L'indépendance de la justice menacée?
«L'affaire Éric Cottier» en cinq questions

Le Procureur général vaudois, Eric Cottier, a écrit aux députés après une chronique, publiée par Blick, de la présidente du PS sur le rôle du Ministère public dans l’affaire de la ZAD du Mormont. Il y dénonce une menace sur l’indépendance de la justice. Décryptage.
Publié: 01.02.2022 à 17:17 heures
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Dernière mise à jour: 01.02.2022 à 18:01 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Il a mis quatre jours pour répondre, il a laissé passer le week-end, mais il a riposté avec force: le Procureur général du canton de Vaud, Éric Cottier, n’a pas goûté à l’opinion de Jessica Jaccoud publiée jeudi par Blick. Et l’a fait savoir aux députés en leur adressant une missive sans équivoque.

Cette lettre du patron du Ministère public (MP) a été transmise mardi matin aux médias par la présidente du Parti socialiste, qui est également députée. Éric Cottier y invoque une menace sur l’indépendance de la justice pour justifier son initiative auprès du législatif vaudois, comme la loi sur le MP l’y autorise. Il y souligne la séparation des pouvoirs.

Très inhabituelle, la démarche pose une ribambelle de questions sur ce que prévoit réellement la séparation des pouvoirs et donne lieu à une passe d’armes potentielle entre les partis au Grand Conseil. Nous tentons ici d’y voir plus clair, en cinq questions.

Dans sa lettre aux députés, Éric Cottier s’en prend à une chronique peu élogieuse sur le rôle du Ministère public dans l’affaire de la ZAD du Mormont, rédigée par la présidente du Parti socialiste vaudois, Jessica Jaccoud.
Photo: Keystone

1 — D’où vient la controverse?

Éric Cottier, qui partira à la retraite à la fin de l’année après dix-sept années de service, a fait de la ZAD du Mormont une cause personnelle. Il s’est rendu lui-même à l’audience contre les militants écologistes ayant bloqué des mois durant une colline près d’Éclépens (VD), ce qu’un magistrat de sa trempe ne fait que rarement lorsque l’accusation est relativement faible. Le groupe Holcim, qui avait dans un premier temps porté plainte pour violation de domicile, avait rétropédalé avant l’audience.

Le Procureur général a affirmé qu’il n’avait rien contre les Zadistes, mais que le droit devait être appliqué. Il a ainsi demandé au juge Daniel Stoll «de s’en tenir aux questions purement pénales», sans vouloir faire un procès politique. «Ce n’est pas au Tribunal de faire la balance sur ce qui devrait se faire au Mormont», a-t-il dit.

Éric Cottier avait demandé l’exécution des ordonnances pénales, rédigées juste après l’évacuation de la colline du Mormont, et qui sanctionnent notamment les activistes par des peines de prison ferme. Le Tribunal de la Côte n’a pas suivi les réquisitoires du Ministère public, un certain camouflet pour Éric Cottier. Le MP envisage un recours, a-t-on appris ce mardi.

2 — Que dénonce Éric Cottier?

Dans sa lettre aux députés, Éric Cottier revient sur chacune de ces «considérations vagues et générales […] qui portent également atteinte à l’institution, alors qu’elles ne sont tout simplement pas conformes à la réalité».

Selon lui, Jessica Jaccoud «s’est exprimée sans égard à plusieurs principes et textes légaux fondamentaux. Qui plus est en oubliant au passage le contenu de la promesse solennelle que, comme ses collègues, elle a faite au moment d’être investie de sa charge.»

Et de poursuivre: «En résumé, la présentation que Jessica Jaccoud fait du MP est, au mépris de l’activité de celles et ceux qui y travaillent avec un engagement remarquable, tout simplement fausse. Seule l’auteure de la diatribe peut expliquer si cette fausseté relève de l’erreur ou du mensonge intentionnel.»

3 — Que disent les partisans de Jessica Jaccoud?

Que prévoit la loi? C’est LA question qui devrait passionner les spécialistes du droit ces prochains temps (et les députés). Le mot-clé ici est la séparation des pouvoirs: législatif, exécutif, judiciaire. Éric Cottier fait naturellement partie du dernier. En s’adressant au Grand Conseil, il a actionné le mécanisme légal lui permettant de se plaindre d’une attaque d’un autre pouvoir — ici de la part d’une députée, membre du législatif.

Jessica Jaccoud, présidente du Parti socialiste vaudois et députée.
Photo: Keystone

Un spécialiste du droit ancré à gauche estime que le courrier du Procureur général est «complètement aux fraises»: selon lui, Jessica Jaccoud a signé une tribune médiatique, un exercice qui pousse forcément à grossir le trait, et la présidente du Parti socialiste ne fait que de commenter un fait d’actualité.

Le but de la séparation des pouvoirs est de protéger le Ministère public contre le Conseil d’État, en cas d’incursion, en saisissant directement le Grand Conseil. «Or, il s’agit ici d’une députée qui n’a pas du tout proféré des menaces contre le Procureur général ou un comportement similaire», analyse l’homme de loi. Celui-ci va plus loin: le fait qu’Éric Cottier ait rédigé trois pages entières sur une personne qui remet en cause son bilan semble presque disproportionné. «Jessica Jaccoud pourrait presque porter plainte pour calomnie ou diffamation», ose-t-il, tout en se demandant pourquoi le Procureur général n’a pas porté l’affaire devant le Conseil d’État ou la justice.

Il rappelle enfin que, techniquement, le Ministère public est en réalité administrativement rattaché à l’exécutif: «Il s’agit d’une spécificité due au fait que la poursuite des infractions pénales est une mission régalienne de l’exécutif, et non du pouvoir judiciaire qui est là pour juger.»

4 — Que disent les adversaires de Jessica Jaccoud?

Le son de cloche est forcément différent à droite de l’échiquier politique, où l’on rappelle que c’est la Constitution qui prévoit que la surveillance soit exercée par la présidence du Grand Conseil. Au-delà de ce détail procédural, Marc-Olivier Buffat, président du Parti libéral-radical (PLR) vaudois, dénonce une «attitude inacceptable» et un «dérapage incontrôlé» de la part de son homologue du PS. «La séparation des pouvoirs est un principe fondamental de toutes les démocraties, rappelle l’avocat et docteur en droit. Si l’on commence à se comporter comme cela, on fait comme Donald Trump qui élisait ses juges préférés à la Cour Suprême…»

Le député ne s’exprime pas sur la démarche précise du Procureur général. «Il s’agit de sa démarche personnelle, le dossier est désormais dans les mains du Bureau du Grand Conseil. Ce n’est pas évident de savoir ce qu’ils vont en faire», concède Marc-Olivier Buffat.

Docteur en droit, avocat et député, Marc-Olivier Buffat est le président du PLR Vaud.
Photo: Keystone

Le président du PLR vaudois rappelle néanmoins que le Procureur général rédige chaque année des rapports sur l’activité du Ministère public. «Pourquoi ceux-ci n’ont-ils jamais fait l’objet d’interventions de la part d’élus socialistes? Le parti n’est pas pauvre en représentants pour demander une évolution de la loi…»

Marc-Olivier Buffat conclut sur un élément savoureux au regard du dossier: «En 2015 ou 2016, je suis intervenu au Grand Conseil pour demander la dépolitisation des élections des juges cantonaux et des magistrats, raconte l’homme fort du PLR cantonal. Pour moi, les compétences sont plus importantes que l’appartenance politique. Qui était vent debout contre cette proposition? Les socialistes. Je suis convaincu qu’on va bientôt y arriver.»

5 — Et maintenant, que se passe-t-il?

Outre l’écho médiatique de cette «affaire» (Éric Cottier s’exprimera notamment sur le plateau du «19h30» de la RTS ce mardi), se pose la question de la suite de la procédure. Le Bureau du Grand Conseil va apporter une réponse au courrier d’Éric Cottier, puis les députés devraient s’emparer de la question via des résolutions.

«On peut imaginer que certains élus PLR vont intervenir pour réaffirmer tout leur soutien à l’indépendance du Ministère public», échafaude un observateur avisé. Il s’agit en tout cas d’une première: jamais — du moins après un temps raisonnable de recherches — un représentant du pouvoir judiciaire n'avait invoqué la séparation des pouvoirs prévue dans la Constitution. À gauche, une question demeure: pourquoi donc le Procureur général n’a-t-il pas fait appel au pouvoir judiciaire directement, s’il estime que Jessica Jaccoud a fait pression sur le Ministère public?

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