La chronique d'Irène Kälin
Un mémorial en Suisse pour les victimes du nazisme

À la veille des 77 ans de la libération du camp d'Auschwitz, la première citoyenne du pays, Irène Kälin, explique dans sa chronique pourquoi un mémorial en Suisse est important pour ne jamais oublier.
Publié: 26.01.2022 à 15:59 heures
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Dernière mise à jour: 10.03.2022 à 16:55 heures

Plus jamais ça!

Il y a des événements dont on ne se souvient pas volontiers. C’est souvent un indice qui montre que l’on doit absolument s’en souvenir. Je ne parle pas ici de mauvaises notes en allemand à l’époque ou de la douleur de la première séparation — ces épisodes, eux, peuvent être allègrement oubliés si vous y arrivez.

Ce que nous ne devons en aucun cas oublier, c’est le plus grand crime jamais perpétré dans l’Histoire: cette semaine, nous commémorons six millions d’enfants, de femmes et d’hommes juifs, mais aussi des millions de Sintis et de Roms, de personnes handicapées, d’homosexuels, de témoins de Jéhovah, d’Afro-Allemands, d’activistes politiques ou de prisonniers de guerre qui ont perdu la vie au nom de l’idéologie nationale-socialiste.

Nous pleurons aussi les milliers de femmes, hommes et enfants juifs qui ont essayé de trouver refuge en Suisse mais ont été laissés en plan.

Représentante des Verts et du canton d'Argovie, Irène Kälin est la première citoyenne du pays durant l'année 2022.
Photo: Keystone

«Échec collectif»

Il y a 77 ans, les troupes soviétiques sont entrées en Pologne pour atteindre Auschwitz. La libération d’un camp de concentration ne figurait pas dans les ordres reçus: ils ignoraient son existence. Lorsque, en ce début d’après-midi du 27 janvier 1945, ils sont parvenus au camp, les lieux avaient l’air abandonnés et silencieux.

Ce n’est qu’au fil des minutes que les soldats ont constaté qu’ils étaient en réalité entourés de personnes. Ils ont recensé 7500 survivants, marqués par l’épuisement, la faim et le froid glacial. Des miraculés: l’écrasante majorité des personnes déportées à Auschwitz y ont laissé leur vie. Environ un million de personnes assassinées, soit le plus grand massacre de masse en un seul endroit dans toute l’histoire de l’humanité.

Je n’oublierai jamais le jour où j’en ai entendu parler pour la première fois, à l’école. Mon désarroi était immense. Au moins aussi grand que mon incompréhension — à raison. Je n’arrivais pas à réaliser ce que cela représentait, un tel nombre de victimes. Ni comment on avait pu en arriver jusque-là. Comment est-ce possible? «Échec collectif de l’humanité…», avait répondu mon enseignant. Avant d’ajouter: «Cela ne doit jamais plus se produire.»

Notre seule arme: la conscience collective

Je ne peux qu’être d’accord avec l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan: «Lors de tels événements, les mots manquent. On dit à raison ‘Plus jamais’. Mais joindre les faits à la parole est bien plus compliqué. Depuis l’Holocauste, le monde s’est couvert de honte plus d’une fois en ne parvenant pas à empêcher la mort de civils.»

Il est d’autant plus important de se souvenir. Il serait facile et agréable de ne plus y penser, de passer à autre chose. C’est la raison pour laquelle il faut se faire violence — nous devons absolument nous rappeler que ce n’est pas «l’indescriptible» ou «l’inimaginable» qui a conduit à ce terrible crime contre l’humanité qu’est l’Holocauste, mais une multitude d’événements sur plusieurs années, en différents lieux d’Europe. Il n’a pas non plus été perpétré par des «sauvages» ou des «bêtes», mais par des être humains comme vous et moi. L’Holocauste a été commis en raison d’une haine qui a pu se propager dans l’indifférence. Or, la conscience collective est notre seule arme contre cette complicité passive.

Comment crée-t-on une conscience collective? Elle ne va pas de soi, elle se développe. Et ceci grâce à nos relations interpersonnelles avec les victimes et les survivants. Imaginez le courage, la résilience et la persévérance qu’il faut pour, des années ou décennies après le drame, continuer de raconter encore et encore ce qu'il s’est passé. Malgré l’immense fardeau de ces souvenirs, les survivants ont tout partagé avec nous pour que nous puissions tirer les leçons de ce qu'il s’est passé et ne plus jamais répéter. Leur mémoire doit devenir la nôtre, tout comme leur douleur.

77 ans, c'est toute une vie!

Mais 77 ans, c’est toute une vie. Qu’est-ce qui va rester de cette conscience collective lorsque les Survivants ne seront plus là pour raconter? Qui gardera ces souvenirs vivants, alors qu’il serait bien plus agréable de tout oublier? Il est difficile d’admettre que nos semblables ont tué individu après individu. Des millions de fois.

Peu importe à quel point il est douloureux de rouvrir perpétuellement ce terrible chapitre, nous ne devons jamais l’oublier. Chacune et chacun d’entre nous doit faire sa part pour que ces souvenirs restent dans la conscience collective et que celle-ci nous appelle à la vigilance à notre propre époque. On ne peut que dire «Plus jamais ça» si l’on se souvient à quoi ce «ça» correspond: le plus grand crime commis par l’être humain. L’échec collectif.

C’est l’une des raisons pour lesquelles notre Parlement a adopté à la fin de l’année dernière une motion pour créer en Suisse un mémorial officiel pour les victimes du nazisme. Pour les personnes qui ont été persécutées, privées de leurs droits et assassinées. Un mémorial pour le peuple juif, les minorités, les dissidents ainsi que les réfugiés refoulés à la frontière.

Les générations futures doivent savoir ce qu'il s’est passé et ce à quoi le racisme et la discrimination peuvent mener. Peu importe à quel point c’est douloureux, peu importe à quel point c’est incompréhensible. Car chaque génération doit se rendre compte de la fragilité et de la valeur de la démocratie et de l’État de droit. Plus jamais ça.

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