Fronde chez Swiss à Genève
«Comment survivre avec 3000 francs par mois?»

Les hôtesses de l'air et stewards de la compagnie nationale opérant à Genève ne sont pas protégés par le salaire minimum. Tandis que le dossier est sur la table de l'inspection du travail, un employé dépeint une réalité particulièrement sombre à Cointrin.
Publié: 04.09.2021 à 06:11 heures
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Dernière mise à jour: 04.09.2021 à 09:41 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Il y a quelques années, Julien* réalisait son rêve: devenir steward. Et pas n’importe où, puisque son employeur n’est autre que Swiss. «La prestigieuse compagnie nationale, c’était la cerise sur le gâteau. J’ai toujours rêvé de faire partie du personnel de cabine. Il y a un certain standing, au même titre que dans l’hôtellerie de luxe.» Alors même que la profession a perdu beaucoup de son lustre — nous y reviendrons —, le trentenaire ne changerait de travail pour rien au monde.

Seulement voilà: malgré toute sa passion, Julien n’arrive plus à boucler ses fins de mois. «Comment tourner avec un peu plus de 3000 francs par mois pour un 100%, à Genève qui plus est?» L’homme, désemparé, n’a pas trouvé réponse à sa propre question. Il lance un «appel au secours».

Trop cher, même en France

Comme l’écrasante majorité de ses collègues, il s’est installé en France voisine. Une façon de «jouer la montre» et de survivre malgré une rémunération rachitique. Mais cela ne suffit plus. «Même sur sol français, les prix ont bien augmenté, notamment en lien avec les frontaliers comme moi. Cela devient vraiment compliqué…» Tandis que beaucoup de ses collègues se sont réorientés — lorsqu’ils n’ont pas été licenciés —, Julien a, lui, décidé de se battre pour l'augmentation de la rémunération des employés de Swiss à Genève.

Et la loi semble à première vue de son côté. Au bout du lac, les salaires sont protégés depuis novembre 2020: 4111 francs mensuels brut minimum pour 41 heures de travail par semaine. «Une avancée sociale majeure pour le canton de Genève, notre engagement à ne pas laisser se développer la précarité au sein de la population», soulignait la conseillère d’État Fabienne Fischer au moment de son introduction, à la suite d’un vote populaire.

Dans les faits, les employés de Swiss peuvent-ils vraiment prétendre à ce montant plancher de 4000 francs? Un bras de fer avec la compagnie dure depuis plusieurs mois déjà et porte sur le décompte des heures de travail. «Selon la CCT, nous effectuons moins de 100 heures par mois, ce qui est insuffisant pour obtenir une telle rémunération, s'étrangle Julien. Sauf que le décompte de Swiss est problématique car il n’inclut que les heures de vol. Ni le temps de briefing (1h10), ni le temps d’attente entre chaque vol (de 45 min à 1h30) ne sont comptabilisés.» Lorsqu’un avion est en retard, les plus pénalisés ne sont pas les passagers mais le personnel de cabine, ironise le steward.

Branche pas soumise au droit civil

Qu’en disent les syndicats? Sandrine Nikolic-Fuss, présidente de Kapers, qui représente le personnel de cabine en Suisse, a évidemment connaissance de la rémunération précaire des employés genevois de Swiss. «Je me bats pour que les salaires augmentent. C’est compliqué parce que c’est une branche de l’aviation qui n’est pas soumise au droit civil. Mais nous estimons que le salaire minimum cantonal devrait être respecté. Le dossier est entre les mains de l’OCIRT.»

L’OCIRT, c’est l’inspection du travail à Genève. Un dossier a effectivement été déposé, mais la procédure pourrait être longue. «On nous a parlé de plusieurs années», s’irrite Julien. Sandrine Nikolic-Fuss reconnaît que la patience devra être de mise. «Six mois ou une année, c’est un délai tout à fait possible», avance la présidente de Kapers, elle-même maître de cabine depuis 21 ans.

Mais il n’y a pas que le salaire minimum qui fasse l’objet de l’ire de Julien. Frappée de plein fouet par la pandémie, Swiss a demandé à ses employés de faire un effort. Ceux-ci ont consenti à une baisse de salaire de 5% jusqu’en… 2023. «C’était ça ou le licenciement. La compagnie a biffé 500 postes en juin, soupire Julien. C’est d’autant plus incompréhensible que, depuis la crise sanitaire, la Confédération a payé l’intégralité des bas salaires à la compagnie.»

La situation pèse sur Julien et ses collègues. Ceux-ci ne se sentent pas assez bien défendus par leur syndicat, qui représente selon lui les intérêts de Swiss. «On nous dit qu’on irait en justice, que des avocats avaient été mis sur le dossier, mais on n’en a pas vu la couleur.»

Swiss emploie entre 100 et 200 personnes à Genève comme «cabin crew», contre 4000 à Zurich.
Photo: Keystone

«Sacrifiés» par Zurich?

Le personnel genevois de Swiss — une grosse centaine de personnes — se sent sacrifié par rapport à celui opérant à Zurich, composé de 4000 employés. «Les contrats genevois permettent à l’entreprise de faire travailler le personnel plus longtemps, de lui accorder moins de repos et de verser un salaire inférieur aux employés du hub de Zurich.»

Avec les licenciements survenus avant l’été, la compagnie a dû tirer sur la corde et sur-utiliser le personnel restant. «Nos plannings ont été étirés au maximum et les rotations s'enchaînent. Le temps de repos a été réduit au minimum légal, une situation intenable sur le long terme», s'alarme notre interlocuteur. Les arrêts maladie de certains ont compliqué la situation. «Les personnes de piquet à Genève ont été envoyées à Kloten pour combler les trous, alors que nos contrats nous interdisent de le faire. Nous nous sommes parfois retrouvés dans le même avion que nos collègues zurichois, mais avec des salaires bien plus bas!»

Sandrine Nikolic-Fuss assure pour sa part que les contrats ne sont «pas différents». «Il existe des spécificités relatives aux employés à Genève, qui a longtemps combattu pour garder des avions Swiss dans son aéroport et avait besoin d’une planification plus flexible», justifie-t-elle.

Autre situation ubuesque mentionnée par notre témoin: il a failli s’étouffer lorsqu’il a découvert que la compagnie sœur de Swiss, Edelweiss, recrutait 60 personnes pour son personnel de cabine à une meilleure rémunération, juste après le «ménage» chez Swiss. «Les deux compagnies sont certes des entités différentes, mais les deux appartiennent à Lufthansa et opèrent dans le même pays», relève-t-il. Lors de l’annonce des licenciements en juin, Swiss a proposé à son staff de postuler auprès d’Edelweiss. Mais au prix d’un recrutement classique: aucune passerelle n’était possible.

Swiss assure respecter la loi

Comment se défend Swiss, alors qu’EasyJet, plus grand employeur du tarmac de Cointrin, respecte de son côté le salaire minimum? «Swiss ne se prononce pas sur les conditions salariales des autres compagnies aériennes», répond Doriane Cavalli, porte-parole à Genève. Celle-ci précise que le salaire de 3400 francs (brut) par mois constitue une base, à laquelle s’ajoutent des bonifications pour les langues parlées (hormis l’anglais et l’allemand), des avantages en nature et des rétributions par jour travaillé. «Nous sommes convaincus d’être en adéquation avec le salaire minimum de 23 francs de l’heure prévu par la loi.»

La réponse de la compagnie aérienne le confirme: le nerf de la guerre, c'est bien le décompte des heures travaillées. A cause de celui-ci, à Genève, près de 70% des collaborateurs ont un salaire brut inférieur à 4000 francs, selon Sandrine Nikolic-Fuss.

Dans ces conditions, quel avenir pour le secteur? «Même pour les longs courriers, très demandés par le personnel de cabine, avec une quarantaine au bout du monde et la fatigue au retour, ce n’est plus très attrayant, reconnaît la présidente de Kapers. Mais déjà avant le Covid, je me demandais comment les compagnies allaient trouver des employés à ces conditions salariales, et elles ont toujours réussi. Il y aura toujours une certaine aura autour de ce métier.»

*Prénom d'emprunt

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