Des infirmières suisses témoignent
«Nous avons littéralement bourré des patients âgés de médocs»

Dans les maisons de soins et les hôpitaux psychiatriques pour personnes âgées, les patients sont régulièrement mis sous sédatifs. Quatre soignants suisses racontent comment le manque cruel de personnel les a parfois contraints à recourir à des pratiques négligentes.
Publié: 28.02.2023 à 17:56 heures
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Dernière mise à jour: 28.02.2023 à 17:57 heures
Carla De-Vizzi

Pendant onze jours, Kurt Müller a été enfermé dans une chambre d'isolement et «gavé de médicaments». La détresse absolue, pour ce malade atteint de démence. Il ne savait même pas ce qui lui arrivait. Sa fille, Angela Müller, de Nebikon (LU), pensait pourtant que son père était entre de bonnes mains à l'hôpital psychiatrique St. Urban de Lucerne.

Mais au lieu d'être soigné, le senior a été mis au repos. Jusqu'à ce que son corps n'en puisse plus. Il a fait une overdose de médicaments. «Depuis cette expérience, mon père est en fauteuil roulant et doit être soulevé de son lit à l'aide d'un lève-personne», explique Angela Müller.

Pas un cas isolé

Contactée par Blick, la clinique psychiatrique St. Urban ne souhaite pas s'exprimer sur le cas de Kurt Müller. Mais il est clair qu'il ne s'agit pas d'un événement isolé. L'expert en soins Lucien Portenier explique qu'il est fréquent que des patients soient mis sous sédatifs dans le cadre des soins.

Pendant onze jours, Kurt Müller a été enfermé dans la chambre d'isolement et «gavé de médicaments». Il a fait une overdose à cause de tous ces produits. On le voit ici avec sa fille, Angela.
Photo: Thomas Meier
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Ce Bernois a travaillé pendant des années comme infirmier dans des maisons de retraite et des hôpitaux psychiatriques et intervient encore aujourd'hui de manière temporaire. «Les surdosages – comme dans le cas de Kurt Müller – sont malheureusement fréquents».

Selon Lucien Portenier, c'est surtout chez les généralistes et les médecins des homes que l'on a assisté à une forte augmentation de l'administration d'antipsychotiques (autrefois neuroleptiques) et de benzodiazépines. De plus, le personnel soignant épuise régulièrement les doses et les médicaments de réserve. La raison, selon lui: le manque de personnel.

À l'encontre de toute éthique

Lui aussi a déjà administré des médicaments qu'il a considérés après coup comme superflus: «Il m'est aussi arrivé de rentrer chez moi après une garde et de me demander si c'était vraiment nécessaire. Malheureusement, la réponse était non.»

Ce sentiment, les infirmières Sonja S.* et Christina M.* ne le connaissent que trop bien. Il y a quelques mois encore, elles travaillaient dans une clinique du canton de Saint-Gall. Mais elles n'ont plus supporté le traitement indigne des patients, raison pour laquelle elles ont démissionné et travaillent désormais de manière temporaire. Toutes leurs tentatives pour inciter la direction à changer de pratiques sont restées vaines.

«Le travail n'était définitivement plus défendable sur le plan éthique», déclare Sonja S. à Blick. Les conditions étaient intenables, confirme Christina M.: «Pour des raisons de manque de temps, il y avait beaucoup d'erreurs de médicaments, qui étaient en partie dissimulées.»

«Je devais littéralement les bourrer de médocs»

À l'ordre du jour: des scénarios horrifiants. On aurait fixé les patients dans un fauteuil roulant, on les aurait parfois insuffisamment soignés ou on les aurait sédatés avec des médicaments en quantité excessive. «J'ai parfois dû littéralement les bourrer de médocs», lâche Christina M.

«Nous n'avions tout simplement pas assez de temps pour les personnes souffrant de démence, continue Sonja S. On a administré à certains patients un cocktail de médicaments si fort qu'ils ne pouvaient plus se lever pendant deux jours.»

Sandra Schmied, de Berne, confirme que le personnel soignant n'a parfois pas d'autre choix. Cette infirmière travaille temporairement dans des maisons de retraite et des services psychiatriques.

Comme le personnel manque à tous les coins de rue, il faut recourir à de tels moyens, dit-elle. «Avant, nous étions six dans l'équipe du matin, aujourd'hui nous sommes deux», raconte l'assistante en soins et santé communautaire, qui travaille depuis plus de 30 ans dans la branche.

Trop peu de personnel et trop peu de temps

Le tout au détriment des patients. Selon Sonja S., certains sont tombés en partie à cause des «soins dangereux et négligents» prodigués: «Certains malades atteints de démence étaient tellement agités à cause des médicaments qu'ils ont chuté, ou se sont renversés avec leur fauteuil roulant.»

Il ne faudrait toutefois pas diaboliser uniquement les médicaments. C'est l'avis et l'expert en soins Lucien Portenier et celui de l'infirmière Sandra Schmied: «Il y a des personnes âgées très difficiles qui ne seraient pas supportables sans leur traitement.»

Les soins des personnes atteintes de démence restent néanmoins problématiques. Trop peu de personnel et trop peu de temps, le tout contrebalancé par un surplus de patients. La solution d'urgence? Au lieu de s'occuper des malades, on les met sous sédatifs – au risque d'une overdose.

* Noms connus de la rédaction


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