres», dit le Texan qui dirige Freedom House, maison d’édition financée par le sénateur américain John McCain, sans soupçonner la contradiction dans ses propos lorsqu’il évoque une liberté sponsorisée par les États-Unis.

Son imprimerie publie un manuel, «De la dictature à la démocratie», rédigé par un universitaire américain de Boston, et propagé dans les pays de l’Est par un ex-officier de l’armée américaine. Ce manuel a inspiré tous les leaders des révolutions de couleur et a été traduit en 21 langues. Véritable mode d’emploi expliquant point par point comment organiser une révolution non violente, il est transmis à l’opposition, qui le traduit en kirghize. John McCain dirige alors l’Institut républicain international (IRI), think tank financé par Washington et chargé d’ «exporter la démocratie», qui avait déjà contribué à la chute de Milosevic en Serbie en envoyant des agents de l’armée dispenser des stages aux jeunes Serbes. Le leader de la révolution serbe témoigne en direct du fait que l’enseignement américain a été «décisif».

La méthode, devenue une sorte de business franchisé, a fait boule de neige dans toutes les pays de la région, avec des stages discrets donnés par des enseignants serbes, entre autres, qui forment les leaders étudiants d’autres pays. La méthode est toujours la même: faire de leur mouvement une véritable «marque», créer des logos, choisir une couleur, être très visibles, se rapprocher de l’armée et de l’administration pour les mettre dans leur camp et leur promettre une place dans le futur gouvernement, mobiliser les électeurs, trouver de l’argent. Les «stages» sont notamment financés par IRI et Freedom House.

«Apprendre aux gens la démocratie»

John McCain ne voit alors aucune ingérence dans les affaires serbes, pas plus qu’ensuite dans les affaires kirghizes. Il estime qu’«apprendre aux gens la démocratie n’est pas vouloir renverser un gouvernement». Même sans l’aide des fondations américaines, il y aurait eu des révolutions, assure-t-il, semblant ignorer l’étendue des moyens et de l’activisme mis en œuvre par les États-Unis. McCain admet que la ligne qui sépare le soutien à la démocratie de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un gouvernement est fine. Il la franchira à la première occasion: quand le pouvoir khirghize, se sentant menacé, coupe l’électricité à l’imprimerie de Freedom House, McCain convoque lui-même personnellement le ministre kirghize des Affaires étrangères par téléphone et le gronde pour la panne d’électricité. On peine à croire à cette séquence de Realpolitik en visionnant le documentaire. Le ministre s’excuse platement et assure que cela ne se reproduira plus.

Dix jours plus tard, la révolution éclate au Kirghizistan, menée par les étudiants sous sponsoring américain. «Slogans, symboles, fleurs offertes aux forces de l’ordre, choix d’une couleur, tout est conforme aux méthodes mises au point en Serbie, Géorgie, Ukraine», illustre le documentaire. En deux heures, le pouvoir est balayé, le palais présidentiel pris d’assaut. L’étudiant Edil Baïssalov conclut: «Même si c’est un projet américain, ça m’est égal. Les États-Unis font tomber des dictatures, et alors? Ce n’est pas de l’ingérence.» L’ingérence est un infraction au droit international. En effet, la non ingérence est un principe inscrit dans la Charte des Nations Unies: «Aucun État ni groupe d'États n'a le droit d'intervenir, directement ou indirectement, pour quelque motif que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d'un autre État.»

Une mission purement intéressée

Convaincus de mener une activité tout à fait légitime, les représentants de Freedom House à New York ne cachent pas leurs intentions: le chargé de l’Europe de l’Est montre à Manon Loizeau la carte des pays cibles, ceux qui ne sont «pas libres»: la Russie, la Chine, l’Iran, dans lesquels le même type d’action sera tenté. On apprend aussi que dans les années 1950 à 1970, ce genre d’activités était mené par la CIA de manière cachée, mais que «cela donnait l’impression que les services de renseignement américains noyautaient les organisations et partis politiques, et faisait passer les mouvements locaux pour des instruments de la CIA». Il a donc été décidé que les États-Unis feraient ce genre d’activités de manière transparente et publique. «C’est ce que nous faisons avec nos fondations», raconte le représentant de Freedom House.

Or une mission qui correspond à celle des renseignements d’un pays n’a rien de particulièrement noble. Elle est purement intéressée. Ainsi, ce type d’opération n’a jamais été mis en œuvre chez des pays non démocratiques mais alliés des États-Unis, comme l’Arabie saoudite.

Prochaine étape, la Russie?

Au final, l’enquête de 2005 montre aussi que des étudiants de l’opposition russe sont alors en contact étroit avec Bruce Jackson, le lobbyiste précité des révolutions colorées. Elles veulent suivre l’exemple de l’Ukraine et veulent être conseillées. Le leader de la révolution géorgienne explique qu’il va les conseiller. «C’est une question de temps, et du coût humain que ça prendra, pour se débarrasser du régime en place», dit-il. Faire la révolution en Russie est le prochain objectif de Bruce Jackson, admettent les protagonistes.

Sauf que la Russie a monté une contre-révolution, dont la partie visible est une armée de jeunes nationalistes poutiniens qui forment un front uni contre les mouvements estudiantins révolutionnaires, une sorte d’«antivirus de la révolution». «On ne veut pas que les États-Unis nous apprennent à être Russes», explique l’instigateur de ce mouvement. Cette démonstration rappelle l’étendue des menaces, non militaires, souvent discrètes, qui peuvent attiser les tensions et mener à des conflits. Face aux manipulations et contre-manipulations, il est indispensable de s’informer de manière complète sur les deux côtés de l’échiquier, avant de hurler aux dictateurs et aux fascistes et de fantasmer un Camp du Bien luttant contre un Axe du Mal. Apprenons au moins à tirer les leçons de l’ère George W. Bush.

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