Avec la complicité de médecins
«Ce n'est pas compliqué de se faire déclarer double inapte à l'armée»

Pour éviter de servir sous les drapeaux, des jeunes Suisses déjouent les tests physiques et psychologiques de l'armée. L'objectif? Se retrouver inapte au service militaire. Blick a récolté leurs témoignages.
Publié: 19.07.2024 à 17:29 heures
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Dernière mise à jour: 19.07.2024 à 17:52 heures
Nathan Clément

Jeudi soir, Blick publiait un article détaillant le tuto du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) pour courber le service militaire. La pratique est-elle courante? «Des astuces pour se soustraire au service militaire existent depuis longtemps, nous répondait la porte-parole de l'armée, Delphine Schwab-Allemand. Leurs influences sont limitées puisque nous constatons une diminution du nombre de personnes déclarées inaptes au service militaire ces dix dernières années.» L'aptitude au service serait passée de 61,6 % en 2014 à 70,6 % en 2023 selon les derniers chiffres.

Blick a souhaité rencontrer ces jeunes hommes qui fuient à tout prix le treillis kaki. Une courte recherche de témoignages a permis de soulever une armée de réfractaires souhaitant partager leurs expériences. En voici quelques-unes.

«On n'a pas besoin de branleurs comme vous»

Nombreux sont ceux qui ont recours à l'expertise médicale dans l'espoir de décrocher le tampon «inapte». Les raisons qui donnent droit au précieux stempel sont multiples. L'allergie aux acariens en est une, confie un jeune trentenaire, mais aussi les troubles gastriques, les douleurs aux épaules et — parfois — un vieux problème ou un bon talent de comédien.

Même les sportifs d'élite sont astreints au service militaire. Sur la photo, le footballeur pro Denis Zakaria (quatrième recrue depuis la gauche) qui avait intégré Macolin.
Photo: Keystone
«Peut-être certains ont-ils le sens du sacrifice de «la Patrie»; je ne l’ai pas»

Théo* a la vingtaine. Pour Blick, cet étudiant en lettres revient sur les raisons qui l'ont poussé à ne pas réaliser son service militaire.

J’ai effectivement fait en sorte d’être exempté pour plusieurs raisons, principalement idéologiques. D’abord l’armée symbolise à mon sens l’institutionnalisation ou le bastion le plus évident du conservatisme, position à laquelle je ne peux pas souscrire en raison de certaines de mes appartenances et conditions personnelles. Institution réactionnaire s’il en est, je ne consens donc à lui donner ni le temps, ni l’énergie que l’on exigerait de ma part en vertu de je ne sais quelle loi ou tradition. 

Il y a ensuite, dans les valeurs que cultive l’armée, quelque chose qui me repousse. C’est notamment le cas de la galvanisation de cette identité masculine qui me répugne, dans laquelle je ne me retrouve pas et dont j’ai fait les frais toute ma vie pour ne pas être hétéro et ne pas correspondre l’archétype de «l’homme». Accomplir mon service militaire aurait exigé que j’endosse le rôle d’un comédien pour correspondre à ce qu’on aurait attendu de moi, ce dont je n’ai aucune envie et ne vois pas l’intérêt. Peut-être certains ont-ils le sens du sacrifice de «la Patrie»; je ne l’ai pas. Peut-être certains ont vu le moyen de retirer quelque gloire de leur conscription, je n’en aurais éprouvé qu’abjuration de moi-même.

Au vu de ce qui précède, je n’ai pas réellement eu besoin d’élaborer de stratagème (ndlr. pour ne pas faire le service). Il a juste fallu que j’affirme mes positions lors du recrutement. Concrètement: je n’ai parlé à personne ou presque, je restais systématiquement dans mon coin à lire des bouquins (genre asocial quoi). Évidemment j’ai usé de cette technique à dessein, mais je suis de nature solitaire, donc disons que j’ai simplement affirmer ma personnalité. Ensuite, j’ai répondu de manière orientée aux tests psy – avec un minimum d’esprit, on comprend très vite où ils veulent en venir avec leurs questions. Disons pour simplifier que j’ai fait en sorte de rater les tests. 

Finalement, examen médical, le médecin m’a demandé si j’étais motivé. J’ai dit non. Il m’a demandé la raison, j’ai dit que j’étais socialement anxieux (ce qui n’est pas faux), que la compagnie des hommes avait toujours été compliquée et toxique pour moi et, qu’en plus, n’étant pas hétéro, je serais surement porté à expérimenter des situations de discrimination ou de violence dans une institution très hétéronormée. Là-dessus, le médecin me rétorque: «Vous savez, le but n’est pas de vous mettre dans une situation ingérable. Si vous n'êtes pas apte, on ne va pas vous forcer». La suite: rendez-vous avec un psy où je raconte les mêmes choses. Me voilà exempté.

Théo* a la vingtaine. Pour Blick, cet étudiant en lettres revient sur les raisons qui l'ont poussé à ne pas réaliser son service militaire.

J’ai effectivement fait en sorte d’être exempté pour plusieurs raisons, principalement idéologiques. D’abord l’armée symbolise à mon sens l’institutionnalisation ou le bastion le plus évident du conservatisme, position à laquelle je ne peux pas souscrire en raison de certaines de mes appartenances et conditions personnelles. Institution réactionnaire s’il en est, je ne consens donc à lui donner ni le temps, ni l’énergie que l’on exigerait de ma part en vertu de je ne sais quelle loi ou tradition. 

Il y a ensuite, dans les valeurs que cultive l’armée, quelque chose qui me repousse. C’est notamment le cas de la galvanisation de cette identité masculine qui me répugne, dans laquelle je ne me retrouve pas et dont j’ai fait les frais toute ma vie pour ne pas être hétéro et ne pas correspondre l’archétype de «l’homme». Accomplir mon service militaire aurait exigé que j’endosse le rôle d’un comédien pour correspondre à ce qu’on aurait attendu de moi, ce dont je n’ai aucune envie et ne vois pas l’intérêt. Peut-être certains ont-ils le sens du sacrifice de «la Patrie»; je ne l’ai pas. Peut-être certains ont vu le moyen de retirer quelque gloire de leur conscription, je n’en aurais éprouvé qu’abjuration de moi-même.

Au vu de ce qui précède, je n’ai pas réellement eu besoin d’élaborer de stratagème (ndlr. pour ne pas faire le service). Il a juste fallu que j’affirme mes positions lors du recrutement. Concrètement: je n’ai parlé à personne ou presque, je restais systématiquement dans mon coin à lire des bouquins (genre asocial quoi). Évidemment j’ai usé de cette technique à dessein, mais je suis de nature solitaire, donc disons que j’ai simplement affirmer ma personnalité. Ensuite, j’ai répondu de manière orientée aux tests psy – avec un minimum d’esprit, on comprend très vite où ils veulent en venir avec leurs questions. Disons pour simplifier que j’ai fait en sorte de rater les tests. 

Finalement, examen médical, le médecin m’a demandé si j’étais motivé. J’ai dit non. Il m’a demandé la raison, j’ai dit que j’étais socialement anxieux (ce qui n’est pas faux), que la compagnie des hommes avait toujours été compliquée et toxique pour moi et, qu’en plus, n’étant pas hétéro, je serais surement porté à expérimenter des situations de discrimination ou de violence dans une institution très hétéronormée. Là-dessus, le médecin me rétorque: «Vous savez, le but n’est pas de vous mettre dans une situation ingérable. Si vous n'êtes pas apte, on ne va pas vous forcer». La suite: rendez-vous avec un psy où je raconte les mêmes choses. Me voilà exempté.

plus

«Ce n'était pas très compliqué de se faire déclarer double inapte pour l'armée», avoue Aubin*, hockeyeur de presque trente ans. Le sportif a annoncé cash à son médecin ne pas souhaiter garnir les rangs de l'armée suisse. «Il a regardé un coup mon dossier, a ressorti une blessure à l’épaule et une autre aux adducteurs. Au recrutement, j’ai eu la distinction de sport. L'armée voulait que j'aille à Isone (ndlr: commune tessinoine où sont formés les grenadiers). J'ai fini double inapte.»

Photo: KEYSTONE

Jo* — qui manie les diatribes envers le service militaire avec une certaine verve — a choisi de montrer un visage «asocial». Il s'est replié dans un coin, jouant le jeune homme mal dans sa peau et rongé par des angoisses. Résultat? Le jeune Romand s'est vu convoqué par le psychologue de l'armée qui l'a exempté de service militaire et civil. Une décision qui l'oblige cependant à payer une taxe d'exemption qui représente 3% de son revenu. 

Le regrette-t-il? «Garnir les caisses de l'armée avec ma facture n'est pas agréable. Mais je n'ai jamais regretté. Je m'étais énormément renseigné avant. J'aurais détesté l'armée. Je déteste tout ce qui s'y passe, tout ce qu'on me raconte de l'armée. Honnêtement, je ne suis même pas certain que j'aurais tenu», admet le jeune homme.

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«J'aurais détesté l'armée. Je déteste tout ce qui s'y passe, tout ce qu'on me raconte de l'armée. Honnêtement, je ne suis même pas certain que j'aurais tenu.»
Jo*
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Tobby*, étudiant en médecine à l'UNIL de 22 ans, raconte son rendez-vous étonnant avec un médecin militaire. Le jeune citoyen évoque notamment un grave accident qui a failli lui coûter la vie quelques années plus tôt. Son visage a été défoncé, ses côtes cassées, et il a subi plusieurs hémorragies internes. À la fin de l'entretien, Tobby explique ne pas partager les valeurs de l'armée, ce pourquoi il ne souhaite pas faire son service. La réponse du médecin: «On n'a pas besoin de branleurs comme vous, ni à l'armée, ni à la protection civile.» 

Manquer volontairement à son devoir de servir — n'y a-t-il pas une forme d'égoïsme? Tobby le nie totalement. «Je rendrai service à mon pays avec mon métier dans le domaine de la santé, je n'ai aucun remord au sujet de mon manquement à l'armée», affirme le futur médecin. 

Jouer sur la nationalité pour fuir l'armée

Pour rappel, tout homme de nationalité suisse est astreint au service militaire. Andréa* l'a très bien compris. Né en Suisse, le Broyard possède aussi le passeport belge. Pour l'instant, il refuse de se faire naturaliser suisse: «Je me considère autant suisse que belge, mais à cause du service militaire, je ne l’ai pas encore fait.» Les hommes qui se naturalisent en Suisse jusqu'à l'âge de 24 ans sont astreints au service. Sa décision d'attendre est lourde de conséquences: il n'a toujours pas le droit de vote. «Je ne me sens pas totalement intégré au pays sans ce passeport suisse.»

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«Je préférais largement me rendre utile de manière concrète et pas que 'quand il y a des éboulements, tu sais, heureusement que l’armée est là'»
Laurent*
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Un autre jeune homme, Dorian*, possède la nationalité française et suisse. Il souhaite avancer dans ses études et évoque malicieusement son petit stratagème: expliquer en Suisse vouloir faire son service en France. Cette dernière n'oblige pas le service militaire. Il suffit de participer à une journée d'information.

«C'est vraiment du foutage de gueule. On pourrait croire qu'il faille aller jusqu'en France… Mais même pas! s'exclame Dorian. La France loue une caserne à Genève. À la fin de la journée, ils posent des petites questions: 'Est-ce que ça vous a intéressé? Est-ce qu'il y a des gens qui voudraient faire l'armée?' On devait être 400, 500 personnes dans la salle. Un mec a levé la main pour dire qu'il hésitait. Tous les autres étaient clairement là pour éviter l'armée en Suisse», relate le franco-suisse.

«Courir pour attendre et attendre pour courir»

Ces dernières années, l'armée s'est donnée quelques coups de blush pour séduire la génération Z. Un service militaire plus souple — «un camp de scout», chambrait en 2017 le lieutenant-colonel Willi Vollenweider dans les colonnes du «Tages-Anzeiger» — ou encore un compte TikTok. Pas suffisant pour éteindre toutes les critiques. Les écœurés du Fass 90, l'arme personnelle des soldats, ne sont pas tendres.

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«Les carriéristes qui se font des salaires de ministre en ne servant à rien m’horripilent.»
Laurent*
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«J'ai beaucoup de mal avec l’autorité abusive, surtout quand elle donne des ordres vides de sens. Je ne me voyais pas courir pour attendre et attendre de courir. Je préférais largement me rendre utile de manière concrète et pas uniquement lors d'éboulements», ironise Laurent*. Il poursuit: «Les carriéristes qui encaissent des salaires de ministre en ne servant à rien m’horripilent. Une part importante du budget destiné à l’armée devrait être alloué à l’enseignement, la santé et la culture», tonne le réformé. 

Pour Romain* et Gaël*, pas certain que le dernier TikTok du «Official account of the Swiss Armed Forces» suffise à les faire changer d'avis. Le premier parle d'un «gaspillage de ressources humaines, budgétaires et matérielles vertigineux». Constat partagé par le deuxième qui enchaîne: «La moitié des gradés sont des tabourets.»

Commedia dell'arte en caserne

Dans les écoles de recrues court une rumeur. Les supérieurs pourraient forcer les soldats à continuer dans l'armée. Est-ce vrai? L'armée peut-elle signer une prolongation à la place d'un soldat? «Il est possible de forcer quelqu'un à continuer», nous répond Delphine Schwab-Allemand. Une éventualité qui engendre des situations ubuesques.

L'armée a besoin d'un nombre minimum de personnes qui gradent pour faire tourner la maison. De manière générale, dans chaque section, plusieurs soldats continuent leur parcours au moins en tant que sergent. D'autres années, les volontaires ne se bousculent pas au portillon pour prolonger leur service sous les drapeaux. 

Pour ne pas briller, et donc, éviter d'être prolongé, certains se lancent dans une course à la médiocrité. Monter son fusil à l'envers, ne rien comprendre. Toutes les stratégies sont bonnes. La maîtrise des langues étant un avantage déterminant pour devenir sergent, Max, un suisse-allemand, a feint des semaines durant ne pas comprendre un mot de français. Il était en fait parfaitement bilingue.

Pas d'estimation au doigt mouillé. Mais les recrues qui s'autosabotent pour ne pas prolonger leur séjour sous le drapeau sont une réalité. Un procédé efficace? Pas selon l'armée. «L'accent est mis sur le potentiel d'une personne, répond Delphine Schwab-Allemand. Pas seulement sur son comportement à un moment spécifique.» Les efforts de Max auraient pu ne servir à rien.

*prénoms d'emprunt 

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