Daniel Rossellat se livre
«Paléo, c'est une parenthèse transgressive dans la vie des gens»

Le festival préféré des Romandes et des Romands est de retour après deux ans de disette. Sera-t-il encore le même, alors que la société a profondément évolué? On fait le point avec le patron.
Publié: 18.07.2022 à 06:17 heures
|
Dernière mise à jour: 18.07.2022 à 08:24 heures
Blick_Michel_Jeanneret.png
Michel JeanneretRédacteur en chef

Les petits haut-parleurs crachent un rock chewing-gum pendant que deux jeunes bénévoles manient un peu maladroitement une scie sauteuse. Il est 8h55, nous sommes le jeudi 7 juillet. Un soleil de plomb tabasse déjà la plaine de l’Asse qui semble tourner au ralenti. Un joli sprint attend pourtant les organisateurs du Paléo. Dans très exactement douze jours et une poignée de minutes, quelques dizaines de milliers de personnes retrouveront ENFIN (!) leur festival, après deux années de disette. Après deux sales années.

Nous, on est tout excités que ce rendez-vous social et culturel puisse avoir lieu, mais qu’en est-il des organisateurs? Le Paléo 2022 sera-t-il celui que nous avons toujours connu, ou y aura-t-il un Paléo d’avant et d’après Covid? «Après Covid»… il faut d’ailleurs le dire vite, vu le come-back de la «bête». De quoi inquiéter le staff du festival?

Je vais poser toutes ces questions à Monsieur Rossellat, Daniel pour tout le monde. Le boss du Paléo est pile à l’heure. La dernière fois que je l’avais vu, il m’avait malicieusement glissé que les journalistes lui posaient toujours les mêmes questions. Hum… je vais essayer de faire mieux. Daniel a une heure max pour moi, donc on y va direct.

Après deux ans de disette, Daniel Rossellat s'apprête à rouvrir les portes de Paléo.
Photo: Michel Jeanneret

Bon, Daniel, on est d’accord pour dire qu’on sort d’une belle période de merde, hein?
Je ne te cacherai pas qu’on a connu mieux…

Vous les avez vécues comment, ces deux dernières années?
Comme une marche en montagne que tu ferais sans guide, avec une météo imprévisible et sans savoir où se trouve le prochain refuge. Tu dois marcher, mais tu ne sais pas si tu as une chance d’arriver au sommet… Je suis d’un optimisme inoxydable, mais je dois reconnaître qu’il y a eu des moments de découragement. L’incertitude, c’est ce qu’il y a de pire.

Pendant ces deux ans, ça t’est arrivé de te dire que le Paléo était peut-être mort et enterré? Que ça n’allait plus repartir?
Non, jamais.

Et pour cause, mardi à 15h30, les portes du Paléo vont s’ouvrir après trois ans d’absence. Tu seras à l’entrée pour accueillir les festivaliers?
(Il sourit) Non, non. Quand je recevrai le message qui m’indique que c’est parti, je serai probablement dans mon bureau. J’ai la chance d’être entouré de personnes extrêmement compétentes et qui ont un sens des responsabilités.

Ben, justement, tu peux te faire plaisir…
Je vais surtout me rendre à l’endroit où je suis le plus utile. Et si tout est prêt, oui, j’irai savourer ce moment sur le terrain.

Moi je suis du genre lacrymal. Donc à ta place, j’aurais sûrement les larmes aux yeux et la chair de poule. Tu vas pleurer?
Euh… pas comme ça. Pas à ce moment. Ce qui peut engendrer l’émotion — et de ce côté-là, je suis inguérissable, c’est quand je vois tous les gens qui travaillent, qui s’impliquent pour que ce festival existe. Ça, c’est vraiment émouvant.

Ok, je vois, mais permets-moi d’insister: tu es un mec qui pleure ou on t’a dit que ça se faisait pas, quand t’étais gamin?
Je pleure s’il y a une vraie douleur. Bien sûr, je peux avoir des larmes qui coulent dans les bons moments, mais je ne suis pas en sanglots. En tout cas, je ne m’interdis pas de pleurer si je suis mal sur le plan physique ou moral. Mais avec le Paléo, on est plutôt dans des situations d’intense émotion. Les larmes aux yeux, ça sera peut-être face au premier concert sur la grande scène, un mélange de joie et de soulagement de voir les gens pleins de bonheur.

Du soulagement, il y en aura à d’autres endroits?
Oui, parce que nous avons changé beaucoup de choses, et notamment l’urbanisme du festival. Notre nouvelle scène située sur le haut du terrain est entourée d’inconnues. On a fait toutes sortes d’analyses, plein de beaux dessins qui nous ont amenés à adopter la variante qui visait la meilleure circulation des visiteurs sur le terrain et le moins d’interférences sonores possibles entre les différentes scènes.

Donc tout roule. Qu’est-ce que tu crains?
Nos analyses ne sont pas une assurance. On peut modéliser autant qu’on veut à l’échelle 1/10 ou 1/100; le vrai test, il se passe en 1/1. Le problème, c’est que le son dépend de la pression atmosphérique, de la température, de l’hygrométrie, des vents… Quand on est en plein air, on n’est pas en son contrôlé, en lumière contrôlée, on a beaucoup de variables à gérer.

Bah, le plaisir est quand même un peu programmé… Autour de moi, je n’entends que des gens qui me disent que le Paléo fait partie de ce qui leur a le plus manqué pendant la pandémie. Ça raconte quoi?
Le Paléo, c’est un rituel. Un rendez-vous annuel. Pour beaucoup de jeunes de la région, c’est une étape marquante dans la vie, quand on vient à son premier festival. Puis c’en est une autre d’y venir sans ses parents. Avoir la liberté de se balader avec les copains et les copines sans devoir tenir la main de papa ou maman. Donc, oui, c’est une forme de rite de passage pour les jeunes.

Et pour les moins jeunes?
Aussi. Ceux qui reviennent à chaque édition rencontrent un nombre incroyable de gens qu’ils ne voient qu’à Paléo. C’est une sorte d’immense réunion de famille. Cette dimension sociale et festive va bien au-delà d’une suite de concerts. Bien sûr, le programme est important, les gens achètent des billets en fonction des têtes d’affiche, mais il ne faut pas sous-estimer la dimension carnavalesque du festival. Et le carnaval, que ça soit en Suisse ou ailleurs, c’est quelque chose de fort, qui implique la communauté. Qui est transgressif.

Transgressif?
Oui, Paléo est dans ce mode-là. Pendant le festival, ce ne sont pas les règles habituelles qui prévalent. On va se coucher plus tard, on est moins attentif à certaines choses, on se sent plus proche des gens, on boit un peu plus que d’habitude, on mange différemment. On sort de la pleine normalité. A peu près tout le monde aime tout le monde.

Ou presque…
Si c’est ce que tu sous-entends: avec 50’000 personnes présentes sur le terrain, c’est bien sûr statistiquement obligatoire qu’il y ait quelques couillons. Mais de manière générale, ça se passe bien. Pendant le festival, on constate que les gens se sentent plus en proximité, que les barrières sociales tombent.

Puisque tu parles des couillons. Ça nous a quand même nerveusement bien éprouvés, cette cochonnerie de pandémie. Tu crains qu’il y ait plus de violence, de tensions sur le terrain?
Une ambiance plus tendue après la pandémie? J’y crois pas. Mais on doit bien sûr rester attentifs au fait que les sensibilités ont évolué, notamment quant à certains comportements, d’ailleurs sans aucun lien avec la pandémie, à mon avis.

Tu anticipes justement ma prochaine question. Le monde a pas mal changé depuis 2019. Les mouvements woke et MeeToo se sont renforcés. Ça change quelque chose pour vous? Les débordements des mecs, ça ne passe plus.
Bon, j’aimerais quand même dire que les débordements, il y en a de toutes parts. On voit aussi des femmes qui n’ont plus aucune inhibition, même si ça ne justifie pas les comportements déplacés de la part des hommes. L’important, c’est qu’il règne un climat de bienveillance généralisée sur le terrain, qu’il y ait un climat de respect. Faire la fête, ça implique que tout le monde soit sur la même longueur d’onde. Le respect, c’est d’écouter l’autre…

D’accord, mais ce n’est justement pas toujours le cas… Le respect des femmes, le harcèlement sexuel, les violences potentielles, vous en faites quoi, dans ce petit monde à part dont vous avez la responsabilité?
Tu t’en doutes bien, c’est une thématique centrale pour nous. On a prévu un certain nombre de mesures pour faire face au problème. Le code de l’une d’elles, c’est «Angela», comme dans d’autres festivals. Si quelqu’un se sent menacé, il peut aller à toutes une série d’endroits pour dire «Je cherche Angela». C’est la phrase qui permet de demander de l’aide. Les bénévoles sont formés pour pouvoir donner suite. Fort heureusement, ce sont des situations extrêmement rares.

On vit également un sacré réveil écologique. Vous avez entrepris pas mal de choses, mais Daniel, le vert aimerait aller plus loin, non?
Bon, tu sais, je suis un pragmatique, pas un intégriste du domaine. Au lieu de faire la morale aux gens, je préfère qu’on les responsabilise. J’ai parfois l’impression qu’on est en train de transformer une morale religieuse en une morale environnementale…

Ça n’enlève rien à votre responsabilité.
En effet. C’est pour ça que nous nous sommes engagés à une réduction de 25% de nos émissions de gaz à effet de serre à l’horizon cinq ans. C’est du concret. Ce ne sont pas des effets d’annonce, comme si nous disions que nous serons zéro carbone en 2050. Ça serait facile à dire pour moi, puisque je ne serai plus en charge de Paléo (il se marre). Ceci dit, on doit faire tout ce qu’on peut. On va d’ailleurs refaire un bilan CO2 à la fin du festival. Et prendre en compte certains aspects qui sont peut-être anecdotiques, mais importants.

Tu penses à quoi?
Aux pailles pour les cocktails, par exemple. C’est du plastique à usage unique, donc je suis bien évidemment contre, mais si on regarde le volume que ça représente, c’est dérisoire. Mais d’un coup c’est devenu un combat. Chaque paille choque, même si, dans le calcul total, c’est marginal. Ceci dit, le plastique à usage unique, c’est bien sûr un fléau. C’est pour cela qu’on a passé aux gobelets consignés il y a quelques années et qu’on passera cette année à la vaisselle lavable, ce qui représente un sacré défi logistique. À côté de cela, on veille à offrir une nourriture plus variée, avec une meilleure offre végétarienne pour satisfaire toutes les attentes.

Les 5 concerts à voir lors de cette édition de Paléo selon son boss? Francis Cabrel...
Photo: D.R.
1/6

Parlons musique, c’est quand même ça, le Paléo. Est-ce que la pandémie a changé les artistes?
D’abord, ce que je peux observer dans les festivals où je suis allé, c’est un immense plaisir de retrouver le public. On peut avoir des milliers ou même des millions de followers sur les réseaux sociaux, ça ne remplace pas l’émotion d’un concert. Donc je vois que les artistes sont particulièrement heureux sur scène et c’est contagieux. Le public étant lui aussi super heureux, toutes les ondes amoureuses se rencontrent.

Et du point de vue de la sobriété, de l’authenticité?
Sur ce point, il n’y a pas les changements qu’on aurait pu imaginer: des artistes plus sobres sur le plan technique et par conséquent sur le plan économique. Les règles économiques normales fonctionnent toujours, c’est-à-dire que c’est le jeu de l’offre et de la demande. Les artistes qui ont une très forte demande vont exiger des cachets très élevés. Et comme il leur offre un cachet très élevé, l’organisateur les présente devant un large public. Donc l’artiste ne veut pas aller seul avec son instrument devant le public et ça donne un méga show. Pour l’instant, aucun élément ne laisse penser qu’on va vers une plus grande sobriété technique.

Donc rien n’a changé.
Il y a même une forme d’escalade, je dirais. Le développement de la technologie permet de faire des trucs de dingue. Avec les éclairages, la vidéo, les fonds de scène entiers qui se transforment en écrans, on va vers une expérience de plus en plus immersive pour le spectateur. Aujourd’hui, des artistes qui ne sont pas des artistes de stade veulent faire comme les U2, Rammstein ou les Rolling Stones. Ils veulent ajouter des artifices techniques pour enrichir l’expérience du spectateur.

Paléo 2022: si tu devais ne nous recommander que 5 concerts, ça serait lesquels?
Pfff, c’est difficile à dire… Pour moi, Sting, même s’il est déjà venu à Paléo, ça me semble incontournable. C’est une légende à ne pas rater. Dans un autre style, Cabrel et Angèle – qui jouent le même soir, c’est quelque chose d’extraordinaire. Je vais faire l’impasse sur les rappeurs français qui, comme Orelsan, vont mettre une ambiance incroyable. J’ajouterai Stromae, qui sera la cerise sur le gâteau. Et Kiss, bien sûr! C’est un phénomène. Si t’as jamais vu Kiss, ça manque à ta culture. C’est un peu fou, limite burlesque, il faut avoir vu ça.

Alors justement: comme Kiss, les cas de Covid sont en train de jouer les revenants. Ça t’inquiète?
(Je suis le seul à rire à ma blague pourrie) C’est un scénario extrêmement désagréable, voire inquiétant. Si des personnes essentielles à l’organisation ont le Covid le premier jour du festival, c’est ennuyeux. Même si, normalement, on a une redondance sur les fonctions critiques pour ne pas dépendre d’une seule personne, parce que ça risquerait de gripper la machine. Mais si un artiste nous annonce le matin qu’il a le Covid et qu’on doit annuler le spectacle, ça va forcément générer l’insatisfaction des spectateurs. Quand c’est un seul concert, comme les Rolling Stones, les gens ne viennent simplement pas. Là c’est plus compliqué, car les gens ne viennent pas forcément pour un seul concert. On programme vingt artistes par soir. Une soirée ne se résume jamais à un seul artiste, même s’il est super populaire.

Donc ce que tu me dis en creux, c’est que s’il y a une annulation, les gens ne seront pas remboursés.
Ça fait partie de nos interrogations. La règle jusqu’à ce jour, c’est qu’il n’y a pas de remboursement. Ceci dit, une annulation le jour même, c’est très rare. On n’a guère eu que Vanessa Paradis — on avait d’ailleurs offert une boisson à tous les festivaliers, et Shaka Ponk, en 2019. Sinon on a toujours eu des annulations qui nous ont permis d’inviter quelqu’un d’autre. Et comme on a une bourse des billets, si quelqu’un est déçu de l’annulation, il remet en vente son billet qui sera potentiellement acheté par des gens contents de l’artiste qui remplace au pied levé.

On dit que le festival Hellfest pourrait être à l’origine d’un monstre cluster il y a un mois. Vous vous demandez s’il ne faut pas faire quelque chose pour éviter ça?
Je ne suis pas médecin, mais on constate que s’il y a pas mal de cas, ceux-ci sont le plus souvent bénins. Le Covid est encore là, c’est un fait, mais je ne vois pas quelle mesure spectaculaire on pourrait prendre. On va mettre du désinfectant à disposition, mais on ne va pas proposer une quatrième dose de vaccin à l’entrée du festival.


Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la