La plupart n'auraient jamais travaillé dans le privé
Les profs sont-ils vraiment des glandeurs déconnectés de la réalité (du travail)?

Souvent fonctionnaires du début à la fin de leur carrière, les profs ont la réputation d'être prompts à faire grève et à descendre dans la rue (presque) à chaque nouvelle réforme. Ne seraient-ils pas trop déconnectés du «vrai» monde du travail, et si oui est-ce grave?
Publié: 15.03.2024 à 06:00 heures
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Dernière mise à jour: 22.03.2024 à 14:15 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Maurice* est prof de mathématiques dans un gymnase public de la région lausannoise. Il a la bonne trentaine, et c'est le seul métier qu'il n'ait jamais pratiqué. Il en a conscience, que «beaucoup de gens, aujourd'hui, voient les profs comme des glandeurs», qui descendent volontiers crier dans les rues à chaque débat public touchant à leur profession, tout en bénéficiant des avantages et de la stabilité d'un poste à l'État. Et, dans le même temps, c'est un métier essentiel qui pourrait connaître une pénurie de main d'œuvre ces dix prochaines années (surtout dans le primaire).

On les dit parfois déconnectés de la réalité, incapables de concevoir à quel point ils sont bien lotis, comparé aux nombreuses personnes qui travaillent dans la jungle du secteur privé, par exemple. Stéréotypes infondés, ou réalité à peine exagérée? Et surtout, pourquoi et depuis quand perçoit-on les enseignants de cette manière?

On a tenté de creuser un peu ces vastes questions, au vu des dernières actualités genevoises liées à l'instruction publique. Grève, manifestations, puis négociations... Certaines réformes que souhaite amorcer la nouvelle magistrate libérale-radicale (PLR) Anne Hiltpold sont plutôt mal reçues par ses fonctionnaires. Du côté des vaudois, pour rappel, la dernière grande action syndicale, pour l'indexation des salaires (en l'occurrence), date de janvier 2023.

Ils pratiquent l'école en forêt, organisent des courses d'école et partent en camp de ski... Il est vrai que le quotidien de ces fonctionnaires est très différent de celui de beaucoup d'autres métiers. (Image d'illustration)
Photo: Shutterstock

Prof un jour, prof toujours?

Les enseignants ne sont-ils jamais contents, simplement parce qu'ils ne se rendent pas compte de leurs privilèges — la plupart n'auraient-ils jamais connu d'autre régime que celui de fonctionnaire? Interrogé à ce propos, le Département de l'instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP) de Genève rétorque qu'il n'a pas de chiffres précis, quant aux reconversions professionnelles vers l'enseignement.

L'instance précise cependant: «Dans l’enseignement général (primaire, cycle d’orientation, collège, ECG), la très grande majorité des enseignantes et enseignants n’ont pas exercé d’autre activité professionnelle avant. Il existe quelques exceptions, mais elles sont encore marginales.» La porte-parole du Département précise cependant qu'on «voit quelques profils» venus du secteur privé se reconvertir parfois dans l’enseignement de l’informatique, des mathématiques et de l’économie au secondaire.

Quid des chiffres au niveau national? Nous n'avons pas trouvé de solides statistiques longitudinales sur le taux de personnes qui se reconvertissent dans l'enseignement après avoir travaillé dans le secteur privé en Suisse. En revanche, une nouvelle étude de la Confédération, qui a débuté entre 2015 et 2016, s'est penchée sur le «maintien des enseignants de l’école obligatoire» sur une durée de cinq ans. Résultat: «Pour les enseignants de moins de 55 ans, le maintien est élevé et 90% travaillent toujours dans une école en 2020» précise le rapport.

Un métier qui ne «produit» rien

Olivier Maulini est professeur ordinaire à l'Université de Genève (UNIGE) dans le domaine de l'«analyse du métier d'enseignant.e», comme indique très précisément son titre. Contacté, il a toute une théorie sur la naissance et l'évolution de la «haine des profs».

À rappeler, pour commencer, que l'enseignement est l'une des plus vieilles professions du monde. On en retrouve les premières traces dès l'apparition de l'écriture (aux alentours de 3400 av. J.-C). Le métier a certes beaucoup changé, au fil des siècles, mais il s'est toujours distingué en jouant un rôle bien particulier et unique dans la société.

Olivier Maulini est professeur ordinaire à l’Université de Genève dans le domaine «Analyse du métier d’enseignant.e». Il dirige l'Institut universitaire de formation pour l'enseignement (IUFE) et le Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation (LIFE).

Le chercheur explique: «Les êtres humains agissent pour produire et produisent pour vivre», mais les enseignants font partie de ces quelques occupations qui échappent à la règle de la production de valeur — locomotive de notre économie néolibérale. À l'image des prêtres, par exemple.

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«Dès son invention, l'école fut érigée en lieu clos, protégé des aléas de la vie ordinaire et du travail productif»
Olivier Maulini, professeur ordinaire à l'Université de Genève (UNIGE), directeur de l'Institut universitaire de formation pour l'enseignement (IUFE)
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C'est-à-dire que leur activité est «à la fois un travail comme les autres, et un travail en marge des autres, consistant moins à produire directement quelque chose pour autrui qu’indirectement quelque chose en autrui, avec sa nécessaire coopération.»

Un lieu clos qui doit le rester?

Et l'académicien de poursuivre: «L'école doit préparer les élèves à devenir des membres de la société.» Il est donc normal qu'elle «s’installe, pour cela, à l’écart de tout ce qui pourrait la troubler. Dès son invention, l'école fut érigée en lieu clos, protégé des aléas de la vie ordinaire et du travail productif.»

C'est plutôt une bonne chose, pour Olivier Maulini. Car c'est un petit peu le seul moment de la vie (pour le commun des mortels) où le savoir n'est pas directement soumis à de la production de valeur. Ce qui inquiète davantage notre expert, c'est la polarisation du débat (intemporel, par ailleurs) quant au rôle des profs.

Le prof, le curé et le plombier

D’un côté, les professionnels de l’école peuvent trouver que «les élèves, leurs parents et l’économie privée ont un rapport trop instrumental aux savoirs, qu’ils ne jurent que par leur utilité, leur rentabilité», avance le chercheur. Mais, de l'autre, «on leur rétorque alors que l’école et ses clercs ont beau jeu de s’offusquer, qu’eux ont certes le luxe de travailler en vase clos, de pratiquer l’école en forêt ou même les langues mortes». Or, «le commun des mortels n’a pas ce privilège, et les enseignants devraient donc s’en rapprocher pour mieux le connaitre et le respecter», souligne-t-il encore.

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«On attribue la même supposée déconnexion de la réalité aux gens d'Église. Sauf que personne n'attend d'un curé qu'il ait été plombier (...) avant d'entrer dans les ordres!»
Olivier Maulini, professeur ordinaire à l'Université de Genève (UNIGE), directeur de l'Institut universitaire de formation pour l'enseignement (IUFE)
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La position de notre interlocuteur est assez claire. Il ose une comparaison: «On attribue la même supposée déconnexion de la réalité aux gens d'Église. Sauf que personne n'attend d'un curé qu'il ait été plombier, par exemple, avant d'entrer dans les ordres! Pour une raison que j'ignore, il n'y a qu'aux enseignants qu'on reproche de ne rien connaître à la vie.»

À la fois profs, éducs' et psys?

Maurice, le prof de mathématiques au secondaire II, avance à son tour que les gens se rendent peut-être mal compte des tâches qui l'occupent au quotidien. Formé dans les sciences dites dures, à l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), il dit très souvent devoir «faire face à des problématiques davantage liées à du travail social» qu'à de la pure transmission de savoirs, sans avoir reçu la formation adéquate pour, d'après lui.

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«Nous sommes engagés avant tout pour notre maîtrise d'un savoir (...) et pas pour notre savoir-faire avec les élèves»
Maurice, prof de mathématiques au secondaire II dans la région lausannoise
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Le trentenaire confie: «Nous sommes avant tout engagés pour notre maîtrise d'un savoir, dans le secondaire II en tout cas, et pas pour notre savoir-faire avec les élèves. À la Haute école pédagogique (HEP) de Lausanne, on nous donne quelques pistes, niveau humain, mais en réalité c'est souvent sur le tas qu'on doit apprendre à gérer des situations d'élèves délicates, parfois dramatiques. On n'est peut-être pas assez formés pour ça...»

Les porte-voix des fonctionnaires?

Quant aux manifestations plutôt récurrentes, d'année en année, dans le milieu de l'enseignement, Maurice admet: «C'est vrai que les profs manifestent beaucoup, en moyenne. Personnellement, je ne suis pas à l'aise avec le concept de manif', même si j'y suis déjà allé. Et je crois que la culture suisse n'est pas très à l'aise avec ce concept de manière générale, d'où les fortes critiques envers ceux qui descendent dans la rue, peut-être, aussi.»

Pour lui, cette propension à fouler les pavés est simplement due au fait que les profs peuvent se le permettre plus que tous les autres employés de l'État. «C'est plus facile d'aller manifester ou de faire grève quand on donne des cours à des ados, par exemple, qui ont juste congé en cas de grève, que quand on soigne des gens dans le milieu hospitalier, où il y a des questions de vie ou de mort....» Résultat: les enseignants en ont conscience et se voient, peut-être, comme les porte-paroles de la fonction publique?

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