Il dort à la gare de Lausanne
«Je savais qu'un jour il y aurait un article sur Baloo le clodo!»

Plusieurs sans-abri passent leurs nuits dans un sous-voies de la gare de Lausanne, passablement insalubre. Dont Philippe Barraud, dit Baloo, qui a déjà fait la une des médias en 1987. Pourquoi dort-il ici? Comment en est-il arrivé là? Discussion décousue et sans filtre.
Publié: 01.02.2023 à 06:12 heures
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Dernière mise à jour: 01.02.2023 à 17:35 heures
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Amit JuillardJournaliste Blick

Bleu roi, ses chaussettes piétinent le sol de l’humble et humide sous-voies de la gare de Lausanne. Oui, celui qui pue l’urine, parfois pire, dont Blick vous a déjà parlé. Il fait 0 °C ce mercredi 25 janvier, à 22h30. Le thermomètre plongera encore un peu, jusqu’à -3 °C. Je l’aborde. Monsieur, vous voulez un pull et un bonnet? «Écoute, non, ça va, j’ai assez», me rétorque le sans-abri. À ses pieds, un sac de couchage — bleu aussi, un maigre matelas de camping, un sac à dos pour oreiller. Et quelques vivres.

Il est prêt à rejoindre Morphée: «Bon, je ne vais pas me mettre au lit maintenant, c’est trop tôt, après, il y a des gens qui râlent… Il y en a qui appellent les flics parce qu’ils se font du souci. Mais s’ils s’inquiètent vraiment, qu’ils viennent me parler. Et pourquoi ils ne me proposent pas une chambre, tous ces célibataires qui habitent des quatre pièces et demie?»

Il suffit parfois d’une sèche et quelques pièces tendues pour libérer torrents de mots, vagues de pleurs, clapotis de rire. Il cherche justement sa cigarette. Le SDF devient alors Philippe Barraud, dit Baloo. Sourire élargi. «Moi, je ne demande jamais rien à personne. Et on me donne des sous quand même, les gens voient que je suis honnête. Ah, t’es journaliste? À Blick? Quand j’étais jeune, je regardais toujours la page trois, celle avec la femme toute nue. Ma mère est Suisse allemande, alors, tu vois, on avait souvent le journal à la maison. Ça existe encore? Non? Ah. Tu n’es pas le premier journaliste que je rencontre. A l’époque, j’avais fait un attentat à Nyon…»

«S’ils s’inquiètent vraiment, qu’ils viennent me parler. Et pourquoi ils ne me proposent pas une chambre, tous ces célibataires qui habitent des quatre pièces et demie?», me lance Baloo, ce 25 janvier, vers 22h30.
Photo: Amit Juillard

Pardon? «En fait, j’étais bûcheron. J’avais perdu mon emploi parce que mon patron avait engagé des frontaliers pour les payer moins cher. Donc, un matin, pour protester, je me suis rendu sur la place à Nyon, et j’ai descendu un arbre presque bicentenaire. La presse m’a traité comme un terroriste. Sauf un journaliste de 'L’Hebdo'. Lui était venu me rencontrer et avait écrit que je n’étais pas un dingue!»

Une pleine page dans «L’Hebdo» en 1987

Quand je le quitterai une heure plus tard, je plongerai dans les archives des médias romands. Baloo dit vrai. Sous la plume de Serge Bimpage — auteur de plusieurs romans depuis, le magazine disparu racontait le 17 septembre 1987 l’histoire du «bûcheron scié» de 24 ans, «un bosseur-né», «la poignée de main plutôt tendre, l’œil clair, le teint pétant la santé», «aucunement» fou, qui avait «poussé le premier cri d’une profession malmenée».

«Le 6 février, à 7h45, il téléphone à la police sous l’œil de ses parents atterrés: 'Surveillez les arbres de la ville, sinon, ils vont avoir des bobos…'» C'est ainsi que le journaliste Serge Bimpage commençait à raconter l'histoire de Philippe Barraud, en septembre 1987, dans «L'Hebdo».
Photo: SMD

Le reporter déroule. «Le 6 février, à 7h45, il téléphone à la police sous l’œil de ses parents atterrés: 'Surveillez les arbres de la ville, sinon, ils vont avoir des bobos…' Et aussi sec, il s’embarque, tronçonneuse en main, pour l’esplanade des Marronniers à Nyon, et sectionne impitoyablement le plus bel ancêtre, de 170 ans, haut de 30 mètres, qui faisait la fierté de la commune. Émoi chez les passants et les municipaux.» Résultat, un mois de prison «avec sursis pendant quatre ans et 8000 francs de frais de dégâts, qu’il a payés en vendant sa voiture et son matériel».

Pourquoi cet amoureux de la nature, de la pêche en rivière et ex-grenadier à l’armée dort-il dehors presque 36 ans plus tard? Les hébergements d’urgence sont-ils à ce point pris d’assaut? Attention, sorties de route: «Mais non, il y a de la place, mais c’est impossible d’y trouver le sommeil! Il y a des Roms, ces saisonniers qui ont des châteaux en Roumanie et qui font du bruit toute la nuit. Et ces Noirs, qui dealent, qui entrent, sortent de la chambre, allument la lumière. C’est horrible. Je suis mieux ici.»

Un mime pour ponctuation

Son récit se découd, mais il ne se défile pas. «Je ne vais pas te mentir, je consomme un peu de drogue, et j’ai recommencé à boire. Je te disais quoi, déjà? Ah oui. Dans ces établissements, il y a aussi des gens violents, ça me fait péter les plombs. Moi, j’ai été interdit deux ans d’entrée au Sleep-In pour une baffe à cause de ça.»

Il est presque minuit. Les panneaux publicitaires qui promettent richesse éternelle et mal de gorge souriant sauront veiller sur Baloo.
Photo: Amit Juillard

A 60 ans, Philippe Barraud déplore la fermeture de plus en plus de toilettes publiques gratuites. Dont celles de l’autre côté de la gare depuis le début des travaux en 2021. Celles juste ici sont payantes. Il en est réduit à faire ses besoins dans un coin du souterrain. Comme les autres «locataires» du coin: «Le jeune, là, je ne sais pas où il est aujourd’hui. Il y a aussi une tox', plus loin.»

Il rit souvent de lui, du monde. «Je suis assez atypique, comme mec, ça, c’est vrai. Je savais qu’un jour un journaliste ferait un article sur Baloo le clodo!» Il enrage, aussi. Lâche des larmes, quelques fois. Comment est-il tombé dans une précarité si extrême? Il me lance des bouts de son puzzle. Distribution aléatoire.

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«C'est absurde: on m'a bloqué ma rente AI parce que je n'ai pas de domicile.»
Philippe Barraud, dit Baloo, sans-abri lausannois
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Il y a les «pires abus» subis dans son enfance, «six ans de psychiatrie», un échec au Canada, où il voulait refaire sa vie avec sa sœur, décédée, jeune, d’un cancer. Puis l’isolement, la consommation d’alcool, d’héro, pour tenir tête aux céphalées quasi chroniques. L’anxiété sociale, l’hépatite C non soignée. L’assurance-invalidité, six ans de bonheur et de sobriété aux bras de sa «nana», la mort du père, des copains alcooliques partis les uns après les autres, la perte de son logement au milieu des années 2010, des séjours chez sa mère, en institution, en détox, les produits de substitution ou encore un an de prison pour payer les amendes cueillies sur les pavés. Deux tentatives de suicides — «je me suis planté un couteau dans la poitrine, comme ça». Pour ponctuation, un mime.

«Je veux vivre le moment présent»

«Et là, c’est la galère. C’est absurde: on m’a bloqué ma rente AI parce que je n’ai pas de domicile et j’ai plus accès à mes comptes en banque parce que j’ai des poursuites, alors que j’avais un peu d’argent en sortant de prison. Je pourrais porter plainte. J’aurais pu passer ma vie à faire des procès, tu vois. Je suis dans l’état d’un vétéran du Vietnam, m’a dit mon psy, un jour. Ah! Ben, elle est là, ma clope!» Son tutoiement finit par être contagieux. Comment tu la vis, la rue? «De mieux en mieux, mais heureusement que j’ai la foi en Dieu — je prie. Moi, j’aimerais être bien où je suis, vivre le moment présent, partager des bons moments avec des gens aimables. Après, on verra.»

Il est bientôt minuit. «Tu t’appelles comment déjà? Amit? Ah, c’est peu commun… On dit que je suis raciste, mais je ne pense pas que t’as senti du racisme chez moi ce soir!» Je lui tends la main. Le remercie. Je vais rentrer. Mon palace de deux pièces et ses radiateurs m’attendent. Demain matin, comme chaque matin, la police réveillera Philippe Barraud, le gladiateur. Il ira prendre une douche et se réchauffer dans un lieu d’accueil de jour. En attendant le soir et sa nuit bleu roi.

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