En Suisse, 250'000 postes sont à pourvoir...
Où est passée la main-d'œuvre?

Pratiquement tous les secteurs se plaignent d'un exode de la main-d'œuvre qualifiée et d'un manque de personnel. Comment est-ce possible? Départs à la retraite, manque d'étudiants, chômage partiel... Blick décrypte.
Publié: 08.07.2022 à 06:02 heures
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Dernière mise à jour: 11.07.2022 à 09:19 heures
Sarah Frattaroli

Les restaurateurs cherchent désespérément des cuisiniers. Les écoles cherchent désespérément des enseignants. Et les hôpitaux cherchent désespérément du personnel soignant. Où que l'on tourne la tête, il y a, en Suisse, une pénurie de main-d'œuvre qualifiée.

Selon le Secrétariat d'État à l'économie (Seco), le taux de chômage en Suisse est actuellement de 2,1% – un record. Cela correspond à 98'000 chômeurs. Face à cela, selon l'évaluation de l'entreprise de ressources humaines x28, il y a aujourd'hui plus de 250'000 postes vacants dans notre pays. Même si tous les chômeurs étaient embauchés du jour au lendemain, cela ne suffirait pas.

Le manque de personnel qualifié est un problème connu depuis longtemps. Mais le fait que des restaurants de tout le pays doivent limiter leurs horaires d'ouverture parce qu'ils ne trouvent pas de serveurs ou de cuisinières est un phénomène nouveau. Et ce ne sont pas que quelques branches qui souffrent d'un manque de personnel, mais l'économie dans son ensemble.

Partout, l'on cherche désespérément du personnel. La restauration, par exemple, manque cruellement de serveurs et de cuisiniers. (Image d'illustration)
Photo: Zvg
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Certaines branches désertées

Ceux qui ont été particulièrement touchés par la pandémie ont aujourd'hui plus de mal à trouver du personnel. Alors que les banquiers, les informaticiens ou les employés de commerce ont pu facilement passer au home-office dès le début de la pandémie, la gastronomie, l'événementiel et le commerce de détail, par exemple, ont cessé de fonctionner du jour au lendemain.

«Marqués par cette expérience, les collaborateurs se sont demandés: dans quelle mesure mon travail est-il encore sûr, à l'avenir?», explique Susanne Achermann, économiste et conseillère RH indépendante. Beaucoup sont arrivés à la conclusion qu'ils seraient mieux dans un bureau.

D'autres groupes professionnels, comme les soignants ou les enseignants, se sont soudain retrouvés aux prises avec de nouveaux défis. Travail à l'hôpital dans un service de quarantaine ou enseignement à distance sur un ordinateur portable par exemple. Entre-temps, la vie quotidienne habituelle est revenue, mais les inégalités et les difficultés persistent.

«Ces emplois nécessitent une présence, souligne Susanne Achermann. Les enseignants, les soignants ou le personnel d'accueil doivent être là quand l'enfant, le patient ou l'invité est là.» Et ce, alors que d'autres peuvent dormir plus longtemps grâce au home office, faire le ménage pendant une réunion en vidéoconférence en éteignant la caméra, ou encore prendre leur ordinateur et se rendre dans leur appartement de vacances pour y «travailler». Ces libertés ont fait des envieux.

Départs à la retraite

Au cours des dix prochaines années, un million de personnes partiront à la retraite. Dans le même temps, seuls 500'000 actifs prendront la relève, selon l'Union patronale suisse. Depuis 2019, le nombre d'actifs quittant le marché du travail est supérieur à celui des nouveaux arrivants.

Le glas de la vague de départs à la retraite des baby-boomers (nés entre 1943 et 1960) n'a pas encore fini de sonner – beaucoup d'entre eux travaillent encore. Mais le marché a déjà anticipé le mouvement et les personnes issues de cette génération sont à la peine lorsqu'elle se retrouve au chômage.

Dans une enquête récente réalisée par l'assurance Axa, une PME sur dix indique ne pas vouloir embaucher de collaborateurs de plus de 45 ans. Car les collaborateurs plus âgés sont plus chers (tant en termes de salaire que de prévoyance vieillesse), et n'ont parfois plus les qualifications nécessaires pour le poste.

En Suisse, les personnes qui tombent dans le chômage longue durée à 60 ans et qui arrivent en fin de droit reçoivent une rente transitoire. «Ne serait-il pas plus approprié de mettre en place un système d'incitation, qui motive les entreprises à développer consciemment leurs collaborateurs plus âgés, à les reconvertir et à les maintenir ainsi plus longtemps dans le métier?», propose Susanne Achermann.

Retour en terre natale

Certes, il y a toujours plus de personnes qui immigrent en Suisse que de personnes qui en partent. Mais l'écart se réduit de façon inédite. De nombreux Italiens ou Portugais rentrent dans leur pays d'origine après la retraite, leur pouvoir d'achat, avec une retraite Suisse, y étant nettement supérieur qu'ici. Certains d'entre eux prennent une retraite anticipée et manquent ainsi au marché du travail.

De plus, certains émigrants emmènent avec eux la génération suivante, qui est encore en plein milieu de sa vie professionnelle. En effet, pour de nombreux Secondos (ndlr: en Suisse, immigré de deuxième génération), le retour au pays des parents entraîne la fin de la possibilité d'une garde d'enfants gratuite. Certains rentrent donc avec leurs parents. Le fait que l'économie soit aujourd'hui florissante dans de nombreux pays d'origine de ces immigrés est une incitation supplémentaire. Le Portugal appâte même ses expatriés avec des cadeaux fiscaux et de l'argent pour le retour et l'installation au pays.

Alors que les Portugais et les Italiens étaient principalement actifs dans des secteurs à bas salaires, la Suisse peine à attirer des étrangers diplômés. «Les jeunes collaborateurs polonais et hongrois préfèrent ainsi s'installer à Berlin plutôt qu'à Zurich», explique Susanne Achermann. Le coût élevé de la vie en Suisse et le manque d'implantation de grandes entreprises internationales telles que Tesla ou Zalando – présentes par exemple en Allemagne – seraient en cause.

Pourtant, l'économie se porte bien

Lorsque la pandémie s'est déclarée, une partie de l'économie suisse s'est arrêtée du jour au lendemain. Avec le retour «à la normale», le moteur économique s'est remis en marche – et comment! Les effets de rattrapage se manifestent par exemple dans la branche des voyages: si Monsieur et Madame Tout-le-monde voyagent aujourd'hui deux fois plus pour compenser les années de pandémie, cela nécessite plus de personnel dans les agences de voyages et dans les aéroports, où règne actuellement le chaos.

Cette reprise éclair se fait sentir dans toute l'Europe. Avec la guerre en Ukraine et la hausse des prix des matières premières, la croissance économique s'affaiblit, certes. Le marché du travail s'en trouve quelque peu refroidi aussi, en théorie. Pourtant, le nombre de postes vacants reste à un niveau record.

Les étudiants manquent à l'appel

Depuis l'introduction de la réforme de Bologne il y a une vingtaine d'années, les étudiants passent plus de temps à l'université: les cours obligatoires et la cadence des examens ont augmenté, au détriment des petits boulots.

Avec la pandémie, cela s'est encore aggravé: les cours sont suivis sur ordinateur portable, souvent au domicile des parents. La chambre en colocation à Saint-Gall ou à Genève devient ainsi superflue, et le job d'appoint aussi. D'autres étudiants profitent de leurs études à distance pour partir à l'étranger. Ils travaillent donc dans un bar de plage à Fuerteventura au lieu de celui de la piscine municipale de leur commune.

Chômage partiel et formations continues

En mars 2022, plus de 20'000 personnes étaient toujours en chômage partiel - il n'y a pas de chiffres plus récents. Elles sont - du moins en partie - à la maison et manquent au marché du travail.

De plus, beaucoup ont profité du chômage partiel de ces deux dernières années pour entamer une formation continue, par exemple. Techniquement, la majorité la termine cette année pour retourner pleinement sur le marché du travail.

Travail à temps partiel

37% des salariés en Suisse travaillent à temps partiel – et ce sont en majorité des femmes. Au début des années 1990, ils étaient encore 25%. Aujourd'hui, bien que les travailleuses à temps partiel soient de fait prépondérantes, les hommes réduisent peu à peu leur temps de travail à leur tour, souvent pour aider davantage à la garde des enfants et aux tâches ménagères. Les femmes peuvent ainsi augmenter leur temps de travail: un jeu à somme nulle pour le marché.

En Suisse, de nombreux couples ne peuvent tout simplement pas s'offrir le fait de travailler tous deux à plein temps, en raison des coûts (très) élevés des crèches et des autres solutions de garde d'enfants en Suisse.

A cela s'ajoute le fait que, parmi les générations Y (nés entre 1984 et 1996) et Z (nées entre 1997 et 2010), de plus en plus de jeunes veulent travailler à temps partiel – même sans avoir de famille. De nombreuses entreprises n'ont pas encore suivi cette évolution. Elles continuent à publier des offres d'emploi à temps plein – ne trouvant par conséquent que peu de preneurs.

Les PME laissées pour compte

La pénurie de main-d'œuvre qualifiée touche certes l'ensemble de l'économie suisse, tous secteurs confondus, mais les entreprises ne se battent pas à armes égales. Selon une étude d'Axa, un tiers des PME se voient concurrencées par les grandes entreprises sur le marché du travail.

Dans de nombreuses PME, c'est directement le chef ou la patronne qui s'occupent du recrutement. Il va de soi qu'elle ne peut pas rivaliser avec les départements RH de Google, Facebook & Co.

Les grandes entreprises pratiquent la chasse aux nouveaux talents à grande échelle depuis des décennies déjà, et sont aujourd'hui armées de pipelines de candidats sophistiqués et de systèmes d'incitation pour leurs collaborateurs. Pendant ce temps, en Suisse, les associations professionnelles se sont endormies...

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