Cassis et Parmelin s'opposent
Déchirement au Conseil fédéral après l'envoi de munitions au Qatar

La Confédération refuse d'envoyer des gilets pare-balles en Ukraine, mais a accepté d'envoyer des munitions d'Eurofighter au Qatar, un pays autocratique soutenant le terrorisme. Des documents internes montrent comment la Confédération a conclu l'accord avec les cheikhs.
Publié: 26.02.2023 à 10:32 heures
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Dernière mise à jour: 26.02.2023 à 13:53 heures
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Fabian Eberhard

La Confédération n’y est pas allée par quatre chemins pour annoncer la conclusion de son accord avec le Qatar portant sur la vente de munitions d’Eurofighter.

«Le 23 septembre 2022, le Conseil fédéral a évalué une demande d’exportation d’environ 6000 munitions vers le Qatar et décidé de l’autoriser», écrivait ce jour-là le gouvernement dans un communiqué de presse succinct.

Une position contradictoire

Les critiques ne se sont pas fait attendre. Des munitions d’avion de combat pour l’armée d’un pays autoritaire qui bafoue les droits de l’homme et, qui plus est, finance des terroristes islamistes? Cette nouvelle est d’autant plus surprenante que Berne refuse catégoriquement d’aider l’Ukraine, ne lui fournissant pas de gilets pare-balles et interdisant l’envoi de munitions produites en Suisse depuis d’autres pays!

La Suisse a fourni des munitions au Qatar pour l'avion de combat Eurofighter. Une décision surprenante alors que le pays refuse d'en livrer à l'Ukraine.
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Comment une telle contradiction est-elle possible? Des documents internes de l’administration fédérale révèlent pour la première fois ce qui s’est passé en coulisses. Les écrits montrent que l’autorisation a été précédée d’une dispute de plusieurs mois au sein du Conseil fédéral.

Alors que le Département de l’économie de Guy Parmelin (DEE) insistait sur la livraison, le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis s’y est opposé jusqu’au bout. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) s’est aussi dressé catégoriquement contre l’exportation.

Trois raisons de ne pas le faire

Grâce à la loi sur la transparence, Blick a pu demander l’accès aux documents relatifs à cette décision. Mais la Confédération a longtemps retardé sa réponse et a fait attendre près de quatre mois la rédaction avant de mettre en œuvre son droit de regard, violant ainsi le délai de 20 jours fixé par la loi.

Le cœur du conflit entre les départements vient d’une prise de position de six pages du DFAE datée du 22 février 2022, dans laquelle la Division Sécurité internationale du département explique en détail pourquoi la Suisse doit absolument interdire la livraison de munitions pour avions de combat au Qatar. Les experts du DFAE se sont basés sur trois raisons principales:

  1. La situation à l’intérieur de l’émirat. La situation des droits de l’homme au Qatar serait insatisfaisante, la peine de mort serait toujours d’actualité. S’y ajoutent la mauvaise gestion des travailleurs migrants, les restrictions massives de la liberté d’expression ainsi que les droits fortement limités des femmes et des personnes LGBTQIA +.

  2. Stabilité régionale. La région du golfe est très instable, les tensions peuvent «dégénérer du jour au lendemain». Si la Suisse fournit du matériel de guerre offensif, cela pourrait contribuer à l’instabilité. De plus, la Suisse s’engage pour la paix dans la région du golfe. C’est pourquoi l’exportation n’est pas compatible avec sa stratégie de politique étrangère.

  3. Principe de neutralité. La livraison de munitions pour avions de combat n’est pas compatible avec la politique de neutralité de la Suisse. Il n’est pas exclu que le Qatar (ndlr: en tant qu’ancien membre d’une alliance militaire) soutienne à nouveau des opérations dans la guerre au Yémen. À ce sujet, le DFAE déclare: «Une exportation de matériel de guerre offensif vers un pays qui a été directement impliqué dans des conflits régionaux ces dernières années et qui continue de soutenir des groupes armés […] pourrait mettre en jeu la crédibilité de la Suisse en tant qu’acteur humanitaire neutre.»

Des «risques hypothétiques»

Le Département de l’économie de Guy Parmelin a néanmoins fait fi des inquiétudes du Département des affaires étrangères. Deux jours seulement après la prise de position du DFAE, le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a déposé une demande de reconsidération. «Le Seco ne peut pas suivre le raisonnement du DFAE», ont écrit les employés du conseiller fédéral. Selon ces derniers, le Département fédéral des affaires étrangères ne mentionne que des «risques hypothétiques». Un impact concret et négatif sur la stabilité de la région n’est «pas compréhensible», poursuivent-ils.

Une telle position du Seco n’est pas due au hasard. Ce que le secrétariat savait déjà à ce moment-là, c’est que l’émirat du Qatar était devenu à cette époque, et de loin, le principal acheteur d’armes de la Suisse. Au cours des trois premiers trimestres de l’année 2022, l’industrie d’armement fédérale a livré aux cheikhs du matériel de guerre d’une valeur de plus de 210 millions de francs. C’est plus qu’à n’importe quel autre pays dans le monde.

La commande de munitions pour avions de combat était toutefois plus délicate que les transactions précédentes. Auparavant, il s’agissait surtout d’armes défensives, comme des canons antiaériens. Le Seco a recouru au Service de renseignement de la Confédération (SRC) pour évaluer la demande. Dans une analyse, celui-ci est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait aucune raison de supposer que les munitions seraient utilisées dans la guerre au Yémen.

Pas de «matériel de guerre offensif»

En outre, le Département de l’économie a argumenté que le DFAE avait tort de présenter l’avion de combat Eurofighter et ses munitions comme du «matériel de guerre offensif». Ces armes serviraient selon lui aussi à des fins de défense.

Guy Parmelin ne partageait apparemment pas non plus les préoccupations du DFAE sur la mise en danger de la neutralité helvétique. Mais quid de sa position diamétralement opposée concernant la livraison d’armes en Ukraine? Le conseiller fédéral UDC plaidait justement pour l’interdiction d’une transmission de munitions suisses par l’Allemagne. La différence entre l’Ukraine et le Qatar? L’Ukraine est directement en guerre.

Quoi qu’il en soit, les experts du DFAE n’ont pas changé d’avis. Le 9 mars 2022, ils ont informé une nouvelle fois leur chef Ignazio Cassis de la persistance du désaccord. Ils lui ont recommandé de maintenir son refus, ce qu’il a fait. C’est pourquoi le Conseil fédéral a dû décider au complet de la livraison, ce qui est inhabituel pour les exportations de matériel de guerre. Et le 23 septembre 2022, le gouvernement a donné son feu vert.

Guy Parmelin a donc apparemment réussi à convaincre une majorité de ses collègues du bien-fondé de ce deal avec le Qatar. Le même jour, la Confédération écrivait dans son maigre communiqué de presse: «il n’y a pas de raisons impératives d’interdire cette exportation.»

Une violation systématique et grave des droits de l’homme

Au Parlement, l’autorisation a suscité la perplexité. Et a soulevé une autre question. Selon l’ordonnance sur le matériel de guerre, la Suisse ne peut pas livrer d’armes à des pays qui violent systématiquement et gravement les droits de l’homme. En 2019, le DFAE est toutefois arrivé à la conclusion, dans une analyse interne, que c’est précisément ce que fait le Qatar.

La Confédération a-t-elle donc enfreint la loi en livrant des munitions pour avions de combat? C’est ce que la conseillère nationale PS Priska Seiler Graf a voulu savoir dans une interpellation au gouvernement.

Dans sa réponse, le Conseil fédéral a pris le parti de dire que l’analyse du DFAE de 2019 n’était «pas définitive». La situation au Qatar reste certes problématique, mais les violations des droits humains ne peuvent plus être considérées comme graves et systématiques d’après lui.

Pour la socialiste, cette réponse est insatisfaisante. «Il est assez aventureux de prétendre que les droits de l’homme ne sont plus systématiquement et gravement violés au Qatar» critique-t-elle. Pour elle, il reste clair que cette exportation enfreint la loi sur le matériel de guerre.

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