La justice vaudoise recule
Elles avaient le droit de manifester seins nus!

Six activistes punies pour avoir défilé seins nus en mars 2021 à Lausanne ont eu raison d'aller défendre leur cause devant la justice. Jeudi, elles ont vu leurs amendes être largement réduites par le Tribunal d'arrondissement.
Publié: 19.05.2022 à 16:29 heures
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Dernière mise à jour: 19.05.2022 à 19:34 heures
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Amit JuillardJournaliste Blick

C’est une audience qui pourrait faire date pour son côté symbolique: non, ces activistes — parmi lesquelles quatre femmes cisgenres, une femme trans et une personne trans et non-binaire, nous utilisons ici le féminin pluriel — s’étant réunies seins nus en mars 2021 n’auraient pas dû être condamnées pour avoir troublé la tranquillité publique ni pour habillement contraire à la décence, a décidé le Tribunal d’arrondissement de Lausanne ce jeudi.

La faute de ces six militantes a plutôt été de ne pas avoir demandé d’autorisation pour leur manifestation et de s’être réunies à plus de quinze personnes dans un contexte de pandémie. Résultat: elles devront s’acquitter de 150 francs chacune, ainsi que de 100 francs de frais. Le verdict est tombé peu après 16h.

Une douloureuse plus basse que celles dont se sont acquittées les autres participantes à ce défilé du 8 mars 2021, date de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, qui n’avaient pas fait opposition. Au total, douze des 18 activistes avaient plié et payé les 560 francs (360 d’amende et 200 de frais) réclamés par le préfet de Lausanne.

Avant l'audience, vers 9h00 ce jeudi matin, les six accusées ont lu un texte à tour de rôle.
Photo: keystone-sda.ch

Silence des accusées, puis…

Revenons à ce jeudi matin, peu avant 9h devant le palais de justice de Montbenon à Lausanne. Derrière la quarantaine de manifestantes et manifestants témoignant leur soutien aux accusées, des mots inscrits à la craie hurlent. «Ici, ce jeudi 18 (sic — nous sommes en fait le 19) mai 2022, procès seins nus!!? Is this a joke (ndlr: «est-ce une blague?», en français)?» D’autres chantent: «Mes seins, pas VOTRE dessein». L’audience commence à 9h.

Quatorze mois après les faits, les six activistes ont protesté par la craie et la parole.
Photo: Keystone

«Je ne souhaite pas m’exprimer.» L’une après l’autre, les militantes refusent de répondre aux questions de Giovanni Intignano, président du tribunal d’arrondissement. «Madame, j’imagine que je vais vous poser les mêmes questions et que, vous aussi, m’opposerez les mêmes réponses? C’est pour éviter au greffier de devoir tout écrire. Il fera donc des copiés-collés.» Elles garderont le silence jusqu’aux dernières minutes de cette audience, somme toute bon enfant.

Il est passé dix heures et le greffier a déjà fini de rédiger son pensum. Le moment le plus poignant de la matinée n’y figurera pas. Profitant du traditionnel «dernier mot» proposé aux accusés, toutes se lèvent comme une seule femme et lisent le texte chapitré qu’elles avaient récité deux heures plus tôt à l’extérieur du palais de justice. «Par les interventions qui vont suivre, nous expliciterons nos revendications initiales qui nous ont poussées à marcher ce 8 mars 2021», amorce la première.

Avant de s’exécuter: «En cette journée de lutte pour les droits des femmes et des minorités de genre, nous aurions voulu, une nouvelle fois, rejoindre une grande manifestation déclarée pour y revendiquer, avec nos torses nus, la liberté de disposer de nos corps sans discrimination sexiste. Au vu des mesures sanitaires, nous avons décidé, à la place, de marcher pacifiquement, en petit groupe et sans troubler la circulation, afin de porter ces mêmes revendications.» Elles n’avaient «jamais pensé être arrêtées». «Et pourtant, aujourd’hui, nous sommes là.»

Afficher ses seins, «une libération»

Jade*, que Blick avait rencontrée avant le procès, rebondit. «Je ne parlerai pas de la joie de militer avec les personnes qui subissent les mêmes discriminations. Je ne parlerai pas non plus de la libération que l’on peut ressentir lorsque, en pleine ville, l’on rend volontairement visible nos seins pourtant normalement cachés. Aujourd’hui, j’aimerais questionner l’absurdité de ces accusations!»

Elle en conclut que, pour les femmes, «le devoir sociétal d’une apparence irréprochable coexiste avec l’interdiction légale d’utiliser nos corps tel que nous le voulons». «Aujourd’hui, vous avez le pouvoir de nous acquitter, et d’ainsi accepter que nous prenions pleinement le contrôle de nos propres corps!»

Une autre prévenue amène la réflexion un pas plus loin. Pourquoi les femmes devraient-elles cacher leur poitrine et pas les hommes? «Toute femme naît avec un torse plat, il y a des hommes trans et personnes non-binaires qui ont des seins sans être des femmes, et il y a aussi des hommes cisgenres qui ont des protubérances sur la poitrine, dues à leur graisse ou à leurs muscles. Pourtant, ils ne devront pas les cacher, car c’est avant tout le fait d’être vues comme une femme qui fait que nos torses sont réprimés.» En filigrane de ces discours, les six féministes refusent de considérer les seins comme des organes génitaux.

Elle revient aussi sur ce fameux 8 mars 2021. «Pour ma part, en tant que femme transgenre, cette marche m’a permis d’assumer pleinement mon corps, de prendre possession de ce torse qui m’a demandé tant de patience, de démarches inutilement compliquées et de prises d’hormones physiquement épuisantes. Me demander de cacher ce torse parce que je suis une femme, c’est me dire que je devrais en avoir honte!»

Une ordonnance pénale imprécise

La plus émouvante des interventions restera sans doute celle abordant le «contrôle des corps féminins», tantôt considérés comme «trop vêtus» ou «trop dévêtus», la misogynie subie au quotidien et questionnant la notion de «morale». «Dans un monde moral, je n’aurais pas eu à descendre dans la rue. Parce que je n’aurais pas été harcelée à coups de sifflements et de klaxons dès l’âge de 11 ans. Je n’aurais pas été confrontée à des exhibitionnistes qui se sont masturbés en me regardant. Je n’aurais pas été agressée sexuellement par un de mes amis. Je n’aurais pas été violée par mon ancien partenaire.» Et la féministe de demander d’être libérée des chefs d’accusation: «Nous condamner participerait à valider les croyances de la culture du viol que nous dénonçons et contre lesquelles nous luttons. En nous acquittant, vous participerez à la mise en place d’un monde plus moral et décent!»

Avant ces mots, les cinq avocates et l’avocat des parties plaignantes avaient attaqué une ordonnance pénale à leurs yeux sans réelle substance juridique, trop imprécise. Le préfet en a donc pris pour son grade. Rebecca Stockhammer avait rappelé à la cour que les droits fondamentaux, dont la liberté de manifester, doivent être garantis, même en période de pandémie. Carmela Schaller s’en était prise à l’accusation de trouble à la tranquillité publique: «Elles ont défilé un lundi entre midi et 13h, empruntant des rues piétonnes, sans mégaphone». En somme, un acte pas plus dérangeant qu’un musicien exhibant son cor… des Alpes pour récolter quelques pièces.

Feront-elles appel?

Léonard Micheli-Jeannet avait, lui, souligné que certains articles de loi cités dans l’ordonnance visaient en fait les organisateurs d’une manifestation et non les participants. Au moment de sa prise de parole, Roxane Sheybani avait invité la justice à ne pas suivre l’exemple iranien, qui impose un habillement — jugé décent par le gouvernement — aux femmes. Il n’y a, comme elle l’avait souligné, une seule forme de décence à protéger: celle d’une vie décente pour les plus faibles membres de notre société. Et, enfin, Vanessa Ndoumbe Nkotto avait rappelé le droit à la vie privée et à l’expression de sa personnalité. La sixième membre de la défense, Saskia von Fliedner n’a pas réellement plaidé mais a joué un rôle de cheffe d’orchestre tout au long cette audience.

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A l’issue de la lecture du verdict, Jade est «semi-contente». «Notre amende n’a pas été baissée de beaucoup, déplore-t-elle. Sur le fond, il faudra lire les motivations du jugement pour savoir si le président limite le droit de se promener seins nus dans la rue aux seules manifestations féministes ou s’il fait preuve d’une tolérance à plus large échelle. Et pour les deux dernières choses qui nous sont reprochées, le droit fondamental de manifester me semble bafoué!» Feront-elles appel? «À ce stade, nous ne le savons pas.»

*Prénom d'emprunt

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