Des Ukrainiennes logées au centre d'asile de Chevrilles (FR) témoignent
«Nous ne nous sentons pas en sécurité ici»

La Suisse compte à présent plus de 12’000 réfugiés ukrainiens. Alors que le SEM se dit débordé, les premiers arrivés révèlent à Blick leurs conditions de vie difficiles dans le centre d'asile de Chevrilles et la lourde bureaucratie qui a ponctué leur procédure. Enquête.
Publié: 28.03.2022 à 17:21 heures
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Dernière mise à jour: 05.01.2023 à 10:58 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

«Nous ne nous sentons pas en sécurité dans cet endroit. Impossible de laisser ses affaires dans la chambre, les vols sont monnaie courante. Nous sommes ici depuis un mois, mais nous n’avons eu droit à un traducteur qu’hier. Il n’y a aucune solution scolaire pour les enfants, livrés à leurs parents, qui sont eux-mêmes traumatisés. Nous avons parfois été victimes de violences racistes de la part d’autres réfugiés, devant des agents de sécurité restés de marbre…»

Nous sommes le 22 mars. Les premiers jours du printemps appellent l’âme à fleurir dans la paisible campagne fribourgeoise. Mais les oiseaux chantent faux en ce début d’année troublé. La guerre en Ukraine – un petit sac de voyage dans la main, un enfant dans l’autre – se transfuse dans nos contrées. Les stigmates du conflit paraissent déjà incrustés dans les traits tirés d’Anna*, de Vika, de Tania ou de Lubov, quatre réfugiées hébergées dans le centre d’asile et de procédure fédéral de Chevrilles (FR).

Anna, comme les trois autres femmes, a peur et honte. Toutes sont arrivées avec la première vague de réfugiés ukrainiens, deux à cinq jours après le début de l’invasion. D’entrée de jeu, elles martèlent être plus que reconnaissantes pour l’asile offert: «Nous ne sommes surtout pas là pour nous plaindre! Ils ne vont pas nous renvoyer parce que nous avons parlé, n’est-ce pas, vous promettez?»

Le centre d'asile et de procédure fédéral de Chevrilles, difficile d'accès, est niché au milieu de la campagne fribourgeoise.
Photo: Daniella Gorbunova
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Un scandale de plus dans les centres

La semaine dernière, Vika a contacté Blick pour témoigner des conditions de vie difficiles et du chaos bureaucratique qui ont ponctué son arrivée en Suisse. Sur place, j'ai pu recueillir les témoignages de trois autres réfugiées ukrainiennes. Des propos corroborés par un employé de la structure de Chevrilles (qui a souhaité préserver son identité), et appuyés par les difficultés que le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) confesse lui-même subir depuis le début du flux migratoire ukrainien. Et ce n’est pas une première. Des histoires sordides, dont ces centres d’asile et de procédure – première étape de l’arrivée d’un requérant d’asile en Suisse – sont le théâtre finissent régulièrement dans les colonnes de la presse suisse.

Les derniers incidents datent de 2021. «RTS Info» écrivait alors: «Les dysfonctionnements se multiplient dans les centres fédéraux d’asile, qu’il s’agisse d’abus de la sécurité ou de problèmes d’accès aux soins. […] La RTS révèle à quel point le système privatisé de l’asile est malade de ses millions.» À noter que, dans le cas de Chevrilles, c’est la société privée et internationale ORS qui gère le centre, sur mandat de la Confédération.

Confrontée à ces critiques, l'entreprise se veut rassurante. Soulignant que sa tâche n'est pas facile, elle affirme que «l'objectif est de permettre aux personnes en quête de protection et provenant d'Ukraine d'arriver en Suisse dans les meilleures conditions possibles». ORS assure aussi traiter «les gens d'égal à égal et avec respect, même si ce n'est pas toujours simple».

Mais que font les Ukrainiens, à qui l’on a dès le départ promis un traitement différencié des «autres» réfugiés grâce au statut «S», dans ces centres apparemment malfamés, aux bénéficiaires très hétérogènes?

Premiers arrivés, plus mal servis

Les réfugiés en provenance d’Ukraine bénéficient en effet, à compter du 12 mars, du statut spécial de protection «S». Statut qui «permet aux personnes concernées d’obtenir une protection rapide et non bureaucratique en Suisse, sans passer par une procédure d’asile ordinaire», indique le SEM dans un communiqué.

Problème: les personnes ukrainiennes arrivées avant cette date sont traitées à la même enseigne que tous les autres requérants d’asile. Y compris administrativement. Beaucoup de confusion en résulte: «Cela fait un mois que l’on a réquisitionné mon passeport, sans m’expliquer pourquoi ni quand je pourrai le récupérer», confesse Anna, arrivée en Suisse avant le début du mois de mars. Idem pour son amie Vika.

La raison est purement bureaucratique, explique à Blick la porte-parole du SEM, Anne Césard. La réquisition du passeport le temps de la prise de décision, dans une procédure d’asile lambda, serait en fait monnaie courante. Mais ce n’était pas censé arriver aux Ukrainiens. «Nous sommes désormais en train de rattraper ces premiers cas arrivés avant le 12 mars, lorsque le statut S n’existait pas encore, se justifie le SEM. Nous avons en effet dû traiter ces cas comme des demandeurs d’asile usuels. Nous ne saisissons plus le passeport de ceux qui sont arrivés après le 12 mars, par exemple. Mais il y a bel et bien eu un décalage.»

Transferts à répétition

Ce «décalage» administratif a notablement impacté les premiers venus. «Je suis arrivée à Zurich, raconte Anna. Puis l’on m’a transférée à Boudry (NE), avant de me mettre ici (ndlr: à Chevrilles, dans le canton de Fribourg). À chaque fois, c’était pareil: nous n’étions prévenus que quelques minutes avant le départ, et personne ne nous disait où nous allions.»

Une agente de sécurité passe à quelques mètres de notre tablée. Anna sursaute légèrement. Avant de reprendre: «Lorsque j’ai voulu savoir où j’étais envoyée au départ de Boudry, un agent de sécurité m’a aboyé, en anglais, que je le verrais bien assez vite. Après ce que nous avons vécu, nous nous sentions comme des indésirables dont on ne savait que faire. Cette incertitude, ces incompréhensions étaient effrayantes.» Le SEM confirme que des transferts ont bien dû avoir lieu, invoquant le manque de place et la surcharge du système.

Sur le banc d’à côté, une jeune femme fume une cigarette. Un peu plus loin, une autre tient la main à deux enfants. Je les ai aperçues dès notre arrivée – elles se sont rapprochées, depuis. Timidement d’abord, Tania et Lubov glissent peu à peu vers nous. Ces deux groupes de femmes ne se connaissent pas entre elles; elles échangeront leurs numéros à la fin de notre rencontre.

Traducteurs aux abonnés absents

Difficile de savoir quel est le nombre exact de personnes ukrainiennes accueillies au centre de Chevrilles. Mais les quatre femmes estiment que 150 à 200 personnes de leur diaspora y étaient présentes au moment de ma visite, mardi passé. Un employé du centre, Pierre*, qui occupe un poste à responsabilités et qui a accepté de me parler, affirme quant à lui n’en avoir aucune idée. Invoquant la vitesse à laquelle les gens viennent et repartent.

Les entretiens pour le présent article se sont tous déroulés en russe, langue que mes interlocutrices n’avaient quasiment pas pratiquée depuis leur départ d’Ukraine. Entre elles, elles parlent l’ukrainien. Avec le personnel de Chevrilles, elles tentent de se faire comprendre en anglais. «Une traductrice parlant le russe n’est arrivée ici qu’hier (ndlr: le 21 mars)», explique Tania.

Confronté à ce reproche, Pierre confirme la date tardive. Pourquoi un tel délai? Pour toute réponse, le fonctionnaire relève que les personnes présentes dans le centre «se traduisent très bien parmi».

Le SEM, lui aussi, brode un peu face aux critiques: «Un grand nombre d’entre eux parle anglais, affirme Anne Césard. Et il y a un système de traducteurs joignables à toute heure par téléphone.» Encore aurait-il fallu en informer les bénéficiaires, ce qui ne semble pas être le cas. Mes interlocutrices affirment ne pas avoir connaissance de l’existence d’un tel service.

Des conditions spartiates

Les conditions de vie rappellent celles d’un camp militaire: les personnes sont logées par familles, mais les chambres compteraient jusqu’à 17 lits. Les Ukrainiens et Ukrainiennes sont rassemblés sur un étage, aux douches et aux toilettes communes. Des prises électriques ne seraient disponibles, pour tous, qu’à l’un des étages du bâtiment. Les casiers à clefs sont rares. Mes interlocutrices déplorent les nombreux vols. «Nous devons toujours porter la plupart de nos affaires sur nous…», explique Vika. Les autres hochent la tête de concert.

Des problèmes d’accès à l’aide médicale, déjà dénoncés par des journalistes de la «RTS» il y a un an, sont également évoqués: les quatre femmes, traumatisées par la fuite de la guerre, affirment qu’elles n’ont jamais vu de psychologue, de psychiatre ou même d’infirmières dans l’enceinte du bâtiment.

Interrogé à ce propos, Pierre cherche ses mots. Il m’assure qu’il y a bel et bien un psychologue quelque part dans les parages – si nécessaire. Le SEM ne semble pas moins déconcerté: «Les psychologues sont une denrée rare pour la population dans son entier, en Suisse. Depuis le Covid, les demandes ont explosé à travers le pays. Il y a régulièrement une psychologue présente dans les centres fédéraux d’asile, mais nous ne pouvons pas organiser des thérapies à long terme pour des gens qui restent si peu de temps dans ces centres.»

Trois des quatre Ukrainiennes présentes à mes côtés sont mères. Leurs enfants n’ont pas été à l’école depuis plus d’un mois. Interrogé à ce propos, le SEM rétorque: «Il y a une offre scolaire pour les requérants d’asile dans les centres fédéraux. En ce qui concerne les demandeurs de statut S, ils sont en principe rapidement attribués à un canton, où les enfants seront alors scolarisés.»

Du racisme de la part d'autres réfugiés

Si les problèmes administratifs et d’accueil évoqués précédemment sont actuellement vérifiables, cela est plus complexe pour les violences racistes et les scènes illégales dénoncées à l’unisson par Anna, Vika, Tania et Lubov. Pour ces raisons, seuls les témoignages corroborés par les quatre femmes et l’employé de la structure ont été retenus.

«Certaines communautés présentes ici, comme les personnes algériennes, malheureusement, soutiennent en bloc la Russie dans son invasion. Elles sont peu nombreuses. Mais l’on nous a déjà menacées et insultées, confie Lubov. Hier, je suis passée à côté d’un homme qui m’a fait un signe de coupe-gorge, en me criant «fuck you», devant un Securitas qui s’est contenté de hausser les épaules. Je ne m’attendais pas à cela…» Les trois autres femmes relaient des incidents très similaires.

Drogue et violences

Vika évoque une grande famille originaire de Macédoine, qui serait dans ce centre depuis trop longtemps déjà, affichant un comportement préjudiciable. «Le père a la trentaine et il n’a plus de dents… Les enfants sont à l’état sauvage.» Et Anna d'enchaîner: «On a entendu beaucoup de choses... Mais moi, j’ai vu l’un des garçons courir nu, et des traces de semence laissées sur les murs de l’une des salles de bains qu'ils avaient occupées. Choquées, plusieurs femmes de notre étage ont dénoncé cela.»

Confronté aux témoignages des quatre femmes, Pierre tente d’éviter le sujet. Il admet finalement que cette famille est son problème numéro un depuis quelque temps déjà, sans confirmer mot à mot les faits décrits par les quatre femmes. Il refuse de donner plus de détails, mais assure que cette situation sera résolue rapidement.

À entendre ces confessions, je m’interroge quant à l’existence d’un dispositif de médiateurs ou de travailleurs sociaux quelconques au sein de ces structures.

Le SEM me répond que «ce sont des centres prévus pour l’accueil d’urgence et l’enregistrement uniquement. C’est difficile pour tout le monde, car c’est un hébergement collectif. En cas de problème, les gens peuvent s’adresser à l’encadrement, et il y a des personnes formées spécifiquement pour gérer les conflits.»

Même si Pierre évoque de manière vague une formation de gestion de conflits reçue par certains employés de la structure, ni Anna, ni Vika, ni Tania, ni Lubov n’ont eu vent de telles fonctions.

*Noms connus de la rédaction.

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