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La chronique de Quentin Mouron
Réussir son licenciement de masse en toute décontraction

Dans sa nouvelle chronique, Quentin Mouron nous livre un concentré de son tutoriel en huit points pour réussir son licenciement de masse qui, selon ses dires, est déjà un bestseller sur LinkedIn. Second degré exigé.
Publié: 06.09.2024 à 15:00 heures
Quentin Mouron, écrivain

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Premièrement, ne parlez jamais de «licenciements». Les patrons de PME ont trop souvent l’esprit étroit, ils s’abandonnent à ce vieux démon qui conseille d’appeler les choses par leur nom. Or, nommer, c’est déjà avouer. Souvenez-vous de vos laborieuses années de catéchisme: «Au commencement, était le Verbe...» Vous qui, comme le Bon Dieu, commandez aux destinées, vous devez nuancer vos évangiles, transformer l’eau en euphémismes. Parlez plutôt de «restructuration», de «réorientation» ou de «changement de stratégie». Au besoin, accolez à ces mots des adjectifs flatteurs.

2

Deuxièmement, ne vous empressez pas de signifier aux restructurés qu’ils doivent quitter l’entreprise qu’ils ont aimé pour sombrer dans la dépression et l’alcoolisme. Temporisez. 200 emplois biffés, bon. 400. Ok. 600. À la rigueur. Des chiffres, oui. Mais pas de noms (voir point précédent). Un climat de saine terreur permettra de doper les performances, tout en évitant une contestation trop vive.

3

Troisièmement, évitez les airs graves, les visages fermés. Cela ne rassure pas les actionnaires. En plus de faire chuter le cours des actions de votre groupe, cela vous donnera l’air irrémédiablement constipé – ce qui, comme le notait déjà Proust, ne sied qu’aux syndicalistes et aux prophètes. Oubliez le management de grand-papa, le bureau en acajou, la mine soucieuse, la tape familière sur l’épaule. Une restructuration est un moment créatif, presque jaculatoire, c’est-à-dire heureux.

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Quatrièmement, ne vous adressez jamais à vos subordonnés autrement qu’en anglais d’ascenseur. L’anglais est la langue de la mondialisation, c’est-à-dire du bonheur. Tout comme on n’imaginait pas, jusqu’à une date assez récente, qu’un traité de médecine puisse être rédigé autrement qu’en latin, on ne voit pas comment une communication d’entreprise pourrait se faire autrement que dans cet anglais indéfinissable, situé aussi loin que possible de la langue de Shakespeare. Si, par malheur, vous comptez encore dans vos subordonnés des arriérés qui s’expriment dans ces patois infantiles et bruyants que sont le français, l’italien ou le portugais, n’hésitez pas à utiliser toutes les ressources de la technique; au besoin, créez un avatar.

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Cinquièmement, parlez tout en faisant en sorte que personne ne vous comprenne. Au cours de ses deux millénaires et demi d’histoire, la philosophie a offert des ressources et des gages en matière d’inintelligibilité; n’hésitez pas à mobiliser toutes les ressources conceptuelles dont vous disposez. Restez obstinément vague. Soyez abstrait jusqu’au vertige. Gargarisez-vous de mots compliqués. Buvez, par exemple, à la mamelle de mon ami Deleuze: vous ne licenciez pas des employés, non, pas du tout, vous tracez seulement à la craie d’airain des ellipses sur un grand plan d’immanence. Moins les salariés seront en mesure de comprendre ce qui leur arrive, moins ils seront en mesure de le contester.

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Sixièmement, répétez-vous que si vos employés sont au chômage, ce n’est pas votre faute, c’est simplement qu’ils n’ont pas eu le bon mindset, pas assez sué en team building, peut-être même qu’ils ont cultivé une vie privée en inadéquation avec vos valeurs. Il est probable qu’ils puent le café, le tabac froid. Certains sont chauves, d’autres bedonnants. La plupart se négligent. Voyez leurs dents, leurs dents! Et toutes ces effluves. Toute cette mauvaise graisse. Tant de gens qui ne travaillent pas sur eux-mêmes, et qui sont restés sourds à vos appels lorsque lors d’un week-end corporatif vous leur avez proposé de marcher sur des braises ou de se rouler tout nu en hurlant dans une yourte. Dès lors que ce sont eux les coupables, n’hésitez pas à les foudroyer de votre mépris. Ils ne sont tout simplement pas à la hauteur de votre vision. Nietzsche et les coachs LinkedIn sont d’accord: la morale est un truc de curé et d’esclave.

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Septièmement, ne craignez rien de la justice. Le droit du travail suisse est pensé pour servir vos intérêts, et les salariés qui s’adressent à la justice sont généralement déboutés, quand on ne se fout pas simplement de leur gueule (ce qu’ils méritent, d’ailleurs: relire le point précédent). Vous qui dansez sur les cimes du monde, il vous suffira, pour gagner un procès, de ne pas être trop ouvertement raciste ou d’éviter de harceler sexuellement vos collaborateurs avec ostentation. La fonction des prud’hommes est à peu près la même que celle de Monsieur Prix ou des avions de l’armée suisse: essentiellement décorative. Cela garantit le dynamisme de notre économie, et sa compétitivité.

8

Enfin, n’hésitez pas à recommencer l’année prochaine. Les restructurations, c’est comme les cacahuètes, la cocaïne ou la censure: il n’y a aucune raison sérieuse de s’arrêter quand on a commencé.

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