La chronique de Quentin Mouron
Police, Palestine, autoroutes: on ne peut plus rien dire!

Une purge des universités suisses, une exposition annulée, une députée en justice pour avoir critiqué la police… Rassurez-vous, rien à voir avec la fameuse «cancel culture», nous dit l’écrivain Quentin Mouron dans sa chronique au cyanure.
Publié: 03.06.2023 à 11:42 heures
Quentin Mouron

Il en va de la cancel culture comme du célèbre sketch des Inconnus sur les chasseurs: il y a la bonne cancel culture, et il y a la mauvaise, sans pour autant que l’on puisse vraiment faire la différence, sinon par l’écho médiatique qu’elle rencontre. Car, en ce domaine, tout est avant tout question de résonance, c’est-à-dire de bruit. Et les bourgeois, on le sait, cela gueule fort.

Ainsi, quand un autre sketch quelque peu maladroit d’une humoriste suisse attire à son autrice des réponses acerbes et courroucées, toute la machine à créer de l’hyperbole se met en branle: censure gauchiste, barbarie, on-ne-peut-plus-rien-dire, Staline, Mao, etc. Les plateaux de télé s’ouvrent par enchantement; les éditoriaux pleuvent des larmes de sang; c’est un maelström total, presque wagnérien. Et aucune exagération ne semble assez bonne, comme si le péril du retrait d’un sketch devait par avance justifier toutes les outrances, tous les coups bas, toutes les inénarrables tempêtes de merde.

Circulez, il n’y a rien à voir

En revanche, quand un politicien évoque l’idée d’une purge des universités suisses pour les débarrasser des chercheurs qui pencheraient à gauche — au mépris de l’article 8 de la constitution, qui garantit la liberté d’opinion politique —, c’est une autre machine qui se met en route: celle qui crée des euphémismes. C’est un coup de sang, un moment de colère, une formule un peu verte, circulez, il n’y a rien à voir.

Il y a la bonne cancel culture, et il y a la mauvaise, sans pour autant que l’on puisse vraiment faire la différence, sinon par l’écho médiatique qu’elle rencontre.
Photo: Markus Winkler

La Ville de Genève annule-t-elle une exposition consacrée à la Palestine? Ce n’est pas de la censure, voyons, nul fascisme, nulle barbarie, c’est tout simplement un souci pédagogique, une inquiétude légitime, pourquoi en ferait-on toute une histoire? «Précaution ou censure», se demande La Tribune de Genève. Et puis, après tout, qui sont les Palestiniens? Une poignée de types barbus, des femmes qui pleurent et de la marmaille qui joue à cache-cache dans des décombres, pas de quoi hisser le grand mât de la liberté que l’on bafoue.

La censure, c’est toujours l’affaire de l’autre

L’Association professionnelle des gendarmes vaudois a porté plainte contre la députée Mathilde Marendaz, au motif qu’elle se serait trouvée devant une pancarte portant l’acronyme «ACAB» (All cops are bastards). Y a-t-il quelqu’un pour défendre le droit des citoyennes et des citoyens à critiquer, même vivement, nos institutions? Entendons des protestations chez les éditorialistes? Pas le moins du monde, ils dorment tranquille, ils ont bonne conscience, il y a des limites, expliquent-ils… Oui, il y a des limites. Celles qu’ils ont eux-mêmes tracées, dont ils sont fiers et qui, pensent-ils, doivent les protéger contre les assauts de l’extérieur.

En vérité, il est si naturel au pouvoir bourgeois de censurer, d’interdire, de bannir et de persécuter qu’il se croit dispenser de donner ses raisons, pire: il ne s’en rend même pas compte. La censure, c’est toujours l’affaire de l’autre, du barbare. Chez les bourgeois, la censure est comme une variété particulière de la sueur: cela vient aussi naturellement que cela disparaît, on s’éponge le front à l’aide de quelques formules toutes faites, de quelques euphémismes de salon, et le tour est joué – magie, tout a disparu.

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