Biodiversité en danger
Assiste-t-on vraiment à l'apocalypse des insectes?

Philippe Nantermod, vice-président du PLR Suisse, a partagé sur Twitter un article niant le déclin des insectes et les effets des pesticides de synthèse sur la biodiversité. Blick a demandé à trois experts ce qu'ils en pensent.
Publié: 11.08.2021 à 09:42 heures
|
Dernière mise à jour: 11.08.2021 à 18:02 heures
AmitJuillard.png
Amit JuillardJournaliste Blick

Tout part d’un tweet, un lundi soir d’été. Ce 26 juillet, Philippe Nantermod partage un article publié par le site conservateur anglophone «Quillette». Le texte remet en question les discours catastrophistes autour du déclin des insectes — voire le nie — et les effets des pesticides de synthèse sur la biodiversité. Son titre en anglais: «The Insect Apocalypse That Never Was» («L’apocalypse des insectes qui n’a jamais eu lieu»).

Contenu tiers
Pour afficher les contenus de prestataires tiers (Twitter, Instagram), vous devez autoriser tous les cookies et le partage de données avec ces prestataires externes.

«Un papier passionnant qui contredit (une fois encore) le discours collapsologue pseudo scientifique», commente le vice-président du PLR Suisse. Impossible de ne pas reconnaître la patte du conseiller national: il a l’habitude de tacler la «ferrovipathe» Greta Thunberg ou les «terroristes» d’Extinction Rebellion. Le Valaisan sait faire bondir les écologistes.

La preuve: ni une, ni deux, les réactions fusent sous son tweet. L’une de celles-ci vient de Magali Di Marco, députée verte au Grand Conseil valaisan et ancienne candidate au Conseil d’Etat: «Ce journaliste est connu pour être le RP de Monsanto. C’est précisément ce genre de gars qu’on appelle un pseudo scientifique».

Contenu tiers
Pour afficher les contenus de prestataires tiers (Twitter, Instagram), vous devez autoriser tous les cookies et le partage de données avec ces prestataires externes.

Dans les «Monsanto Papers»

Qu’en est-il vraiment? Blick a voulu vérifier. Pour commencer, qui est Jon Entine, l’auteur de l’article? Est-il bien chargé des relations publiques du géant de l’agrochimie Bayer-Monsanto comme l’affirme Magali Di Marco? Premier élément de réponse dans les «Monsanto Papers», ces dizaines de milliers de documents internes rendus publics par la justice américaine en 2017 alors que des milliers de victimes de cancers aux Etats-Unis accusent le glyphosate, herbicide produit par l’entreprise, d’être à l’origine de leur maladie. Pour mémoire, certains de ces procès ont abouti et Monsanto a été condamné à plusieurs reprises ces dernières années.

Après avoir publié une enquête en deux volets la même année, «Le Monde» remet le couvert en 2019 et décrit la «contre-offensive médiatique [de Monsanto], destiné à défendre bec et ongles les produits de la société dans les médias ou les réseaux sociaux et les forums en ligne». Apparaît alors le nom de Genetic Literacy Project, dont Jon Entine, journaliste scientifique pro-OGM (organisme génétiquement modifié), est directeur.

Le quotidien français y cite un mémo, basé sur les «Monsanto Papers», écrit par les avocats des victimes à l’attention d’un juge en avril 2017. «Monsanto finance discrètement des think tanks comme le Genetic Literacy Project […], des organisations qui visent à dénigrer des scientifiques et à mettre en lumière des éléments favorables à Monsanto et d’autres producteurs de produits chimiques». Des pratiques qui rappellent celles des cigarettiers.

Selon US Right To Know, organisation américaine de défense des consommateurs, Jon Entine était à la tête d’une entreprise de relations publiques qui comptait Monsanto parmi ses clients au moment de créer Genetic Literacy Project en 2011.

Pas de consensus scientifique?

De son côté, Jon Entine nie: selon lui, Genetic Literacy Project n’a jamais reçu de fonds de Monsanto ou de l’industrie agrochimique. Pour lui, ces accusations émanent d'«activistes extrémistes» financés par la communauté bio et l’Église de scientologie. Ancien des chaînes de télévision ABC et NBC, il remet aussi en cause le travail du «Monde».

Sur Twitter, Philippe Nantermod réagit aux critiques adressées par Magali Di Marco à Jon Entine. «Ce n’est pas parce qu’il a des positions favorables aux OGM que ses papiers sont forcément plus mauvais, rétorque-t-il. Entend-on les mêmes critiques face aux papiers d’Oxfam, de Greenpeace et autres organisations politiques qui diffusent leurs positions scientifiques? Jamais». Et l’élu fédéral d’ajouter, juste en dessous: «Or, on retrouve ailleurs les critiques qu’il formule contre des études biaisées. Ou le fait par exemple que la disparition des insectes ou des abeilles ne se fait absolument pas comme annoncé par ceux qui prédisaient la fin du monde».

Contenu tiers
Pour afficher les contenus de prestataires tiers (Twitter, Instagram), vous devez autoriser tous les cookies et le partage de données avec ces prestataires externes.

Contacté par Blick, Philippe Nantermod persiste et signe. «Si les quelques études qui prédisent le pire pour les insectes disaient vrai, ce serait effectivement catastrophique. Or, aujourd’hui, des méta-études les contredisent et montrent que la situation des insectes est beaucoup moins claire que celle présentée jusqu’ici. C’est ce que dit l’article que j’ai partagé. La tendance n’est en tout cas pas aussi violente que l’apocalypse annoncée. Je ne pense pas qu’on est dans une situation de consensus scientifique comme pour le réchauffement climatique, par exemple.»

Derrière son tweet, un combat politique. «Les opposants aux OGM se sont servis d’études catastrophistes dans leur lutte. Moi, je suis pour la fin du moratoire sur les OGM. Je crois au génie génétique, qui pourrait nous amener énormément, notamment dans la lutte contre les changements climatiques.» Le politicien souligne n’avoir aucun lien avec l’industrie.

«Données assez alarmantes»

A la lecture de l’article de «Quillette», très bien construit et convaincant, une question se fait de plus en plus pressante. Et si les scientifiques s’étaient jusqu’ici trompés? Pour en avoir le cœur net, Blick a soumis le texte à trois scientifiques, de trois organisations suisses différentes.

Tous trois soulignent la complexité du sujet — les données étant peu nombreuses, voire délicates à exploiter — et un manque d’études menées sur le long terme. «Mais les données existantes sont quand même assez alarmantes et sont plausibles, avertit Felix Herzog, chef du groupe de recherche «paysage agricole et biodiversité» auprès d’Agroscope, organisme de l’Office fédéral de l’agriculture. Si elles se confirmaient, ce serait dramatique et l’équilibre écologique serait en danger.»

Pour Marco Moretti, de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage WSL, cet article va à l’encontre du consensus scientifique. «La nature est si complexe et les moyens disponibles pour la comprendre et l’étudier si limités que les résultats des études individuelles sont parfois difficiles à généraliser. Mais si l’auteur a un problème avec ces petites études, alors qu’il cite les grands rapports de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) (l’équivalent du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour la biodiversité, ndlr.), qui montrent qu’il y a un déclin. On peut peut-être discuter sur la qualité d’études isolées, mais la tendance générale est claire.»

En 27 ans, 76% d’insectes volants en moins

Marco Moretti fait partie des co-auteurs du rapport sur la situation des insectes en Suisse, qui sera présenté en septembre par l’Académie suisse des sciences naturelles le 7 septembre. «Beaucoup de signaux vont dans la même direction», analyse l’écologue. Et les observations semblent confirmer les données scientifiques. «Quand j’étais jeune, lorsque je lavais la voiture de mon père de retour des vacances à travers dans la plaine du Pô en Italie, j’avais de la peine à enlever tous les insectes collés sur les phares. Ce n’est plus comme cela aujourd’hui. Le rythme auquel nous perdons des espèces est tellement grand que nous pouvons penser qu’il s’agit bien de la sixième extinction de masse.»

En 2017, une étude allemande avait démontré une baisse de 76% du nombre d’insectes volants en 27 ans — en quantité, donc. L’auteur de l’article relayé par Philippe Nantermod sur le réseau social soutient qu’elle a été écrite par une «obscure société entomologique». Objectif: la disqualifier. Interrogés, les trois experts contactés par Blick la considèrent valable, même si elle peut être critiquée sous certains aspects. «J’ai vu les auteurs la présenter lors d’un congrès scientifique. C’est du solide», assure Felix Herzog.

Ce dernier a l’impression que Jon Entine tord la réalité scientifique. «L’auteur fait du «cherry-picking» (en d’autres termes, il choisit les éléments qui l’arrangent, ndlr.), déplore l’agronome. Il met l’accent sur des études qui sont peu crédibles et peuvent donc être critiquées. A l’inverse, des analyses crédibles confirment ce déclin, même s’il y en a encore trop peu».

Dans la même veine, Sergio Rasmann, professeur de biologie à l’Université de Neuchâtel remet lui aussi en cause le sérieux du papier tweeté par Philippe Nantermod. Selon lui, deux études citées par Jon Entine pour soutenir sa thèse — celle de Roel van Klink et ses collègues et celle Michael Crossley et ses pairs — peuvent aussi être critiquées pour leur manque de rigueur méthodologique ou semblent comporter des «failles statistiques».

«Le négationnisme est en vogue»

Ce spécialiste de la biodiversité est inquiet. «Le négationnisme est en vogue, lâche Sergio Rasmann. Et, ce qui fait peur, c’est que ce négationnisme est presque toujours le fait de «scientifiques» associés à de grosses industries. Nous manquons de spécialistes des insectes et les données sont très lacunaires. Mais une chose est sûre pour moi: entre la destruction des habitats et l’utilisation massive des pesticides de synthèse, je vois mal comment les populations d’insectes pourraient se maintenir. Le déclin des oiseaux insectivores dans les campagnes est une preuve de plus que c’est bien réel.»

Et les conséquences pourraient être massives, y compris pour l’être humain. «Aujourd’hui, nous risquons de perdre des espèces capables de s’adapter aux changements climatiques, craint Marco Moretti. Des écosystèmes diversifiés soutiennent la biodiversité qui rend un nombre impressionnant de services à l’être humain, qui seront difficiles à reproduire avec la technologie, comme la formation des sols, le contrôle des nuisibles ou la pollinisation.» Une pollinisation à la base de notre alimentation.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la