La chronique de Pascal Wagner-Egger
Pourquoi les êtres humains croient-ils autant aux théories du complot? (2/3)

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Cette semaine, il explique les raisons qui expliquent ce phénomène. Deuxième volet: les causes psychologiques.
Publié: 10.11.2021 à 19:29 heures
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Dernière mise à jour: 19.12.2021 à 15:49 heures
Pascal Wagner-Egger

Malgré les problèmes intrinsèques liés aux croyances aux théories du complot et les conséquences potentiellement négatives d’y croire de façon exagérée, de plus en plus de personnes semblent adhérer aux théories du complot, et à les reposter sur internet et les réseaux sociaux de façon parfois compulsive.

Je vous propose dans cet article un résumé des principales causes possibles du conspirationnisme. On peut regrouper ces causes en trois familles, (1) les causes sociales et politiques, (2) les causes psychologiques et irrationnelles, et (3) les causes liées à la communication (notamment internet).

J’ai déjà décrit les facteurs sociaux et politiques dans une précédente chronique. Je passe donc à la deuxième partie.

Partie 2: Les facteurs psychologiques

Les facteurs psychologiques se divisent en deux sous-catégories, les heuristiques et biais cognitifs expliquant pourquoi nous pouvons toutes et tous être attirées par les récits conspirationnistes, et certaines caractéristiques de personnalité, indiquant que certains individus peuvent être plus susceptibles que d’autres de croire aux théories du complot.

Au niveau cognitif, plusieurs heuristiques — règles de décision rapides et simples héritées de l’évolution de notre cerveau — appelées aussi biais cognitifs, puisque ces règles mènent souvent à l’erreur, ayant été sélectionnées pour la survie et non la recherche de vérité — ont été mis à jour dans les recherches. Il semblerait que les personnes qui adhèrent le plus aux théories du complot montrent un degré plus élevé de perception d’intentionnalité (ou anthropomorphisme, ou encore téléologie), entendue comme une tendance à attribuer des intentions humaines à des objets, des animaux, ou le monde dans son ensemble.

Saut vers la conclusion

Un autre défaut cognitif menant à la pensée conspirationniste ainsi que paranormale ou magique est le biais de conjonction, une erreur qui consiste à percevoir la probabilité de la conjonction de deux événements comme plus probable que la probabilité des deux événements pris séparément, ce qui n’est pas possible d’un point de vue probabiliste.

D’autres recherches montrent de même qu’une perception exagérée des coïncidences en termes de causalité (p.ex. la coïncidence de la pleine lune et d’une insomnie est vue comme la preuve de l’influence de la pleine lune sur le sommeil) conduit à des croyances de type paranormal ou complotiste. Une autre heuristique liée aux théories du complot est le biais de proportionnalité (ou heuristique «conséquence majeure – cause majeure»), à savoir la tendance à attribuer une cause importante à un événement important, comme un complot par opposition à une simple malchance dans le cas d’un accident, comme dans celui de la princesse Diana en 1997.

La dernière heuristique observée par plusieurs recherches est le Saut vers la conclusion, une heuristique qui à partir de quelques cas commet une inférence générale, dont le danger potentiel sera d’être plus souvent fautive qu’une inférence plus prudente (par exemple, à partir de quelques scandales sanitaires sur certains médicaments, en tirer la conclusion que toute l’industrie pharmaceutique ne produit que de poison et ne fait que mentir et tricher sur l’utilité des médicaments et vaccins).

L’intuition pour mieux survivre

Ces heuristiques sont la marque d’un mode de pensée intuitif, non rationnel, dont l’hypothèse des psychologues évolutionnistes est qu’il aurait évolué dans un but de survie pour notre espèce et ses ancêtres ayant vécu pendant des centaines de milliers voire millions d’années en tant que chasseurs-cueilleurs.

Ainsi, un biais d’intentionnalité par exemple, a pu être utile et faire fuir nos ancêtres au moindre bruit d’origine inconnue. Même si cette fuite a été le plus souvent inutile (le bruit étant dû au vent, à un animal inoffensif ou à un congénère non hostile), il a suffi de quelques rares cas où le bruit provenait bel et bien d’un prédateur ou d’un ennemi pour sauver la vie des êtres dont nous sommes toutes et tous les descendant·es. Nous pouvons d’ailleurs encore ressentir en nous ce genre de biais en cas de promenade dans une forêt sombre ou à la tombée de la nuit (cf. pour une illustration frappante).

De la survie à la pensée scientifique

Ainsi, on peut dire que notre cerveau est doué pour la survie, mais moins pour la recherche de vérité. Plusieurs recherches ont effectivement montré qu’une plus forte croyance aux théories du complot était associée à une forme de pensée intuitive, rapide, ne demandant que peu d’efforts, appelée «Système 1». L’autre mode de pensée (appelé «Système 2») étant le mode de pensée analytique, coûteux en efforts, lent, difficile, comme peut l’être le raisonnement mathématique.

D’autres recherches ont montré que les heuristiques et biais cognitifs sont d’ailleurs liés à cette forme de pensée intuitive. Tout le monde serait pourvu de ce mode de pensée, mais certain·es peuvent l’inhiber et faire fonctionner à la place le mode de pensée analytique, ce qui relève par exemple de la pensée de type scientifique ou l’esprit critique.

Une forme de pensée religieuse

Au niveau de la personnalité, certaines caractéristiques comme la schizotypie, trouble de la personnalité caractérisé par de la paranoïa (sentiment d’être observé, que les autres nous en veulent, etc.), une anxiété sociale menant à l’isolement, accompagné de comportements et pensées délirantes, sont en relation avec les croyances aux théories du complot. Lié à cela, les croyances superstitieuses, magiques ou paranormales sont également plus nombreuses chez les adeptes des théories du complot, comme on peut facilement le voir et l’entendre sur les réseaux sociaux. Toujours en lien avec la schizotypie, les personnes rapportant vivre certaines formes d’anxiété personnelle et sociale (insécurité, peur de certaines innovations) ont une mentalité complotiste plus prononcée.

Certaines personnalités de type narcissique, peut-être en compensation d’une faible estime de soi, et recherchant l’unicité (être différent des autres) adhèrent davantage aux théories du complot, ce qui s’explique du fait que ces personnes affirment connaître la «lumière» d’une Vérité inconnue de la majorité (le «troupeau de moutons» vivant «endormis» dans «l’obscurité»). Ces références se rapprochent bien entendu d’une forme de pensée religieuse, à laquelle elles empruntent le vocabulaire et la vision du monde.

Selon certain·nes autrices ou auteurs, le complotisme serait d’ailleurs une forme de religion sécularisée qui prendrait la place des religions officielles en déclin. Certaines prédictions messianiques des complotistes (espoir de procès et emprisonnement des démocrates pédophiles satanistes chez les QAnons aux États-Unis, ou espoir de procès contre la «dictature sanitaire» chez les coronasceptiques), apportent une touche optimiste dans la vision du monde excessivement négative du complotisme, et ce malgré les nombreux échecs des dizaines de prophéties de ce genre jusqu’à présent. On sait néanmoins en psychologie sociale que les croyances extrêmes résistent étonnamment bien aux épreuves pourtant impitoyables pour elles, de la réalité.

Retrouvez Pascal Wagner-Egger et son ouvrage complet sur le conspirationnisme: «Psychologie des croyances aux théories du complot»

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