L'historien Christian Rohr analyse les catastrophes
«Bercés par un faux sentiment de sécurité, nous les oublions vite»

Comment les humains font-ils face aux événements qu'ils ne peuvent pas contrôler? L'historien autrichien Christian Rohr nous répond.
Publié: 18.07.2021 à 17:03 heures
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Dernière mise à jour: 19.07.2021 à 15:44 heures
Interview: Sven Zaugg

En Suisse, quelles catastrophes ont façonné notre image des forces naturelles?
Christian Rohr: Historiquement, le glissement de terrain de Goldau en 1806. Il est devenu un événement médiatique majeur, principalement grâce à des gravures, qui avaient été massivement diffusées pour collecter des fonds. Ensuite, les inondations de 2005: les images du quartier bernois du Matte sont particulièrement mémorables.

Le glissement de terrain de Goldau en 1806 est le premier grand événement médiatique grâce aux gravures.
Photo: Museum der Kulturen Basel

Le début de l’ère des médias sociaux à cette époque a-t-il joué un rôle?
Ils sont un moteur important de la médiatisation des catastrophes. Pour la première fois, les images et les films des inondations n’ont pas seulement été diffusés par les journaux et la télévision, mais ont également été téléchargés par des victimes et des spectateurs sur la plateforme vidéo YouTube. Cette dernière avait été fondée quelques mois auparavant.

Néanmoins, nous oublions trop vite à quel point ces catastrophes sont terribles.
Nous sommes très mal préparés aux situations extrêmes et beaucoup ont probablement déjà oublié la gravité des inondations de 2005. C’est pourquoi nous percevons un événement tel que les tempêtes actuelles comme quelque chose de très surprenant. «La nature contre-attaque»: voilà ce que disent les gros titres, augmentés de photos dramatiques qui nous inquiètent. De telles images ont déjà joué un rôle dans l’histoire, par exemple lorsqu’une catastrophe naturelle était dépeinte de manière dramatique sur des pamphlets des 16e et 17e siècles, parfois de manière exagérée. Cela devient problématique quand cela tourne au sensationnalisme.

"Le rejet de l'initiative CO₂ est un signe clair que les changements favorables au climat ne sont toujours pas capables d'obtenir un soutien majoritaire. Dans le meilleur des cas, les grandes catastrophes ne suscitent une prise de conscience qu'à court terme", déclare Christian Rohr, professeur d'histoire de l'environnement et du climat à l'Université de Berne.
Photo: Uni Bern
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Pourquoi sommes-nous si fascinés par les forces de la nature?
Avant de partir en vacances, j’ai moi-même observé chaque jour l’Aar à Bremgarten près de Berne et l’ai prise en photo. Ce genre de document circule beaucoup dans mon milieu, à travers de nombreux groupes Whatsapp. C’est un point de départ important pour sensibiliser, et aussi une forme d’adaptation à une situation qui est perçue comme une menace. Mais la curiosité peut aussi conduire à un «tourisme de catastrophe», ce qui est assez problématique, voire dangereux.

Comment les catastrophes façonnent-elles nos schémas de pensée?
Les événements extrêmes entraînent généralement un changement de paradigme. Traduit littéralement du grec ancien, le mot «catastrophe» signifie «bouleversement». Lorsque l’explosion du réacteur de Fukushima a eu lieu au Japon en 2011, nous avons réalisé que de tels accidents pourraient également se produire ici: cela a accéléré la sortie progressive de l’énergie nucléaire en Suisse, en Allemagne et dans d’autres pays.

Toutefois, cette prise de conscience s’estompe au bout d’un certain temps.
Dans le passé, c’est généralement ce qui arrivait au bout d’une ou deux générations, lorsqu’aucun événement catastrophique ne se produisait et que presque personne ne pouvait s’en souvenir. Dans la société médiatique actuelle, où tout va très vite, ces souvenirs s’estompent encore plus vite.

Les catastrophes n’influencent donc la perception du changement climatique qu’à court terme?
Notre société diverge de plus en plus en ce qui concerne le changement climatique et la remise en question qui s’impose à cet égard.

Pouvez-vous l’expliquer?
D’une part, de plus en plus de personnes optent pour la mobilité douce. D’autre part, la tendance à tuer notre environnement – de l’achat de SUVs au tourisme de croisière – va bon train. En témoigne le rejet de l’initiative CO₂: les conversions favorables au climat ne sont toujours pas capables d’obtenir la majorité. Au mieux, les grandes catastrophes ne suscitent une prise de conscience qu’à court terme.

Comment les événements extrêmes influencent-ils les sociétés bien protégées, comme c'est le cas de la Suisse?
Plus la richesse d’un pays augmente, plus sa vulnérabilité matérielle augmente. Plus une maison ou une voiture détruite par une inondation coûte cher, plus les dommages globaux d’un événement sont élevés. Dans les pays riches, où pratiquement tout le monde est assuré de manière adéquate, cela conduit également à de la négligence, car «de toute façon, la compagnie d’assurances paiera tout». Mais à un moment donné, les assureurs ne couvriront les dommages que si les primes sont augmentées; sinon, ils ne pourront plus se le permettre.

Donc nous nous berçons d’un faux sentiment de sécurité?
Dans le monde occidental en particulier, certaines sociétés oublient l’existence même des catastrophes naturelles. Une partie de la population, du monde politique et du secteur économique ne perçoit pas ces événements extrêmes comme un avertissement pour une remise en question nécessaire: elle les minimise comme de simples phénomènes météorologiques isolés. Ce déni des événements extrêmes et donc du changement climatique d’origine humaine est bien présent en Suisse.


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