La chronique de Pascal Wagner-Egger
Comment confondre un pseudo-expert complotiste?

Pascal Wagner-Egger, enseignant à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Selon lui, il est parfois difficile de distinguer les pseudo-experts des vrais spécialistes. Néanmoins, un test permettrait de les différencier.
Publié: 25.11.2023 à 14:34 heures
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Dernière mise à jour: 26.11.2023 à 16:55 heures
Pascal Wagner-Egger

Certains pseudo-experts, de par leur talent oratoire et la part très modeste de vrai dans leurs livres, vidéos et conférences, ont fait illusion pendant quelques années auprès des médias et de certaines institutions. La plupart sont désormais discrédités par la communauté scientifique et académique, notamment depuis la pandémie, mais n’en continuent pas moins de faire des audiences par millions. Et comme ils abordent tous les sujets avec une certaine aisance (semblables en cela à certains philosopes médiatiques), il est souvent difficile de démêler le vrai du faux.

De plus, quand ils abordent des sujets (partiellement) controversés, comme par exemple les mesures anti-Covid, ils peuvent faire illusion en prenant les points de vue minoritaires, qui sont appuyés par certains articles scientifiques, en omettant bien sûr soigneusement le plus grand nombre d’articles et de points de vue majoritaires. Comme de plus, leurs prises de position très affirmatives — alors que tout·e expert·e brille plutôt par sa prudence — et le narcissisme indéniable qui les accompagne les amène à considérer toute opinion adverse comme stupide, il peut être utile d’avoir un test à disposition pour les démasquer.

Quelques connaissances... et beaucoup d'approximations

Ce test crucial est quand ils s’aventurent dans un domaine non controversé, dans lequel il va être possible pour les vrais spécialistes de mesurer sans ambiguité leur degré d’incompétence, qu’on pourra ensuite inférer aux autres domaines (de façon bien sûr probabiliste et pas absolue, mais une méthode de pensée viciée produira vraisemblablement les mêmes erreurs dans tous les domaines). Pour cela, il faut néanmoins être spécialiste du domaine en question.

Pascal Wagner-Egger nous explique comment un charlatan peut, par bêtise, méconnaissance, suffisance, ou les trois ensemble, inverser les conclusions d’une étude dans un domaine qu’il ne maîtrise pas du tout.

Prenons deux exemples bien connus dans la sphère complotiste francophone, les pseudo-experts Jean-Dominique Michel (JDM) en Suisse (aussi connu par ses détracteurs comme «l’imposteur de l’anthropologie médicale»), ou le charlatan Idriss Aberkane (IA) en France.

Nos deux pseudo-experts ont en commun certaines connaissances tout de même, avec lesquelles ils ont pour un temps fait illusion dans les médias, mais celles-ci sont noyées dans quantités d’approximations — ils ne sont spécialistes d’aucun sujet qu’ils abordent — et, plus grave, d’erreurs de raisonnement et de contresens manifestes. Par contraste, sans doute pour justement masquer leurs lacunes à eux-mêmes et aux autres, ils ont une vision infatuée et grandiose d’eux-mêmes (la «Résistance» !), et accusent leurs adversaires de la stupidité qui est en fait, nous allons le démontrer, la leur, dans un mouvement de projection que j’ai déjà décrit dans une chronique précédente.

Le doute n’est plus permis sur leurs faibles capacités mentales

Quel est donc ce simple test qui permet aisément de les distinguer des vrais experts? La réponse est simple, comme pour toute connaissance, par l’administration de la preuve. Pas plus qu’IA ou JDM, je ne suis spécialiste des vaccins ou des virus — mais contrairement à eux, je ne prétends pas l’être — et ainsi ne saurais être capable de prouver leur incompétence dans ce domaine (cela a été fait par d’autres). Mais par chance, les charlatans narcissiques interviennent dans tous les domaines du savoir, pour la simple et bonne raison qu’ils pensent que leur soi-disant «génie» auto-attribué leur permet un savoir encyclopédique, et une intelligence tous-terrains.

Ainsi, JDM et IA sont par un heureux hasard intervenus dans mon domaine de compétence, la psychologie cognitive et sociale, et y font des erreurs tellement grossières que le doute n’est plus permis sur leurs faibles capacités mentales, leur degré d’auto-aveuglement, et le degré de désinformation qu’ils sont capables de produire.

Dans ses conférences toujours populaires malgré les preuves avérées de charlatanerie notamment concernant ses thèses, dont l’une retirée pour plagiat, et son CV, Idriss Aberkane aborde la célèbre expérience de psychologie sociale sur le conformisme, l’expérience dite de Asch (du nom de son concepteur en 1955). Qu’en dit notre charlatan toutologue? Je paraphrase pour faire plus court, «que Solomon Asch présente dans les années 60 (sans commentaire) une expérience très facile de jugement de longueurs de barres présentées sur un écran, dans laquelle la réponse correcte est évidente, mais le mec, il est malin, il va payer 15 acteurs pour donner une réponse fausse. Là il regarde combien de personnes changent d’avis, 8 sur 10 en moyenne».

La réalité connue des experts en psychologie sociale est que 37% des réponses données sont fausses (influencées par les acteurs), mais que donc 63% des réponses sont non conformistes! La confusion de notre imposteur vient du fait qu’on peut calculer de ces mêmes résultats le pourcentage que 77% (environ 8 sur 10, avec un peu de charité intellectuelle) des personnes se conforment au moins une fois sur 12 — donc à nouveau ne se conforment pas le plus souvent. Même si cette minorité peut sembler étonnante — on s’attendrait à 0% —, on voit comment le charlatan peut, par bêtise, méconnaissance, suffisance, ou les trois ensemble, inverser les conclusions d’une étude dans un domaine qu’il ne maîtrise pas du tout.

Une démarche inverse des scientifiques

Dans une vidéo récente datée du 27 octobre dernier, Jean-Dominique Michel reposte une ancienne vidéo dans laquelle il prétendait démontrer les «erreurs» et la désinformation de Rudy Reichstadt, un politologue bien connu qui recense depuis plus de 15 ans les théories du complot, à propos des vaccins covid. Pour ce faire, JDM sélectionne bien sûr soigneusement les études et médecins qui critiquent les vaccins, et en ignorant dans le même temps les plus nombreux travaux et chiffres officiels montrant leur efficacité, selon la méthode bien connue des idéologues non spécialistes qu’on appelle cognition motivée (biais de confirmation d’hypothèses idéologiquement motivé).

Comme le soulignait mon collègue et ami Sylvain Delouvée, la démarche du complotisme, ou plus généralement de l’idéologie, est inverse de celle des scientifiques: elle consiste à partir de la conclusion (p.ex., les vaccins sont mauvais) et va chercher tout ce qui corrobore cette conclusion posée d’avance — notons que la même méthode sera utilisée par un savant corrompu, que pourtant les complotistes n’ont de cesse de dénoncer. La méthode du scientifique indépendant est de partir d’hypothèses, de collecter des données, et d’ensuite apporter une conclusion (provisoire ou non).

L’ironie très révélatrice dans cet épisode est que JDM rapporte une citation totalement inventée, qu’il a sans doute trouvée sur les réseaux d’information «alternative», du psychologue et prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, tout en faisant, à mauvais escient donc, la morale à Rudy Reichstadt ! JDM reprend trois citations qu’il attribue au livre de Kahneman intitulé «Système 1, Système 2: Les deux vitesses de la pensée», traduit en 2012 chez Flammarion. Les deux premières citations de JDM correspondent au contenu du livre, mais la citation finale est inventée de toutes pièces: «Couronnement de la manœuvre, l’inquiétude [crée par les médias] se mue en dogme et développe son idéologie propre. Il s’ensuit nécessairement la purge des hérétiques et l’entrée en transe idéologique». Cette phrase ne figure nulle part dans le livre, il n’y a aucune occurrence dans les versions françaises et anglaises des mots «dogmes», «transe», «purge», et «hérétiques».

Des «semi‐intellectuels déclassés et frustrés»

Le plus savoureux est que JDM, à la diapositive suivante, fait une attaque en règle contre un «personnage peu recommandable», le juriste et philosophe Cass Sunstein, qui a été conseiller d’Obama et qui lutte contre le complotisme et la désinformation. Et devinez de qui est en train de parler Daniel Kahneman en termes élogieux dans le passage mis en exergue par JDM ? De Cass Sunstein et de son concept de cascade de disponibilité !! Deux paragraphes plus haut, Kahneman écrit ««Cass Sunstein, un autre universitaire et ami que j'admire beaucoup, […]». Donc JDM n’a lu ni Kahneman ni certainement Sunstein, il utilise des citations d’un livre qu’il n’a pas lu, dont certaines inventées, et critique la personne qui a crée le concept sur lequel il s’appuie sans le savoir, et cela dans une vidéo qui fustige la prétendue désinformation d’autres personnes… C’est ce qu’on peut appeler un véritable cirque cognitif, avec ses illusionnistes, ses bonimenteurs et autres clowns, où tout se mélange dans une bouillie complotiste.

En conclusion, IA et JDM sont de bons exemples de «semi‐intellectuels déclassés et frustrés» selon l’expression du sociologue français Luc Boltanski, que j’ai reprise dans mon livre «Psychologie des croyances aux théories du complot : Les bruits de la conspiration». Certains travaux sur les croyances aux théories du complot montrent que celles-ci sont effectivement plus élevées chez les personnes plus narcissiques, avec un fort besoin d’unicité — être différent des autres —, cela causé dans certains cas à la base par une estime de soi négative (références sur demande). De plus, plusieurs recherches montrent que les vues anti-consensus scientifique (comme l’opposition aux vaccins covid) sont liées à un phénomène de surconfiance : les gens qui soutiennent ces vues pensent être compétent·es, mais commettent davantage d’erreurs dans un test de connaissances (références sur demande). Ainsi, le complotisme serait pour ces pseudo-experts une façon de se valoriser, avoir raison contre les «élites», les spécialistes dont ils et elles ne font et ne feront jamais partie pour de bonnes raisons, d’exprimer un fort ressentiment et une volonté de revanche contre ce «système» qui les a – justement – discrédités.

Pour terminer, je vais tout de même reconnaître que JDM dit quelque chose de vrai dans sa vidéo, tout comme Didier Raoult avait dit au moins cette chose correcte durant la pandémie : «Plus on parle, et plus il y a de chances pour ce qu’on dise ne soit pas vérifié» (exprimons-le plus directement, «plus on parle, et plus on court le risque de dire des conneries»). Et durant la pandémie, Didier Raoult est sans doute le médecin francophone qui a le plus parlé, notamment dans ses vidéos hebdomadaires et sur le plateau d’ Hanouna). JDM dit ainsi dans sa vidéo de façon assez humoristique — reconnaissons-lui au moins un certain talent comique, souvent involontaire — en parlant du journaliste Alexis Favre : «Pour être autant à côté de la plaque, il faut soit se donner de la peine, soit être extraordinairement doué». Je conclurai simplement que j’ai apporté ici la preuve, pour celles et ceux qui en doutaient encore, que Jean-Dominique Michel et Idriss Aberkane remplissent les deux conditions.

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