La chronique de Pascal Wagner-Egger
Pourquoi les êtres humains croient-ils autant aux théories du complot? (3/3)

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Cette semaine, il explique les raisons qui expliquent ce phénomène. Troisième volet: les causes communicationnelles.
Publié: 19.12.2021 à 17:04 heures

Malgré les problèmes intrinsèques liés aux croyances aux théories du complot et les conséquences potentiellement négatives d’y croire de façon exagérée, de plus en plus de personnes semblent adhérer aux théories du complot, et à les reposter sur internet et les réseaux sociaux de façon parfois compulsive.

Je vous propose dans cet article un résumé des principales causes possibles du conspirationnisme. On peut regrouper ces causes en trois familles, (1) les causes sociales et
politiques, (2) les causes psychologiques et irrationnelles, et (3) les causes liées à la communication (notamment internet).

Partie 3: Les causes communicationnelles

L’importance toujours plus grande dans nos vies d’Internet et des réseaux sociaux est la troisième catégorie de causes du succès des croyances aux théories du complot, et sans doute celle qui explique le mieux le raz-de-marée observé ces dernières années, puisqu’il apparaît évident que notre environnement médiatique a bien davantage changé que notre psychologie ou l’organisation de nos sociétés.

Internet a radicalement modifié la structure du «marché de l’information» par un processus de dérégulation: si auparavant le savoir était cantonné dans des livres et des bibliothèques, des universités, ou dans la bouche des spécialistes, et donc évalué avant d’être transmis, Internet a d’abord permis un accès gratuit et illimité à l’information, sans aucun filtre ou contrôle.

Un déferlement de désinformation

Très vite, cette belle promesse démocratique a été noyée par un déferlement de désinformation, puisque sur Internet tout le monde a le même droit de parole. Comme l’a écrit de façon sévère — mais juste — le grand écrivain Umberto Eco: «Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin, et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles.».

Remplaçons le mot «imbécile» par le plus politiquement correct «non spécialiste», et convenons que nous sommes toutes et tous bien davantage et dans bien plus de domaines non spécialistes que spécialistes (ou respectivement, imbéciles qu’intelligent·es!), et nous aurons à mon avis une bonne vision du problème qu’internet pose au «marché de l’information» de nos démocraties contemporaines.

Circulation exagérée des fake news

De plus, les rumeurs et fake news ou théories du complot anxiogènes, sensationnalistes, intuitives, émotionnelles, etc., circulent bien plus que les informations plus pondérées, plus complexes, et peuvent ainsi toucher instantanément des milliards d’individus sur la planète. Il a d’ailleurs été prouvé que même une fois la fausseté de certaines rumeurs établie, les correctifs n’atteignent de loin pas toutes les personnes qui ont cru à ces informations, et donc y croient toujours.

Non seulement la vitesse et la dispersion de toute information souvent fausse ou non vérifiée est décuplée, mais Internet permet un stockage indéfini de l’information, et peut ainsi rendre plus vraisemblables de fausses rumeurs du même type, qui bien que non prouvées vont en apparence se confirmer les unes les autres. On peut prendre les récurrentes accusations de l’extrême droite d’un «complot pédophile» des élites dirigeantes, qui est apparu par exemple lors de l’affaire Dutroux en Belgique, avec l’affaire du «Pizzagate» lors de la course à la présidentielle d’Hillary Clinton, et finalement lors de la récente élection de Joe Biden.

Les «bulles de filtre» confirment nos croyances

Le monde de pensée intuitif, non analytique, qui accompagne toutes sortes de croyances (ésotériques, paranormales, religieuses, complotistes), lié à nos biais cognitifs est celui que nous avons lorsque nous surfons sur le net. Ainsi, les erreurs classiques de raisonnement, les fausses croyances, l’adhésion à des rumeurs sensationnelles non vérifiées (p.ex. les supposés mort·es du vaccin contre le Covid-19) vont ainsi être amplifiées sur les réseaux sociaux, comme on peut le voir très clairement depuis le début de la pandémie.

Les «bulles de filtre» ou autres «chambre d’écho» que créent les algorithmes (plus vous aimez certaines personnes ou certains contenus, et plus vous recevrez de telles informations) renforcent le classique biais de confirmation (tendance très générale à rechercher les informations qui confirment nos croyances, et à se détourner des informations contradictoires). Le phénomène de «preuve sociale» — l’idée fausse que plus de monde croit à une idée ou une théorie, et plus elle est vraie — va aussi renforcer l’illusion d’être dans le vrai.

En 2020, nous avons entendu un des meneurs de la mouvance complotiste QAnon en Suisse argumenter que, comme il y a 20 ans, seule une dizaine de personnes le suivaient dans ses multiples théories du complot, et qu’aujourd’hui elles et ils sont proches de 10’000, c’est bien le signe qu’il a raison…

Les théories du complot pour lutter contre l’ennui

Un autre aspect communicationnel en faveur du succès des théories du complot est leur attrait narratif. En effet, nombre de récits de fiction (films, séries, romans, etc.) recourent aux théories du complot, tout comme au paranormal. En effet, rien de plus attrayant qu’une sorte d’enquête policière dans laquelle les spectateurs découvrent peu à peu avec les héros que la véritable réalité est en fait cachée derrière les apparences d’une fausse réalité, dont la série de films «The Matrix» ou le film «The Truman Show» en sont les archétypes modernes.

Plusieurs études dont l’une très récente ont montré que les adeptes des théories du complot disent davantage que les autres s’ennuyer et être à la recherche de sensations (!), que les théories du complot sont plus intéressantes, excitantes et dignes d’attention que les explications non complotistes des mêmes événements. Les gens imaginent davantage de théories du complot lorsqu’une information est présentée de façon plus divertissante qu’ennuyeuse.

Internet renforce la tendance

Internet va renforcer cette tendance, puisqu’il est facile de vérifier sur les principaux moteurs de recherche existants que les informations les plus sensationnalistes, celles qui attirent notre mode de pensée intuitif et nos biais cognitifs, sont plus présentes que les informations plus vérifiées et scientifiquement prouvées (p.ex., l’existence du monstre du Loch Ness, la véracité de la télékinésie, l’effet de l’homéopathie, ou les complots), du moins avant que certains sites les plus populaires ne se mettent à faire le ménage afin de donner moins de visibilité à la désinformation, particulièrement dramatique en temps de crise, comme celle de la pandémie actuelle.

La pandémie, source de théories du complot

En conclusion, certains facteurs sociaux, politiques, communicationnels, et psychologiques expliquent pourquoi certaines personnes sont plus réceptives que d’autres aux récits complotistes, et d’autres facteurs sociaux, communicationnels, et psychologiques expliquent pourquoi nous pouvons être toutes et tous, une fois ou l’autre, attiré·es par ce genre de théories.

Ainsi, il n’est pas étonnant dans une période d’anxiété prolongée et multifactorielle (origine du virus, mesures prises, traitements médicaux, vaccins, etc.) comme une pandémie d’observer l’irruption d’un véritable feu d’artifice de croyances irrationnelles, qui permettent de donner un sens et une illusion de maîtrise d’une situation qui n’est en réalité que partiellement contrôlable, parce que soumise à de nombreux aléas.

Retrouvez Pascal Wagner-Egger et son ouvrage complet sur le conspirationnisme: «Psychologie des croyances aux théories du complot»

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