«Je suis prêt à jouer ma vie»
Comment la guerre en Ukraine a changé l'ambiance dans l'armée suisse

Depuis février, une guerre «à l'ancienne» fait rage à 2000 km à peine de nos frontières. Comment cette menace que l'on croyait oubliée influe-t-elle sur les recrues de l'armée suisse? Reportage lors d'un exercice d'endurance.
Publié: 03.11.2022 à 06:28 heures
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Dernière mise à jour: 03.11.2022 à 14:13 heures
Lea Ernst

Difficile d'imaginer un paysage aussi typiquement suisse. Nous nous trouvons dans une ferme du Mittelland bernois. Ici, à Kirchdorf, non loin de Thoune, tout est comme d'habitude. Les poules caquettent, la lumière du soleil d'automne éclaire les feuilles des arbres où des pommes attendent d'être récoltées. La vue s'ouvre sur la vallée de la Gürbe, avec en toile de fond les Alpes bernoises qui se dressent tel un mur gris.

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Soudain, quelque chose bouge dans la grange. Une paire de jumelles se glisse discrètement entre deux bottes de foin. Et voilà qu'un buisson anodin à côté de l'étable se met à bouger. En réalité, il s'agit d'un filet vert, qui camoufle des véhicules. En l'espace de quelques secondes, le décor de carte postale prend un tout autre visage: nous sommes dans une base militaire secrète.

Les yeux de l'armée

En parlant de visage, voici qu'apparaît celui, juvénile, d'un jeune homme. Il a 20 ans et s'appelle Simon Münger. «Nous sommes ici pour voir sans être vus», glisse le chef de section, affublé de son béret noir et de son pistolet. Avec sa troupe d'éclaireurs, sa mission est de pénétrer discrètement en territoire ennemi en se cachant dans des sites civils, afin de donner des informations à l'armée.

Les exercices jadis jugés farfelus de l'armée sont soudain devenus bien plus concrets.
Photo: Philippe Rossier
Simon Münger n'a que 20 ans, mais il gère déjà une section de 30 personnes.
Photo: Philippe Rossier

L'aspirant officier pousse la porte en bois de la grange. Ses yeux ont besoin de quelques secondes pour s'habituer à l'obscurité. À l'intérieur, Andreas Hirschi est immobile entre deux bottes de foin. Comme pétrifié, il scrute l'horizon à travers ses jumelles. La section effectue une mission de surveillance d'un territoire donné vers l'ouest, 24 heures sur 24. L'effectif change toutes les heures.

Éclaireur dans le grenier à foin: Andreas Hirschi et ses camarades surveillent un vaste secteur, 24 heures sur 24.
Photo: Philippe Rossier

«Nous guettons les mouvements de troupes de l'ennemi ou les éventuelles livraisons d'armes», explique Andreas Hirschi. Le mécanicien en machines de chantier est l'un des 8159 Suisses qui ont commencé l'école de recrues en juillet. Dans l'Oberland bernois, l'ennemi d'Andreas Hirschi porte le même uniforme. Parce qu'il s'agit d'un exercice, qui implique une centaine de recrues.

À 2000 kilomètres plus à l'Est, il en est autrement. Et grâce à leurs smartphones, les recrues helvétiques peuvent voir quotidiennement l'évolution des combats et l'horreur que la guerre provoque en Ukraine. Ici, on s'entraîne. Au cas où. L'armée a autorisé Blick à suivre cet exercice d'endurance de l'école de recrues. Objectif: découvrir comment la guerre en Ukraine change la perception des Suisses sous les drapeaux.

La sécurité redevient prioritaire

Voilà 33 ans déjà que la dernière «vraie» menace était tombée, en même temps que les pans du Mur de Berlin. La peur de l'Union soviétique avait fait gonfler les rangs de l'armée suisse, qui avait atteint jusqu'à 600'000 conscrits. À titre de comparaison, en 2021, elle n'en comptait plus que 148'000.

Trois semaines seulement après la chute du Mur, la Suisse avait voté sur la suppression de l'armée. Plus d'un votant sur trois (35,6%) avait souhaité vivre dans un pays sans armée. Le choc, dans une Suisse très conservatrice.

Andreas Hirschi est l'une des 8159 recrues qui ont commencé l'école de recrues en juillet.
Photo: Philippe Rossier

Lors de la dernière décennie, l'image de l'armée s'est détériorée en même temps que son budget fondait. Corrigée de l'inflation, l'enveloppe dévolue à la «Grande muette» a passé de près de 6,5 milliards de francs en 1990 à 3,9 milliards en 2006. L'école de recrues? Au mieux une perte de temps, était-il acquis dans des cercles toujours plus grands.

Avec la fin de l'obligation de servir, le service civil a explosé en attractivité. Alors qu'il n'y avait qu'un gros millier de civilistes en 1996, ils étaient 23'700 en 2010.

74% des Suisses veulent renforcer l'armée

Mais ça, c'était avant la guerre en Ukraine. L'invasion de ce pays par la Russie a bouleversé la perception des Suisses de la menace venue de l'Est. Il suffit de jeter un oeil à l'enquête «Sécurité 2022» de la Confédération: près des trois-quarts des Suisses (74%) réclament une armée entièrement équipée. Un chiffre jamais atteint auparavant.

À l'inverse, seuls 30% des sondés estiment que la Suisse dépense trop pour l'armée. Avec un recul de 12% en une année, c'est la valeur la plus basse jamais mesurée jusqu'à présent dans le cadre de ces sondages d'opinion.

Ce renouveau pour la sécurité se traduit aussi dans les budgets militaires. L'armée dispose de 5,14 milliards pour 2022, et l'enveloppe doit atteindre 7 milliards en 2030. Ainsi en a décidé le Parlement.

Les éclaireuses et éclaireurs font partie de l'artillerie. C'est dans cette ferme que se déroule leur exercice d'endurance.
Photo: Philippe Rossier

Revenons dans l'Oberland bernois. Devant la ferme qui sert de terrain d'exercice, les rayons du soleil font couler le grimage qui sert de camouflage. Un avion vrombit au-dessus de la troupe. Aussitôt, les suppositions fusent: «Un F/A-18? Sûrement pour la démonstration aérienne d'Axalp!», pronostique Simon Münger. Le chef de section scrute les montagnes à l'horizon.

«Sinon, je ne serais pas là»

Qu'est-ce que cela fait de s'entraîner ici, alors qu'à un peu plus de deux heures de vol d'ici, le même avion risquerait de se faire abattre? Comment se sent-on lorsqu'on se bat contre un ennemi qui menace d'anéantir tout l'Occident? «Lors d'un exercice comme celui-ci, je réfléchis souvent à la question de savoir si je ferais certaines choses de la même manière en cas de vrai engagement», avoue le soldat de 20 ans.

La guerre en Ukraine a montré qu'un conflit armé à grande échelle restait une éventualité, même au XXIe siècle et même sur le Vieux-Continent. Mais Simon Münger n'a pas attendu Vladimir Poutine pour prendre conscience de ce danger. «Si je ne pensais pas qu'une telle situation pouvait se produire, je ne serais pas là», coupe le militaire.

Voir sans être vu: la troupe de reconnaissance pénètre en territoire ennemi, se cache dans des sites civils et transmet les informations à l'armée.
Photo: Philippe Rossier

Parmi la troupe de milice, la manière dont les civils ukrainiens défendent leur patrie impressionne. Et cela montre l'importance de disposer d'une armée qui fonctionne. Il ne s'agit pas de défendre des frontières, mais tout un peuple et ses valeurs.

En ce sens, la guerre a modifié la perception de l'armée, explique Simon Münger. «Depuis peu, à l'école d'officiers, de nombreuses théories s'appuient sur des exemples concrets tirés de ce qui se passe en Ukraine», explique-t-il. Davantage que les manœuvres militaires, ce sont les atrocités commises par les Russes qui préoccupent le jeune Suisse: bombes au phosphore, viols, civils et enfants utilisés comme boucliers humains...

Plusieurs civils ont remercié le chef de section Simon Münger pour son service depuis le début de la guerre en Ukraine.
Photo: Philippe Rossier

Les crises profitent à l'armée

Le conflit en Ukraine changera-t-il durablement l'armée suisse? Pour répondre à cette question, nous nous tournons vers Nadine Eggimann. Cette chercheuse de 40 ans s'intéresse aux valeurs militaires et à la culture du commandement dans l'armée suisse à la chaire de psychologie et de pédagogie militaires de la MILAK, l'Académie militaire de l'École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ).

«Il s'agit d'une question importante, et il n'y a pas encore de données à ce sujet, explique Nadine Eggimann. Nous supposons toutefois que nous pourrons répondre par l'affirmative et que le conflit ukrainien va avoir un impact certain sur la motivation des recrues à servir leur pays.»

Nadine Eggimann fait de la recherche à l'Académie militaire de l'EPFZ. Selon elle, «les crises ébranlent notre évidence».
Photo: Ueli Liechti

Nous savions déjà que les crises ébranlaient les acquis et ce que nous considérions comme allant de soi, rappelle la chercheuse. «La réflexion des militaires est alors: si je ne m'engage pas maintenant pour mes valeurs, je risque de perdre le sentiment de sécurité auquel je suis habitué. Cela peut déclencher de la peur», explique Nadine Eggimann. La peur est alors un gros facteur de motivation, un réflexe inné qui pousse à la survie.

Se brosser les dents avec vue: choisir sa position de manière intelligente fait partie intégrante de l'exercice.
Photo: Philippe Rossier

En somme, tout dépend du sens de la mission, selon la chercheuse. Les recrues sont toujours plus motivées à exécuter leur tâche, quelle qu'elle soit, si elles en perçoivent le sens profond. «Puisqu'elles se rendent compte que la guerre existe réellement, cela donne une utilité à l'école de recrues», explique Nadine Eggimann.

La cohésion, le maître-mot

Et comment, qu'elle existe: l'Ukraine le prouve avec sa résistance farouche et acharnée depuis plus de huit mois. «Les recrues se rendent compte de la différence que peuvent jouer les valeurs comme la camaraderie et la cohésion», poursuit la scientifique de l'EPFZ.

Fabiano Loppacher est influencé par le fait de voir tous les jours des images de l'Ukraine sur son smartphone.
Photo: Philippe Rossier

Ces valeurs sont enseignées dans les écoles de recrue de l'armée suisse: «Lorsque nos soldats s'en rendent compte, le service à la collectivité prend une toute autre signification. C'est motivant.»

La population les remercie

En bas, dans l'étable où des cochons grognaient autrefois, ce sont aujourd'hui les recrues qui dorment à même le sol. Une équipe est généralement composée de huit éclaireurs. Ce petit groupe doit être parfaitement autonome, et survivre sans aucun soutien extérieur. Constamment, il faut une personne à la radio, une personne à la garde et une autre au poste d'observation.

Peu de sommeil, programme inconnu: l'exercice d'endurance place les conscrits dans une situation extrême. «Sous pression, on se rend compte de la vraie nature des gens et comment ils réagissent», souligne Simon Münger.

Dans un coin, il y a une petite table en bois. Fabiano Loppacher, 20 ans, se penche sur l'émetteur radio et griffonne quelque chose sur un bout de papier. De là, il transmet via radio à la caserne de Thoune ce que son équipe observe depuis la grange à foin. Maintenir intacte la motivation du groupe malgré le manque de sommeil et l'engagement permanent est un immense défi. «Ce sont de si longues journées», soupire la recrue Loppacher.

Le soldat transmet directement par radio à la caserne de Thoune depuis l'ancienne porcherie.
Photo: Philippe Rossier

Le polymécanicien de formation a-t-il l'impression de se retrouver dans une situation potentiellement «vraie»? «Bien sûr, c'est ce que nous simulons ici au quotidien, explique-t-il. Le fait de voir tous les jours des images et des nouvelles d'Ukraine, avec des chars sur les routes et des bâtiments en ruine, a pour conséquence que l'engagement paraît plus sérieux.»

Le jeune homme se dit même prêt à mettre sa vie en jeu, s'il le fallait: «C'est pour ça que je suis ici.»

Comme les nuits sont courtes, les soldats font la sieste dès qu'ils peuvent durant la journée.
Photo: Philippe Rossier

La troupe ressent le fait que l'armée bénéficie à nouveau d'un plus grand soutien de la part de la population. Le chef de section, Simon Münger, raconte: «Ces derniers mois, de parfaits inconnus se sont approchés de nous dans les transports publics et nous ont remerciés pour notre service.» Le jeune homme n'avait pas connu cela avant, à ses débuts sous les drapeaux.

Pendant la semaine d'endurance, la troupe est engagée en permanence. A tout moment, quelqu'un est assis au poste d'observation, quelqu'un est à la radio, quelqu'un monte la garde.
Photo: Philippe Rossier

Le gros morceau: 50 km de marche

Andreas Hirschi descend l'échelle de la grange. Jusqu'à présent, hormis le manque criant de sommeil, tout s'est bien passé. Mais l'épreuve du feu est encore au programme: la fameuse marche des 50 kilomètres, prévue pour la deuxième moitié de la semaine d'exercice. Simon Münger n'est pas inquiet pour sa section: «Nous sommes bien préparés!»

La guerre en Ukraine a rendu tout l'engagement militaire plus sérieux. Le chef de section a pris goût pour cette nouvelle vie: il a gradé deux fois et sa formation s'étale sur 62 semaines au total. Elle prendra provisoirement fin en ce mois de novembre.

Un jour, Simon Münger rêve de devenir pilote militaire. Mais avant d'en arriver là, il y a une priorité: partir en vacances, loin de chez lui et loin des tenues de camouflage, des bottes de foin et de la guerre en Ukraine.

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