Myret Zaki
Pourquoi ces jeunes qui en ont marre des multinationales «bifurquent»

De jeunes diplômés remettent en question l’idée du profit pour le profit, et renoncent à de hauts salaires pour trouver du sens. Vit-on un Mai 68 du monde du travail?
Publié: 06.06.2022 à 13:36 heures
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Dernière mise à jour: 07.06.2022 à 11:45 heures
Myret Zaki

C’est une petite révolution. Un rejet, par des mouvements de jeunes, du système de valeurs qui règne dans l’économie et chez les gros employeurs. Une page se tourne sur les idéaux productivistes d’hier. Une aspiration nouvelle, écologique, sociale et démocratique s’exprime dans le monde des étudiants, diplômés et jeunes cadres désabusés. La carrière tout court, les bonus, promotions et workaholisme ne font plus rêver, ni le fait d’œuvrer seulement pour la réussite financière d’une multinationale.

Appel à «bifurquer»

En France, on a vu le 30 avril les 8 diplômés d’AgroTech Paris dénoncer, par la voix de Lola Keraron, une «formation qui pousse à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours». Ils s’estiment promis à des métiers «destructeurs» et appellent à «bifurquer» loin de l’agro-industrie. «Trafiquer en labo des plantes pour des multinationales […] ou compter des grenouilles et des papillons pour que les bétonneurs puissent les faire disparaître légalement. À nos yeux, ces jobs sont destructeurs et les choisir, c’est nuire.» Un discours fort, loin d’être isolé, qui a cumulé des millions de vues sur YouTube.

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De même, dans l’entre-deux tours en France, des étudiants ont occupé la Sorbonne en scandant «Ni Macron, ni Le Pen». L’aspect qui nous interpelle ici, c’est le «Ni Macron». L’actuel président de la France et ancien associé-gérant de la banque Rothschild, s’est vu rejeté autant que Le Pen par la jeunesse, malgré ses talks sur YouTube avec McFly et Carlito et ses incursions en t-shirt sur Tik Tok. Son dernier quinquennat l’a assimilé à une droite des affaires irrespectueuse des questions sociales et écologiques. «On en a marre d’élire tous les cinq ans le roi des bourgeois», «c’est horrible de choisir entre la radicalité néolibérale et la radicalité fasciste», ont résumé des jeunes.

Un lunch au 50e étage d'un building de Manhattan, avant de prendre l'avion pour Dubaï? Très peu pour une partie de la nouvelle génération.
Photo: AFP

La multinationale, une structure déconnectée

Plus près de chez nous, il y a l’édifiant parcours de Victor Cannilla, ce jeune Lausannois surdoué qui gravissait rapidement les échelons d’une multinationale du consulting. Mais en parallèle, il lisait, s’informait sur la question du climat et les questions sociales. Après une prise de conscience, il démissionne il y a 1 an pour co-fonder le mouvement politique Agissons, qui veut lancer plusieurs initiatives populaires visant des changements «urgents» sur le plan démocratique, écologique et social.

Dans ses témoignages, on retrouve ce décalage de valeurs, ce sentiment que la multinationale est une structure qui s’est déconnectée des réalités de la planète. «Tout ce petit monde vit et travaille dans des bureaux en verre d’architecte, voyage sans cesse en avion, dort dans des hôtels 5 étoiles, et arbore des signes distinctifs de richesse comme les montres de luxe», a-t-il témoigné dans ses interviews. Sur un post LinkedIn, il observe que «les «jeunes élites» sont de moins en moins séduites par une carrière dans les structures (multinationales) qui contribuent à générer une extinction de masse inédite depuis 65 millions d’années, ou plus exactement la première extermination de masse de l’histoire du vivant, sur fond de crises sociales profondes.

Sur sa chaîne Youtube, Kraken Debrief, il veut expliciter l’idéologie des hautes sphères et les impacts écologiques et sociaux des multinationales. Véritable exercice de leadership intellectuel, sa première vidéo invite à réfléchir sur le concept même de multinationale, sur les valeurs qui sont à la base de sa création, sur son orientation exclusive sur le profit, invariable à travers l’histoire.

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«Rupture» et «quête de sens»

Les «bifurqueurs» deviennent un vrai phénomène. FranceInfo leur a consacré une émission en mai. Y témoignent des diplômés de Sciences Po Lille ou des Mines d’Alès qui ont opéré le virage vers des activités en phase avec leurs valeurs écologiques. Fin 2021, un documentaire («Ruptures») réalisé par Arthur Gosset, 24 ans et diplômé de Centrale Nantes, retraçait comment six jeunes de grandes écoles ont préféré refuser la carrière qui leur était promise pour trouver du sens. Comme lui-même et comme Victor Cannilla. Exit le nom prestigieux sur le CV, la carte de crédit de la boîte, la voiture de fonction, les bonus à 5 ou 6 chiffres.

Peut-être qu’il s’agit, malgré tout, d’une minorité agitée. Des sondages avaient montré il y a quelques années qu’on exagérait à ce propos, et que les aspirations des millennials et de la «génération Z», dans leur majorité restaient très similaires à celles de leurs prédécesseurs: se faire recruter par une grande firme, monter en grade, toucher un bon salaire, s’acheter une belle maison.

Si on continue le raisonnement du «circulez, y’a rien à voir», on pourra aussi identifier, vous et moi, des jeunes dans notre entourage qui ont la fibre entrepreneuriale mais pas révolutionnaire, qui s’adonnent sans trop d’états d’âme au dropshipping en rêvant de s’enrichir grâce à l’e-commerce, font de la revente de baskets et de vêtements, vendent à leurs camarades des Puff (e-cigarettes jetables) sans trop de questionnements.

Reste que l’auteur du documentaire précité, Arthur Gosset, estime que seule 30% de sa promotion est motivée par les quêtes d’ascension classiques, alors que l’écrasante majorité aspire à de grands changements. Une vaste enquête de 2020 lui donne raison: 60% des jeunes issus des grandes écoles françaises se disent prêts à prendre un poste plus précaire, uniquement pour trouver plus de sens dans leur travail.

Un phénomène qui devrait s’amplifier

L’argent et le prestige ne compensent plus le conflit de valeurs. Dans un article du Nouvel Obs, un diplômé d’HEC Paris témoigne après un stage dans une banque: «Il y avait une ambiance toxique, avec peu de place pour les femmes, une logique de présentéisme, des horaires délirants — on restait souvent de 9h à 1h du matin —, et surtout un manque de sens total: la rentabilité des investissements comptait plus que le reste, sans souci éthique. Ça ne correspondait pas du tout à mes valeurs.»

Un livre paru en France en 2021 fait référence: «La Révolte, Enquête sur les jeunes élites face au défi écologique». L’auteure Marine Miller explique que ce phénomène de désertion, apparu en 2018, va s’amplifier dans les prochaines années. Elle qualifie d’«électrochoc» les marches pour le climat, le «Manifeste pour un réveil écologique» signé par plus de 32’000 étudiants en quelques mois, les actions de désobéissance civile et la menace d’une désertion des jeunes diplômés à haut potentiel des grands groupes industriels.

Valeurs humaines versus valeur actionnariale

«Il faut réhabiliter une notion oubliée: la durée», estime Laurent Berney, associé de deuxième génération de la fiduciaire Berney à Genève, qu’il codirige avec son frère. «Je parle de la capacité d’une entreprise à durer dans le temps, à maintenir des conditions humainement viables sur le long terme, à ne pas sacrifier l’humain ou l’environnement à des buts strictement financiers. Pour cela, l’entreprise doit respecter ses collaborateurs et son écosystème. Elle doit cultiver des valeurs humaines, du lien, du respect, du bien-être au travail. Cela compte autant que les profits, c’est notre ticket pour l’avenir. Si on ne vise que la performance et le productivisme, c’est simple, on se vide de ses ressources et on va dans le mur.»

Révolution ou utopie?

Certains répliqueront que cette révolte est une histoire d’enfants gâtés du monde occidental, qui peuvent se permettre le luxe de renoncer à ces carrières car ils savent qu’ils ne finiront pas sous un pont. Et qu’ailleurs dans le monde, des diplômés de Chine, d’Inde, d’Afrique ou d’Amérique latine, et même d’Europe de l’Est, ne seront que trop heureux de prendre ces postes. Les multinationales n’auront alors qu’à aller se servir dans cet énorme réservoir de jeunes qualifiés qui ont faim de réussite et ne feront pas la fine bouche.

Or ce n’est pas si simple. Nos grandes entreprises occidentales savent très bien qu’il y a un coût à dépendre de pays lointains pour le recrutement de talents et pour le management. Confier sa direction à des managers étrangers, même extrêmement compétents, c’est se mettre potentiellement entre les mains d’influences externes, de risques d’espionnage, de gouvernements autoritaires. Nos multinationales et leurs actionnaires devront donc accepter d’offrir du sens aux jeunes talents sortis de nos grandes écoles en tenant compte de leurs valeurs. Les grandes écoles elles aussi ne pourront faire l’économie de réflexions sérieuses sur les postulats qui sous-tendent leurs enseignements et y inclure des valeurs de durabilité.

Bref, que cette génération de jeunes soit capable ou non de faire la révolution, ses prises de position influencent déjà le débat, de façon indéniable. Ce qu’ont réussi les jeunes diplômés, c’est à prendre les rênes politiques, à lancer la conversation indispensable à leur avenir et aux générations suivantes. Les penseurs parmi eux sont désormais les porteurs des nouvelles valeurs économiques et sociales qu’il devient impossible d’ignorer. Et si les entreprises n’évoluent que parce qu’elles veulent continuer d’attirer les talents et s’éviter de la mauvaise publicité, ce sera déjà ça. En attendant mieux.

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