Les coulisses de l'élevage, épisode 2
Entrer dans un gros élevage suisse, un parcours du combattant

Les opposants à l'initiative pour abolir l'élevage intensif assurent que ce dernier n'existe pas et que le bien-être animal est garanti partout. Pourtant, et malgré ces affirmations, rares sont les éleveurs «intensifs» qui acceptent d'ouvrir leurs portes au public.
Publié: 13.09.2022 à 12:02 heures
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Dernière mise à jour: 17.09.2022 à 06:06 heures
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Louise MaksimovicJournaliste Blick

Trois mille. D’après les calculs de la Confédération, c’est le nombre d’élevages concernés par la réduction de leurs effectifs si l’initiative pour abolir l’élevage intensif était acceptée. C’est à peine 5% des exploitations en Suisse, mais cela représente bien plus de 5% des animaux élevés et abattus dans notre pays.

Ma mission: me faire ouvrir les portes d’au moins l’un d’eux et confronter l’affirmation du camp du Non («L’élevage intensif n’existe pas en Suisse»), à la réalité. La tâche s’annonce plutôt ardue.

Immersion dans l'élevage suisse en 6 épisodes

Nouvelle attaque injustifiée envers les paysans pour les uns, inévitable et nécessaire révolution de société pour les autres. Le 25 septembre prochain, les Suisses décideront s’ils veulent abolir ou non l’élevage intensif dans notre pays.

Pour mieux comprendre la réalité du terrain et les enjeux de la votation, Blick vous propose une série en six épisodes, et vous embarque dans les coulisses de l'élevage en Suisse romande tout au long de la semaine du 12 septembre.

Pourquoi la définition de l’élevage intensif crispe-t-elle autant les éleveurs alors que les initiants assurent vouloir les défendre? Peut-on se rendre aussi facilement dans un «gros» élevage que l’on se rendrait dans une petite ferme? Voici les deux premières questions qui seront abordées en introduction de cette série avant d’attaquer le terrain.

Après une immersion dans deux élevages de poules et poulets et deux élevages de porcs opposés à l’initiative, vous découvrirez le témoignage de l’un des rares éleveurs à s’afficher publiquement en faveur du Oui.

En conclusion de cette série, l'interview d'un ancien professeur d'éthique et agriculteur proposera une lecture philosophique et éthique de la question, tout en replaçant les principaux concernés au centre du débat: les animaux.

Nouvelle attaque injustifiée envers les paysans pour les uns, inévitable et nécessaire révolution de société pour les autres. Le 25 septembre prochain, les Suisses décideront s’ils veulent abolir ou non l’élevage intensif dans notre pays.

Pour mieux comprendre la réalité du terrain et les enjeux de la votation, Blick vous propose une série en six épisodes, et vous embarque dans les coulisses de l'élevage en Suisse romande tout au long de la semaine du 12 septembre.

Pourquoi la définition de l’élevage intensif crispe-t-elle autant les éleveurs alors que les initiants assurent vouloir les défendre? Peut-on se rendre aussi facilement dans un «gros» élevage que l’on se rendrait dans une petite ferme? Voici les deux premières questions qui seront abordées en introduction de cette série avant d’attaquer le terrain.

Après une immersion dans deux élevages de poules et poulets et deux élevages de porcs opposés à l’initiative, vous découvrirez le témoignage de l’un des rares éleveurs à s’afficher publiquement en faveur du Oui.

En conclusion de cette série, l'interview d'un ancien professeur d'éthique et agriculteur proposera une lecture philosophique et éthique de la question, tout en replaçant les principaux concernés au centre du débat: les animaux.

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Une aiguille dans une botte de foin

En bonne représentante de la génération Y qui a grandi avec Internet, mon premier réflexe est de m'en remettre à Google. Il doit bien exister une carte ou tout du moins un registre de ces exploitations en Suisse. J’enchaîne les mots-clés: «élevage poulet 27’000», «élevage porcs 1500», «annuaire élevages suisses»… Mes premiers essais ne sont pas très fructueux. Je tombe souvent sur des listes d’élevages de chiens, de chevaux ou de chats, mais lorsqu’il s’agit d’élevages d’animaux de rente avec des effectifs d’animaux, j’atterris sur des articles plutôt que sur des sites de fermes.

Les stars de la campagne du Non: des émojis d'animaux, mais peu d'images des vraies bêtes.
Photo: Keystone

Un collègue me conseille de chercher directement sur l’annuaire en ligne local.ch. Les termes comme «élevage de porcs» ou «élevages de poules» me permettent d’obtenir une vingtaine de résultats. Un nombre qui me semble bien maigre, même pour la «petite» Suisse romande. Différencier les gros élevages des petites fermes? Impossible. Aucune indication sur le nombre d’animaux présents sur l’exploitation ou le type d’élevage ne figure dans la description des adresses.

Comprenant que ma stratégie n’est pas la bonne, et quitte à visiter des élevages dont les images sont déjà connues, je décide de demander des tuyaux aux personnes qui sont déjà allées sur le terrain par le passé: des militants de la cause animale.

«Circulez y’a rien à voir»

En les sondant, certaines adresses d’élevages particulièrement importants ressortent, notamment la halle d’engraissement de 600 veaux de Coffrane (NE) et les halles de 50’000 poules parentales de Micarna, la filière viande de Migros, à Sierre (VS). On me signale également que les élevages de cochons se trouvent surtout dans le canton de Vaud et à Lucerne, tandis que les élevages de vaches laitières se trouvent surtout à Fribourg. À part ces pistes, personne ne souhaite me communiquer d’adresse précise.

Aussi bien l’élevage de veaux de Coffrane que les halles parentales de Sierre me resteront inaccessibles: le premier ne répondra jamais à mes appels tandis que Micarna éconduira ma requête «en raison de ressources limitées et de postes vacants». Malgré le fait que leurs quatre halles abritent chacune 12’500 poulets, l’exploitation n’est pas considérée comme un élevage à proprement parler et serait donc épargnée par l’initiative. Etonnant, mais soit.

Dans ces quatre halles aux abords de Sierre, 50'000 poules et poulets sont élevés pour produire des poussins en Suisse.
Photo: Screenshot youtube
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Les halles ne figurent pas encore sur Google Maps. La prise de cliché date de 2013, cinq ans avant la construction des bâtiments.

Je tente encore ma chance dans d’autres élevages dont on me souffle le nom ou que j’essaie de repérer moi-même via le calque satellite de Google Maps, traquant les formes de longues halles ou de silos. La plupart du temps, je fais chou blanc. Mes coups de fil restent sans réponse ou mes interlocuteurs refusent catégoriquement de me parler lorsque je leur dis que je suis journaliste et (surtout) que je souhaite visiter leur exploitation.

Je suis sur le point de renoncer lorsque je parviens enfin à avoir au bout du fil un éleveur de porcs qui ne me raccroche pas au nez. Ou du moins, pas d’emblée. Sa porcherie accueille 700 petits cochons et 800 de leurs congénères post-sevrage, soit le maximum autorisé de 1500 individus. Bingo: exactement ce que je recherche.

«Ça reste anonyme ou bien?»

Malheureusement pour moi, l’agriculteur essaie de m’éconduire, prétextant manquer de temps, invoquant le départ en vacances d’un de ses ouvriers. Nous sommes encore en août, les fortes chaleurs sont mortelles pour ses animaux. Au lieu de les exhiber à la presse, il est plutôt occupé à les doucher – en même temps que mes espoirs. «Ça va pas, désolé» s’impatiente l’homme au bout du fil, manifestant l'intention de couper court à notre conversation.

Comprenant que je n’ai aucune chance de négocier une visite, je l’invite à me parler des conséquences concrètes qu’aurait pour lui l’adoption de l’initiative. De son ressenti. De mon sincère désir de comprendre sa réalité pour la restituer au mieux. Un silence s’installe. Un gros soupir finit par se faire entendre. «Ça reste anonyme ou bien?»

Un métier en voie de disparition

En dépit de m’ouvrir les portes de sa ferme, l’éleveur de cochons m’entrouvre les portes de son cœur. Au son de sa voix, je devine la lutte intérieure entre un désir de parler et le risque, voire la peur, de trop en dire. «C’est une catastrophe, se désespère 'mon' paysan. En ce moment, la peste porcine africaine est de retour. Avec l’initiative, on nous forcerait à avoir constamment nos animaux en plein air. Et s’ils se font infecter par un sanglier et qu’ils meurent tous? Qui va me payer les pertes? Sûrement pas l’Etat!»

L’éleveur est préoccupé pour ses animaux et ses revenus, mais pas seulement. À l’écouter, c’est la chaîne alimentaire de tout un canton qui dépend de son exploitation. «Ça fait 36 ans que je fais ça. Si on diminue le nombre de bêtes, on va devoir fermer, murmure dans un souffle le paysan. Si ce genre d’initiative et de réformes continuent de passer, c’est notre métier qui risque de disparaître.»

Vivre sans porcs, serait-ce vraiment un drame? Bien que je ne partage pas ses positions, je reste difficilement insensible à sa détresse. J’aurais bien voulu aller me forger un avis sur place, mais les portes de cet élevage me resteront, elles aussi, fermées. L’éleveur ne me rappellera jamais pour une visite. J’ai visiblement gagné sa confiance, mais pas suffisamment pour une rencontre sur son exploitation.

Grâce aux faîtières

Première leçon de mes recherches: on ne rentre pas dans un «gros» élevage suisse aussi facilement que l’on pourrait le croire. Est-ce par volonté de dissimuler la vérité? Par véritable et compréhensible manque de temps? Par ras-le-bol des vidéos tournées à leur insu sur leurs exploitations et dont ils dénoncent la manipulation? Je n’aurai pas l’occasion de le savoir.

Pour avoir une chance de trouver des éleveurs plus enclins à m’accueillir, je suis forcée de me tourner vers la puissante faîtière, l’Union suisse des paysans (USP) — et ses sections cantonales AgriJura et AgriGenève.

Après quelques échanges de mails et une douzaine d’appels aux différentes personnes de contact que l’on me transmet, je conviens d’une rencontre avec quatre éleveurs et éleveuses opposés à l’initiative. Si trois d’entre eux élèvent un nombre conséquent d’animaux, je suis surprise de constater qu’une «petite» éleveuse fait également partie du lot.

«Nous n'avons rien à cacher»

Bien qu’aussi farouchement opposés à l’interdiction de l’élevage intensif, les quatre agriculteurs, estiment, eux, qu’il faut justement ouvrir les portes des exploitations à la population pour montrer que la pratique dénoncée n’existe pas. Tous me l’affirment en préambule de notre rencontre: ils n’ont rien à cacher.

Je pense comprendre pourquoi: contrairement aux éleveurs contactés précédemment, ils gèrent des domaines sensiblement plus petits et un nombre inférieur d’animaux. «Seulement» 450 et 60 cochons pour les deux éleveurs porcins, 18’000 poules et 12’300 poulets pour les deux aviculteurs.

Même s’ils affirment n’avoir rien à cacher et ne pas pratiquer d’élevage intensif, tous seraient concernés par les diminutions d’effectifs d’animaux et les aménagements requis par l’initiative si cette dernière devait obtenir l’aval du peuple.

Voilà qui tombe bien. Je suis prête à enfiler mes bottes pour aller leur rendre visite.

>> Mercredi 14 septembre, épisode 3: Plongée dans la halle aux poules

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