Il s'était battu pour le «oui» à l'EEE
Jacques Pilet et la fracture du 6 décembre 1992 qui divisa la Suisse

Le 6 décembre 1992, le peuple suisse rejetait à 50,3% l'adhésion du pays à l'Espace économique européen (EEE). Un vote historique qui continue de diviser la population, surtout en Suisse romande. Le journaliste Jacques Pilet raconte cette folle journée.
Publié: 03.12.2022 à 13:43 heures
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Dernière mise à jour: 03.12.2022 à 18:27 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

La Suisse moderne est peut-être née ce jour-là. Avec toutes ses contradictions. Trente ans après le vote du 6 décembre 1992, qui vit 50,3% des électeurs suisses (mais une grande majorité des cantons) rejeter l’adhésion du pays à l’Espace économique européen (EEE), Jacques Pilet est l’un de ceux qui firent cette histoire-là. Comme journaliste. Comme pilier du débat public. Comme militant proeuropéen battu dans les urnes par Christoph Blocher et les siens, et par le choc des deux histoires: celle de la Confédération et celle de la Suisse, neutre et indépendante.

Chimères? Rejet funeste? Ou, au contraire, lucidité de l’électorat helvétique inquiet de se retrouver broyé dans la machine communautaire?

Dans «Journaliste. Le souffle de l’histoire» (Ed. Livreo Alphil) le fondateur de «L’Hebdo» puis de «Bon pour la tête» revient avec émotion et détermination sur ces décennies qui ont transformé la Suisse. Il regarde aussi le monde, l’Allemagne, la France. Il s’interroge et défend ses opinions. Avec, au cœur de ses souvenirs et de son ouvrage, la relation de la Confédération avec ses voisins européens.

Comment mieux raconter ce moment politique clé que fut le vote du 6 décembre 1992 qu’en allant lui demander de grimper, avec nous, dans la machine suisse à remonter le temps? Proeuropéen convaincu, Jacques Pilet continue de croire que, ce jour-là, le pays a raté le bon virage de l’histoire. Vrai? Faux? 1992-2022: l’heure des comptes et des aveux?

Jacques, tu faisais partie des journalistes engagés pour l’adhésion de la Suisse à la Communauté européenne (devenue l’Union). Le 6 décembre 1992, tout cela s’écroule. Ce fut ton jour politique le plus sombre?
Sur le plan de la politique suisse, sans doute. Ce «dimanche noir» comme avait dit le Conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, a été un coup vraiment dur. Pour moi, tous mes proches, pour tant de Romands surtout. Si l’on pense que juste avant, nous avions lancé, avec Edipresse, le «Nouveau Quotidien» avec ce sous-titre: «journal suisse et européen»! Ce jour là, on a tous pris un coup de massue sur la tête. Je le ressens encore quand on en parle.

Un coup de massue asséné par un certain… Christoph Blocher…
Oui, et j’en garde l’un de mes pires souvenirs. C’était au début de la campagne. La télévision suisse alémanique m’avait invité pour un face-à-face avec Christoph Blocher. Outre-Sarine, on ne se pressait pas au portillon pour l’affronter. Je ne connaissais pas l’oiseau. J’y suis allé le cœur léger, avec mes convictions proeuropéennes idéalistes. Lui n’écoutait pas. Il assénait son credo avec la force qu’on lui connaît maintenant. Il diabolisait la Communauté économique européenne de l’époque. Il m’a enfoncé, je dois dire. Avec le handicap de la langue en plus. Après ma pauvre prestation, on m’a même prié de quitter l’immeuble par la porte de derrière. Des téléspectateurs avaient téléphoné pour me dire qu’ils allaient me casser la gueule!

Blocher et l’UDC l’emportent dans les urnes. Tu vois les résultats tomber. Tu assistes à la défaite des Romands, bien plus favorables à l’Espace économique européen que les électeurs d’outre-Sarine. Tout cela, tu ne l’avais pas vu venir?
Je ne suis pas près d’oublier le suspense de ce dimanche. Mais je dois l’avouer: au fond, je m’étais préparé à la défaite. Autour de moi, personne ne doutait de la victoire. Or, comme j’allais souvent à Zurich, j’avais senti le peu d’enthousiasme, les hésitations, l’attrait du mantra blochérien.

Le Conseiller fédéral vaudois Jean-Pascal Delamuraz (ici photographié avec Franz Blankart) fut l'un des grands perdants de ce vote du 6 décembre 1992.


Un mantra? Blocher avait envoûté les électeurs à ce point?
Ce ne sont pas des sujets précis, argumentés, qui ont fait la différence. C’est un climat, entretenu au fil des années par Christoph Blocher et les siens, autour du mythe de la souveraineté absolue. L’histoire de la neutralité suisse a été reconstruite. La certitude helvétique de pouvoir tout résoudre en solitaire s’est renforcée à travers les tirades de l’UDC. Il faut dire aussi que dans les partis qui soutenaient le projet, beaucoup le faisaient du bout des lèvres, intimidés par la machine adverse. En plus, le Conseil fédéral, sans le dire haut et fort, était divisé. Les plus chauds partisans de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE) étaient latins: Jean-Pascal Delamuraz, René Felber et Flavio Cotti… à qui le président français François Mitterand était allé rendre visite à Lugano pour ranimer sa flamme européenne! Quant à Adolf Ogi, le courageux Bernois de l’UDC, il a magnifiquement joué le jeu, fait pencher la balance pour le oui au sein du collège gouvernemental. J’ose dire que notre ami commun, le journaliste Frank A. Meyer, de Ringier, lui a soufflé beaucoup d’arguments, dans son bureau très fréquenté de l’hôtel Bellevue, si proche du Palais fédéral…

Revenons sur ton expérience personnelle. Le 7 décembre, tu as quoi en tête? Tu vois comment l’avenir de la Suisse?
J’étais effaré par le fossé entre Romands, massivement pour l’EEE, et les Alémaniques majoritairement contre. D’où le score très serré: 50,3%! Dès le 7 décembre, j’ai tenté de calmer le jeu dans le «Nouveau Quotidien» (NQ). Je voulais éviter un accès de colère. Je prévoyais qu’il serait indispensable, mais très long, de renouer des liens avec l’Europe unie. Je n’imaginais pas, en revanche, que nous serions encore dans le flou trente ans après! Dans les semaines qui ont suivi, j’ai été amené plusieurs fois à m’exprimer en Suisse alémanique où beaucoup étaient aussi désolés de ce refus. Je me souviens avoir été invité avec tous les honneurs au cortège du Sächsilüüte de Zurich. La ville, comme celle de Bâle, avait voté pour. L’éditeur d’un petit journal de Suisse centrale me convia à un événement public. Comme je n’avais le guère le temps de faire ce voyage à côté de mon travail quotidien au NQ, il m’envoya un hélicoptère pour s’assurer de ma présence! Ceux-là ne voulaient pas rompre avec l’Europe.

La Suisse était coupée en deux?
Oui. J’ai perçu outre-Sarine, après le vote du 6 décembre 1992, comme une mauvaise conscience et surtout le désir de ne pas laisser tomber les «welsches» si déçus. On n’a rien vu de semblable lors des votations suivantes, où les Romands ont été mis en minorité. Autre souvenir heureux: je fus invité, le 1er août suivant, à tenir le discours au Locle. Je craignais que le public en ait assez de mes propos proeuropéens. Je redoutais le ras-le-bol. Or, je fus acclamé par une assistance où Portugais, Espagnols et Français étaient en majorité. Les Suisses, eux, étaient en vacances horlogères! Je raconte tout cela dans mon livre d’entretiens avec Jacques Poget. Le temps passe…

1992-2022: trente ans pour rien côté relations entre la Suisse et l’Union européenne?

Non, jusqu’à ce jour, la Suisse s’en est bien tirée. Il faut le reconnaître. On a oublié aujourd’hui combien furent difficiles les dix premières années post-votation, avec une crise économique, des taux de croissance en berne, un fort chômage. Quand les accords bilatéraux, longuement et âprement négociés, sont enfin entrés en vigueur à la fin des années 1990, un fort rebond est survenu. La plupart des problèmes paraissaient résolus. La libre circulation des personnes a poussé la croissance. Mais nous avons tardé à percevoir la fragilité à long terme de ces paquets d’accords sans un ancrage institutionnel plus clair avec l’UE. D’où le désarroi actuel devant l’obsolescence progressive de ces textes.

Tu as milité pour l’adhésion à la Communauté européenne. Trente ans plus tard, l’Union compte 27 pays membres. Tu voterais toujours pour, aujourd’hui?
Oui, même si la perspective est utopique pour longtemps encore. Pourquoi? Parce que la voie bilatérale me paraît hasardeuse à long terme, voire dangereuse à certains égards, car nous nous retrouvons en deuxième classe, marginalisé de facto, sans influence sur l’évolution de cette communauté européenne à laquelle nous sommes si étroitement liés dans les faits. J’ai une vision plus ambitieuse de la Suisse. Je suis convaincu qu’elle pourrait aider l’UE à surmonter certaines de ses difficultés, de ses pannes et de ses contradictions. Ce serait gagnant-gagnant.

«Gagnant-gagnant» ! Tu rigoles? Tu as bien conscience de ramer à contre-courant?
Et alors? Il faut avoir le courage de défendre le projet européen, car il est bon pour le continent. Et pour la Suisse! Je crois à l’impérieuse nécessité d’apporter des réponses européennes aux grands défis actuels, économiques, écologiques et politiques face à l’affirmation redoutable des grandes puissances. Le monde change vite, les rapports de force aussi. En s’obstinant à y répondre par des voies strictement nationales, nous nous affaiblissons tous. Mon grand regret, c’est que nous, journalistes, personnalités politiques, citoyens et citoyennes convaincus de ces réalités, ne parvenons pas à faire passer le message dans les jeunes générations. Nos enfants et petits-enfants considèrent tous les avantages d’un voisinage renforcé comme un acquis. C’est même pire: ils se fichent totalement du sujet. Or ce qui se passe en Ukraine, et les tensions mondiales en général, montre que 30 ans après le 6 décembre 1992, ils feraient bien de se réveiller.

A lire: «Journaliste. Le souffle de l’histoire» (Ed. Livreo Alphil), par Jacques Pilet. Conversations avec Jacques Poget


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