Chronique Quentin Mouron
Pourquoi les villes suisses sont si moches

Notre chroniqueur Quentin Mouron s'intéresse aujourd'hui à l'esthétisme des villes suisses. Par le passé, la laideur était une forme de résistance. Mais maintenant, ce sont les habitants qui paient le prix fort de ces aménagements capitalistes de l'espace.
Publié: 24.11.2023 à 11:16 heures
Quentin Mouron

Par le passé, la laideur a été une forme de résistance contre les normes classiques: les cadavres que Géricault peint sur son Radeau de la Méduse (1819); les corps déjà putréfiés de Delacroix dans son Massacre de Scio (1824); les gueules paysannes de Millet ou de Courbet; plus tard, les expressionnistes, les cubistes, les peintres de la Nouvelle Objectivité.

En art, la laideur est d’abord une réaction à l’exigence de la beauté. Puis l’art devient progressivement l’expression de la laideur du monde, quand il n’en est pas le complice.

Domination capitaliste de l'espace

Chacun peut voir les friches industrielles et commerciales devenues si tentaculaires qu’elles en deviennent la ville même (Ecublens, sur Vaud; Lancy sur Genève; Conthey en Valais), les centres historiques massacrés moins par les architectes que par les spéculateurs, les échafaudages éternels sur des zones de travaux sans cesse recommencés et qui n’édifient rien, etc.

Yverdon possède une zone industrielle, dos au lac.
Photo: KEYSTONE

Or, les artistes, trop souvent, se complaisent dans cette laideur qu’ils confondent avec la modernité. Ils célèbrent volontiers la poésie du béton et du fer, de l’abandonné, de la friche, sans se rendre compte qu’ils ne célèbrent en fait que la domination capitaliste sur l’espace.

Un véritable appétit de laideur

C’est que la laideur est un projet politique rationnel et cohérent. Il est porté par des gens qui ont les moyens de s’en extraire, et qui vivent dans des lotissements privilégiés, derrière de hautes barrières, comme dans les sociétés les plus inégalitaires vivent les dirigeants pour se protéger des pillards et des mécontents.

L’exemple que je connais le mieux, pour y avoir vécu, est celui d’Yverdon, cette ville si étonnante, construite dos au lac, séparée de celui-ci par une friche industrielle. Or, son incroyable laideur n’est nullement contingente, simple accident. Elle est le fruit d’un travail, d’une volonté patiente, d’un véritable appétit de laideur qui est l’autre nom de la course aux profits.

La beauté, une notion subjective?

Et ce sont les habitantes et les habitants qui paient le prix fort: celui de vivre dans des friches, dans ces non-lieux d’écume, pour parler comme Peter Sloterdijk, qui ne sont jamais que la caricature apocalyptique d’espaces habitables. Soumis à une laideur qu’ils n’ont pas choisie, les habitants peuvent choisir d’ignorer ce que leur environnement a d’inhumain – c’est alors prendre le risque de devenir inhumains à leur tour.

Ils peuvent nier l’évidence, avec toute la force que sait déployer la mauvaise foi du chauvinisme: proclamer qu’ils vivent dans la plus belle des villes, en dépit du plus élémentaire bon sens. Ils peuvent opter pour le relativisme culturel: la beauté est une notion subjective; oui, mais cette laideur-là est parfaitement objective. Ils peuvent enfin opter pour le réenchantement du monde, écrire à la bombe des poèmes sur les murs, faire vivre des lieux alternatifs, ce qui est encore une manière de ne pas faire de politique.

Ceux qui encaissent le bénéfice de la laideur se calfeutrent sur les collines avoisinantes, ou dans des quartiers privilégiés, ils construisent des murs, ils font faire des portails sur mesure, un jardinet, une tonnelle, le soleil emmêlé dans les feuilles, du vin clair, de la poésie, etc. Être bourgeois, c’est toujours confisquer la beauté. Pire: c’est la faire produire par ceux-là même à qui l’on inflige la laideur.

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