Pascal Wagner-Egger
La critique de la critique du complotisme: l’«anti-complotisme» est-il un problème pour la liberté d’expression et la démocratie (1/3)?

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Cette fois-ci, il questionne la critique même du complotisme.
Publié: 12.02.2023 à 13:14 heures
|
Dernière mise à jour: 02.04.2023 à 10:19 heures
Pascal Wagner-Egger

Les objections récurrentes à la critique des croyances aux théories du complot à laquelle de nombreux collègues, journalistes, intellectuels et moi procédons, sont que cette critique serait:

  1. une façon de faire taire toute critique sociale et qu’elle détournerait des vrais complots et autres actes illicites de la part du monde politique, économique, scientifique ou journalistique;
  2. une limitation dictatoriale de la liberté d’expression;
  3. une atteinte à l’honneur, voire pour les plus hardis une forme de «pathologisation» ou «psychiatrisation» des personnes visées lorsque l’on affuble une théorie de l’étiquette de «complotiste»;
  4. que ce qualificatif pousserait à la division de la société;
  5. et que nous aurions ainsi un point de vue normatif ou évaluatif — donc antiscientifique, parce que la science demanderait une neutralité face à son objet d’étude — sur notre objet de recherche et de réflexions.

Examinons dans cette chronique la première de ces critiques.

Il faut tout d’abord relever qu’elle constitue un lieu commun partagé dans le milieu complotiste, mais également repris par des commentateurs et commentatrices provenant de la gauche radicale et de l’extrême droite (sans surprise pour nous, puisque les recherches dans de nombreux pays montrent que c’est précisément dans ces sphères politiques que le complotisme est le plus élevé).

Il faut distinguer la «religion du complot», les théories du complot, qui sont des accusations de complots — actions secrètes et malveillantes d’un petit groupe de personnes — sans preuves suffisantes, et la «science du complot» (enquêtes professionnelles à la recherche de preuves directes de complot, aveux, documents, emails, etc., à valider devant un tribunal). (Image d'illustration)
Photo: AFP

Il existe par exemple un mème illustrant cet argument, qui a circulé durant la pandémie et qui disait: «Complotiste: terme inventé et utilisé contre celles et ceux qui ne vont pas dans le sens de la pensée unique afin de décrédibiliser toute opposition éventuelle.»

Religion et science du complot

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner dans mes précédentes chroniques, il convient au préalable de distinguer ce que j’appelle par analogie la «religion du complot», les théories du complot, qui sont des accusations de complots — actions secrètes et malveillantes d’un petit groupe de personnes — sans preuves suffisantes (coïncidences, anomalies apparentes de la version officielle, informations non vérifiées de sites alternatifs, avis de spécialistes minoritaires, etc.), et la «science du complot» (enquêtes professionnelles à la recherche de preuves directes de complot, aveux, documents, emails, etc., à valider devant un tribunal).

Ainsi, la différence entre les vrais complots découverts dans l’histoire (comme le Watergate, le complot de l’industrie du tabac, etc.) et les théories du complot est une différence radicale de méthode. Les vrais complots ne sont pas des théories du complot qui sont devenues vraies! Et comme l’a écrit mon collègue et ami Sebastian Dieguez de façon sévère — mais juste —, jamais aucun complotiste n’a découvert de vrai complot (dans son livre «Total Bullshit», aux Presses Universitaires de France en 2018)!

Au mieux, les soupçons des théories du complot pourraient amener des gens sérieux à enquêter, mais ces derniers le feraient sans poster les «pièces à conviction» ou les «éléments à charge» sur Internet, et surtout sans croire religieusement en la conclusion de l’enquête avant même de l’avoir commencée.

Une critique de la «religion du complot»

En effet, tout comme on peut en théorie prouver l’existence de licornes (ou quoi que ce soit d’autre), mais pas prouver qu’il n’en existe pas (elles pourraient n’exister que dans la lune creuse et disparaître magiquement à la vue de tout être humain), on ne peut pas prouver l’inexistence des complots, mais bel et bien leur existence — même si on en conviendra, cela peut être dans certains contextes difficiles voire impossible, auquel cas il convient de suspendre son jugement (on ne saura peut-être jamais, et comme il s’agit d’accusations graves, la présomption d’innocence doit s’appliquer). Ainsi le fardeau de la preuve est-il à la charge des gens qui affirment l’existence de quelque chose, licorne, télépathie ou complot, mais pas à celles et ceux qui en doutent.

Ceci posé, notre critique du complotisme ne porte que sur la «religion du complot», qui en proposant à ses adeptes de croire sans preuves suffisantes, peut porter tout le monde à croire tout et n’importe quoi, et ainsi mener à une défiance généralisée — et infondée — contre les institutions démocratiques, allant jusqu’aux soupçons infondés de fraudes dans les élections et votations, et aux tentatives de soulèvement attisées par les autocrates populistes.

Pour qui en douterait encore, l’excellente série de documentaires «La fabrique du mensonge» sur France TV est particulièrement édifiante, illustrant les dérives sectaires, politiques, antiscientifiques, et antidémocratiques du complotisme. En ce sens, la critique du complotisme est vitale pour la démocratie, mais ce que j’appelle «science du complot» l’est bien évidemment tout autant, puisqu’il s’agit des contre-pouvoirs journalistiques, juridiques, scientifiques, etc., qui doivent veiller que les dirigeants respectent les lois. Elle n’est d’aucune façon remise en cause par la critique du complotisme, pas plus que cette dernière ne nie l’existence de vrais scandales ou complots.

Relevons ici que nous serons d’accord sur ce point — mais c’est bien le seul — avec nos adversaires, il est bien sûr essentiel d’encourager et renforcer les contre-pouvoirs dans les démocraties, d’avoir une politique, une science, un journalisme et un système judiciaire indépendants des lobbys et des pouvoirs économiques. Mais c’est bien ce qui se passe, il est vrai plus ou moins imparfaitement, chaque mois dans le monde des politiciens, patrons d’entreprises, banquiers comparaissent devant les tribunaux et sont parfois punis. L’exagération complotiste y verra la partie émergée de l’iceberg, alors que les gens plus raisonnables y verront le signe que les contre-pouvoirs démocratiques fonctionnent, en espérant même que cela ait un pouvoir dissuasif (les lois sont d’ailleurs parfois renforcées après certains scandales).

Encourager la critique rationnelle

De fait, comme le relevait le sociologue Boltanski («Énigmes et complots», Gallimard, 2012), la critique des théories du complot améliore même la critique sociale, au lieu de la bâillonner, en critiquant la critique irrationnelle et encourageant la critique rationnelle de notre système économique et social!

Pour l’illustrer clairement, la croyance que les élites françaises appartiennent à un réseau pédophile sataniste sur la base de pseudo-informations trouvées sur des sites internet alternatifs dessert complètement toute critique sociale sérieuse, au contraire d’une enquête comme celle sur les agissements de l’ex-président français Nicolas Sarkozy, qui a fini par être inculpé par la justice. Autant la seconde est utile et importante pour la démocratie, autant la première est inutile (personne ne sera jamais condamné sur cette base, même coupable), contre-productive (à accuser d’agissements gravissimes sans preuves, on sera à raison ridiculisé voire en retour condamné pour diffamation, et ce même si on a raison) et dangereuse (risque de radicalisation et de violences à partir d’accusations délirantes).

Cette analyse indique aussi en passant que le lieu commun du philosophe et économiste d’extrême-gauche Frédéric Lordon, souvent repris sur les réseaux sociaux, disant qu’il faut «éviter deux écueils symétriques, aussi faux l’un que l’autre: 1) en voir partout; 2) n’en voir nulle part» ne résiste pas à l’analyse: les vrais complots ne se voient pas — comme peuvent l’être les théories du complot derrière son écran —, ils doivent être professionnellement investigués et prouvés.

«Voir des complots» pour des gens qui n’enquêtent pas eux-mêmes à la recherche de preuves est aussi utile et rationnel que penser que Nicolas Sarkozy est coupable (ou innocent) sans faire partie des enquêteurs, sans avoir accès à l’ensemble du dossier, avant la fin de son procès et de son éventuelle condamnation. On aura peut-être raison (ou tort), puisqu’il n’y a que deux issues concernant toute culpabilité, mais rappelons qu’avoir raison pour de mauvaises raisons, c’est avoir tort — comme la montre arrêtée qui donne l’heure correcte deux fois par jour ou l’astrologue qui «a raison» de temps en temps.

Le complotisme de l’anti-complotisme

Le même Frédéric Lordon va même, dans un élan de paranoïa, jusqu’à concevoir une théorie du complot à propos de l’anti-complotisme: «le complotisme de l’anti-complotisme», qui dénonce l’usage du terme de complotiste comme visant uniquement à disqualifier les opposants, quand les arguments manqueraient.

Notons d’ailleurs au passage que comme nombre de personnes complotistes — ce qui est particulièrement savoureux —, Frédéric Lordon semble mal maîtriser la définition des termes qu’il utilise: le complot (et non pas complotisme) de l’anti-complotisme consisterait précisément dans le fait que nous, critiques du complotisme, savons que les théories du complot sont vraies et que nous cherchons par tous les moyens à le cacher, en manipulant au passage les données des centaines d’études scientifiques qui appuient nos analyses.

Ainsi, Lordon a raison de nommer son point de vue «complotisme de l’anti-complotisme» — et pas «complot de l’anti-complotisme», comme il aurait dû le faire s’il maîtrisait son sujet —, puisqu’il s’agit bel et bien d’une accusation de complot sans preuves suffisantes (et donc, probablement fausse, comme c’est le cas ici).

Un intérêt pour le sujet antérieur à la pandémie

En parallèle, il existe une théorie du complot sur la notion même de théorie du complot — tout aussi fausse et paranoïaque que la précédente — selon laquelle le terme aurait été créé par la CIA durant l’affaire Kennedy pour discréditer les opposants à la version officielle…

En allant un pas plus loin, certains philosophes défendent la notion de théorie du complot par l’idée du particularisme (i.e., il faudrait évaluer chaque théorie du complot individuellement, par rapport à son degré de plausibilité; mais cette approche ignore complètement le problème de la méthode du complotisme décrit plus haut), tentant assez simplement de rationaliser leurs croyances dans certaines théories du complot — les moins délirantes, comme celles autour de la mort de Kennedy, mais qui restent des croyances.

L’un d’entre eux, Lee Basham, m’a un jour écrit dans un email personnel que ma conception des théories du complot comme malsaines pour la société était au contraire salutaire pour moi, me donnant de l’importance sociale, tout en servant les «ambitions de censure de ma petite faction avide de pouvoir» (cf. la prochaine chronique pour l’erreur de l’accusation de censure). Il est vrai que l’étude des théories du complot nous a mes collègues et moi portés sur le devant de la scène médiatique, notamment depuis le début de la pandémie, et a éveillé l’intérêt de certaines instances scientifiques (comme le Conseil Suisse de la Science) et du monde de la recherche (projets de recherches financés en raison de leur importance sociétale). Mais notre intérêt pour les théories du complot était bien antérieur à la pandémie (j’ai moi-même commencé à les étudier vers 2003), alors que l’interprétation complotiste voudrait que nous ayons choisi ce thème précisément pour ses «avantages sociaux», ce qui montre que comme bien souvent, les théories du complot ne résistent pas à l’épreuve des faits.

Accusé d’être payé par Big Pharma

Une autre sorte de théorie du complot dont j’ai été parfois accusé est celle d’avoir écrit un livre durant la pandémie sur les théories du complot afin de m’enrichir tout en dénigrant les victimes des règles sanitaires. Comme toute théorie du complot, elle peut être vraie, mais comme elle ne repose que sur de vagues soupçons, elle est bien plus probablement fausse, et le seul moyen de le savoir n’est pas de croire ou accuser, mais bien d’enquêter.

Dans ce cas précis, l’enquête montrera que j’ai commencé à écrire ce livre en 2019 (et il existe des preuves, puisque c’était le sujet de ma thèse d’habilitation, déposée début 2020), et j’ajoute toujours à ce propos que si j’avais vraiment voulu m’enrichir, j’aurais écrit un ouvrage conspirationniste sur le Covid, qui se vendent à des centaines de milliers voire millions d’exemplaires, alors que nos ouvrages se comptent en quelques milliers d’exemplaires vendus…

De façon encore plus explicite, l’idée est très répandue dans le milieu complotiste que les scientifiques, journalistes ou intellectuels qui comme moi critiquent le complotisme seraient payés par le «Pouvoir» pour discréditer les courageux lanceurs d’alerte (elles et eux) à coups de campagnes de dénigrement. Un certain nombre de complotistes m’ont accusé plus ou moins explicitement d’être payé par Big Pharma, Bill Gates, Klaus Schwab ou d’autres, d’être «en mission commandée».

Ce à quoi je réponds régulièrement qu’il n’y a effectivement que deux possibilités:

  1. soit je suis payé grassement par différents groupes puissants pour les défendre et discréditer leurs adversaires avec l’invention du complotisme, et les gens qui m’accusent sans preuves sont de courageux lanceurs d’alerte qu’il faudra un jour récompenser quand de mon côté, je croupirai en prison pour corruption aggravée;
  2. soit je ne suis rémunéré que très correctement par nos impôts en travaillant à 100% à l’université, en choisissant totalement librement mes sujets de recherche, et les gens qui m’accusent sans preuves sont dans un état assez avancé de paranoïa. Et, pour punir un peu ces accusations qui ne sont tout de même pas anodines, j’ajoute que moi, contrairement à eux, sais laquelle des deux options est la bonne…

L’avantage de ces diverses accusations complotistes sur l’anti-complotisme, c’est qu’outre le fait qu’elles illustrent le phénomène de «mentalité conspirationniste» (une tendance psychologique à tout interpréter en termes de complot), elles prouvent, s’il en était encore besoin, l’inanité de croire à des complots sans preuves suffisantes…

En conclusion de la réponse à cette première critique de «l’anti-complotisme», j’ai moi-même créé un mème pour rétablir le sens de ma critique du complotisme: «Complotiste: terme utilisé contre les personnes portant de graves accusations sans preuves suffisantes non pas devant un tribunal mais sur Internet, afin de leur suggérer un peu de prudence et d’attendre la fin de l’enquête et du procès avant d’affirmer l’existence du présumé complot.»

J’admets cependant que si l’épithète de «complotiste» était utilisée contre un enquêteur professionnel qui cherche et présente des preuves, il le serait à tort, et en ce sens, la critique serait justifiée. Néanmoins, un tel cas risque bien de ne jamais se produire, en raison du fait déjà mentionné qu’aucun enquêteur professionnel ne va jamais divulguer quoi que ce soit avant la fin de l’enquête…

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la