Il n'est plus chef de la task force Covid-19
Martin Ackermann: «Je n'arrivais pas à fermer l'œil de la nuit»

Il a eu l'une des tâches les plus difficiles au plus haut de la crise du coronavirus: expliquer au Conseil fédéral et à la population le b.a.-ba de la lutte contre le virus. Le professeur de l'EPFZ et ex-chef de la task force Covid-19 Martin Ackermann se confie à Blick.
Publié: 12.08.2021 à 06:00 heures
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Dernière mise à jour: 12.08.2021 à 10:41 heures
Guido Schätti, Alexandre Cudré (adaptation)

Martin Ackermann, 51 ans, a été l’un des visages de la lutte contre le coronavirus. Le chef de la task force Covid mise en place par la Confédération était un des réguliers des conférences de presse, mettant en garde contre l’augmentation du nombre de cas et l’effondrement du système hospitalier.

Avec l'entrée dans la nouvelle phase de normalisation, décidée mercredi par le Conseil fédéral, le professeur de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) rend son poste. Il restera cependant membre de la task force et est remplacé à la présidence par Tanja Stadler, experte en biostatistique à l'EPFZ également. Blick a rencontré Martin Ackermann via zoom.

Martin Ackermann, doit-on s'attendre à une quatrième vague?
Cela dépend du nombre de personnes qui vont encore se faire vacciner, du variant Delta et du comportement des gens. Le pronostic est extrêmement difficile à établir. Mais il est clair que le virus ne va pas disparaître. Les personnes non vaccinées seront tôt ou tard frappées par cette vague.

Le professeur de l'EPFZ Martin Ackermann a dirigé pendant plus d'un an la task force Covid de la Confédération.
Photo: Daniel Kellenberger
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Le danger n’est donc pas totalement écarté?
Non. Trois millions de personnes en Suisse ne sont pas immunisées. Cela représente plus que le total de personnes infectées jusqu’à présent. Si ces personnes sont infectées dans les mois qui viennent, cela entraînera de nombreuses hospitalisations.

Les pays voisins étendent l’obligation du certificat Covid. Chez nous, le conseiller fédéral Alain Berset trouve la discussion autour de cette extension «bizarre» et préfère ne pas l’avoir. Qu’en pensez-vous?
D’un point de vue scientifique, je peux dire que le certificat fait partie d’un concept de protection et permet à un maximum d’activités de se dérouler en toute sécurité.

Vous pensez donc qu’une extension serait nécessaire?
Il s'agit d'une décision politique.

La Suisse a un des plus faibles rythmes de vaccination au monde. Que dites-vous aux personnes qui ne veulent pas se faire vacciner?
Je n’ai aucun mal à accepter qu’une personne décide délibérément de ne pas se faire vacciner. Il y a des personnes non vaccinées dans mon entourage. Lorsque des gens s’appuient sur des arguments qui ne sont pas défendables d’un point de vue scientifique, j’essaie simplement de leur présenter les faits.

Faisons le test. Que répondez-vous à cela: «J’ai toujours été en bonne santé et je n’ai donc pas besoin d’être vacciné»?
Si vous ne vous faites pas vacciner, vous attraperez le virus tôt ou tard. D’un point de vue médical, la vaccination est beaucoup moins dangereuse qu’une infection. En outre, en vous faisant vacciner, vous ne vous protégez pas seulement vous-même, mais vous aidez toute la population à sortir plus rapidement de la crise.

La personne pourrait vous répondre: «Mais je ne fais pas confiance aux vaccins à ARNm. C’est un truc nouveau, nous n’avons pas assez de recul sur cette technologie»...
Il s’agit en effet du premier vaccin à ARNm utilisé à grande échelle, mais sa base scientifique a été élaborée avec beaucoup de soin. Jamais auparavant un vaccin n’a été étudié au point de disposer d’autant d’informations sur ses effets secondaires.

En Suisse, la protection des données empêche de cibler particulièrement les personnes non vaccinées pour prendre contact avec eux et les sensibiliser. Alors, comment faire pour augmenter efficacement le taux de vaccination?
Pas besoin de disposer d’une liste pour aller discuter avec les gens. Tout le monde est concerné. De plus, de nombreuses personnes ne sont pas opposées à la vaccination par principe, mais elles n'ont pas encore eu l’occasion de se faire vacciner pour diverses raisons. Nous devons leur simplifier la tâche.

Comment élargir les possibilités de se faire vacciner?
Avec les médecins généralistes, par exemple. Ils entretiennent souvent une relation de confiance avec leurs patients et peuvent les joindre facilement pour discuter. Les vaccinations au travail peuvent également être utiles. J’oublierais probablement ma vaccination annuelle contre la grippe si je n’avais pas l’occasion de le faire au travail. Plus l’accès est facile, plus vous touchez un grand nombre de personnes.

Quel doit être le taux de vaccination pour mettre fin à la pandémie?
Nous avons suffisamment de vaccins et une infrastructure efficace qui nous permet de vacciner plus de 100’000 personnes par jour. Cependant, même si les trois millions de personnes encore dépourvues de protection immunitaire décidaient de se faire vacciner, le virus ne disparaîtrait pas d’un coup. Cela empêcherait néanmoins d’autres vagues d’infections, qui menacent le système de santé et donc la société dans son ensemble.

L’automne dernier, nous avons connu une telle vague. Des avertissements ont été lancés pendant des semaines, et pourtant la Confédération et les cantons se sont renvoyé la balle sans agir assez tôt.
Les infections et les admissions à l’hôpital doublaient alors effectivement chaque semaine. Pour moi, c’était la période la plus difficile. Il était clair que si cela continuait, le système de santé serait surchargé. S’il avait été possible d’arrêter la vague une semaine plus tôt, de nombreuses personnes en moins auraient été infectées et malades, et d’autant moins seraient mortes. Nous aurions également abordé l’hiver avec des chiffres moins élevés et nous aurions pu lever le pied plus tôt.

Vous disposiez pourtant d’une ligne directe avec l’Exécutif...
Oui, nous avons pu établir un dialogue en automne, et nous avons également eu une réunion avec l’ensemble du Conseil fédéral.

Néanmoins, les Sept sages ont d’abord hésité. Comment l'avez-vous vécu?
Je restais couché dans mon lit sans pouvoir fermer l'œil. Je me réveillais presque toutes les nuits sans pouvoir me rendormir.

Qu’est-ce qui doit changer politiquement pour que le système soit plus fluide?
Le fédéralisme présente de nombreux avantages car il permet de prendre en compte les différences entre les cultures et les cantons. À l’automne dernier, cependant, chaque jour comptait et le fédéralisme rendait la prise rapide de décisions suprarégionales difficile. Nous ne devons pas bouleverser tout le système, mais nous devons nous assurer que nous pouvons agir rapidement en cas de besoin. Lors de la première vague, la Suisse a réagi très rapidement. Ce n’est que lorsque la situation extraordinaire a pris fin que les choses sont devenues plus difficiles.

Au printemps 2020, la task force a littéralement dû s’imposer face au Conseil fédéral. La science n’est-elle pas assez entendue en Suisse?
Je ne dirais pas que nous nous sommes imposés, mais nous étions convaincus que l’expertise scientifique était nécessaire dans cette crise. La crise a renforcé l’échange constructif entre la science et la politique. Je serai heureux le jour où la task force sera dissoute, cela signifiera que la crise sera terminée. Mais le dialogue doit absolument se poursuivre.

Il y a également eu des tensions au sein même de la task force. Certains membres ont quitté l'ont quittée en claquant la porte.
Il y a eu de nombreuses discussions, parfois vives, mais cela fait partie de la science. Les différentes positions nous ont aidés à développer une vision équilibrée. C’est l'un des grands avantages du modèle suisse. Dans de nombreux pays, les groupes similaires sont principalement composés de médecins et d’épidémiologistes. Notre task force comprenait également des chercheurs en éthique, en économie, en numérisation et dans d’autres disciplines.

Marcel Tanner, membre de la task force, a critiqué le fait que certains scientifiques préfèrent se regarder dans le miroir que de lire les rapports. Y a-t-il un problème d’égocentrisme?
Bien sûr, il existe différents caractères et tempéraments parmi les chercheurs. Pour la plupart d’entre eux, le fait de se retrouver soudainement sous les feux de la rampe était une expérience nouvelle. Mais la task force est toujours restée au service de la cause. En définitive, chacun voulait aider la Suisse à mieux traverser cette crise.

Elle a pourtant mal évalué la troisième vague, au printemps 2021. Votre modèle prévoyait une surcharge du système de santé, mais les chiffres se sont en fait stabilisés...
Oui, heureusement, nous avons eu tort. Avec le recul, nous avons compris qu’une pandémie peut prendre une tournure imprévue. De nombreux facteurs entrent en jeu. Si l’un d’eux change, cela a un impact important sur l’ensemble. Par exemple, la façon dont les gens se comportent lorsqu’il y a une ouverture est importante. De toute évidence, la plupart des gens avaient appris à se comporter de manière à ne pas attraper la maladie. Nous l’avions sous-estimé.

Cette fausse alerte a fait perdre de la crédibilité à la task force.
Rétrospectivement, j’aurais aimé que nous réalisions mieux l’ampleur des incertitudes scientifiques. En même temps, nous étions convaincus qu’il y avait un risque. Il était de notre responsabilité de le communiquer.

Vous avez été personnellement attaqué, une plainte pénale a même été déposée contre vous pour avoir prétendument effrayé la population.
Oui, ce genre d’attaques ne laisse pas insensible. Mais il y a aussi eu des critiques objectives, qui ont été très bien accueillies.

Comment votre famille a-t-elle fait face à cette situation?
J’ai essayé de les protéger autant que possible. J’étais particulièrement heureux que les écoles restent ouvertes. Cela nous a beaucoup aidés.

N’avez-vous jamais pensé à jeter l’éponge?
Non, la cohésion était très forte dans notre groupe, et le dialogue avec l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et le Département de l’intérieur était également était très constant. Quelle que soit la pression qu’ils subissaient, il était de leur devoir de faire le job et, pour eux comme pour moi, il n’a jamais été question d’abandonner.

Accepteriez-vous à nouveau ce travail?
Absolument. Je suis professeur à l’EPFZ depuis plus de dix ans. La Suisse investit énormément dans la recherche et offre les meilleures conditions possibles. Si l’occasion se présentait pour moi de contribuer à nouveau à la société, je le referais. C’était une période difficile, mais j’ai beaucoup appris.

Quelle est la chose la plus importante que vous ayez apprise?
Que la science doit comprendre comment fonctionne la politique, et la politique comment fonctionne la science. Le dialogue est extrêmement important, car les contraintes politiques nous empêchent souvent de mettre en œuvre ce qui pourrait être juste d’un point de vue scientifique.

Et au niveau personnel?
Je n’avais jamais vécu de moment aussi difficile auparavant. Le niveau de stress est allé bien au-delà de ce que je connaissais jusqu’alors. Je pense que je serai beaucoup plus détendu dans de nombreuses situations à l’avenir.

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