Pierre Dessemontet et Carmen Tanner témoignent
Yverdon, une ville qui vaut mieux que sa réputation

Ces dernières années, la deuxième ville vaudoise a fait plusieurs fois les grands titres pour des tragédies, lui forgeant une mauvaise réputation très tenace. «Seulement aux yeux de ceux qui ne viennent jamais à Yverdon», tempèrent les cosyndics.
Publié: 27.03.2023 à 16:59 heures
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Dernière mise à jour: 27.03.2023 à 17:10 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Presque trois semaines se sont écoulées depuis l’explosion qui a réveillé tout un quartier, détruit une famille et plongé une ville entière dans la désolation. Le carrousel de l’actualité tourne vite, et les dernières révélations autour de l’ancienne vie du père de famille meurtrier se sont à peine accordées une brève fenêtre d’attention entre deux épisodes du feuilleton Credit Suisse.

Rideau et extinction des projecteurs sur Yverdon-les-Bains: la rue du Valentin a retrouvé une certaine quiétude, loin du bal des journalistes de ce fameux 9 mars. Dans la cité thermale, certains ont apostrophé nos envoyés spéciaux: on ne voit la presse que lorsqu'il s'y passe un fait divers. Un «fait d’Yverdon», serait-on tenté d’écrire, tant la deuxième ville vaudoise a enchaîné les traumatismes, ces dernières années.

Pourquoi toujours Yverdon? Cette tuerie familiale aurait pu survenir partout — il y a déjà eu 3 féminicides en 2023 en Suisse et au moins 16 l'année précédente, selon le projet de recherche Stopfeminizid —, mais elle a eu lieu dans le chef-lieu du Nord-Vaudois, déjà meurtri par plusieurs tragédies ces dernières années.

L'émotion et la solidarité ont été très vives à Yverdon, après les événements tragiques du 9 mars.
Photo: keystone-sda.ch

Comment vit-on un rôle d'autorité dans un contexte aussi délicat? L'image de la cité thermale va-t-elle en prendre un nouveau coup? Pierre Dessemontet et Carmen Tanner, qui occupent en jobsplitting la syndicature, ont accepté la proposition de Blick d'évoquer la gestion de crise et plus généralement l'image de leur Ville, la deuxième du canton de Vaud.

Pierre Dessemontet et Carmen Tanner, cosyndics d'une ville qui souffre d'une mauvaise image.
Photo: Keystone

Le réveil brutal du 9 mars

Avant d’être des élus, Carmen Tanner et Pierre Dessemontet sont aussi citoyens. Les deux cosyndics, témoins directs des événements de ce funeste jeudi matin, n’ont pas eu besoin d’attendre d’être informés officiellement — ils n’habitent pas loin et entretenaient des liens, par leurs proches, avec la famille tuée par le geste inexplicable de l’homme de 45 ans à l’origine de ce triple infanticide puis d’un féminicide (nous y reviendrons).

«Lorsque l’on fait de la politique, que l’on s’engage pour le bien commun, c’est pour des projets positifs, pas pour voir des adolescentes pleurer leurs copines», soupire Pierre Dessemontet, lui aussi père de famille. «La population est touchée dans sa chair», dira le député au Grand Conseil ce jour-là. L’un des premiers et rares commentaires de l’autorité politique, qui a privilégié la discrétion publique pour respecter la période de deuil, de recueillement et de silence qu’elle «doit aux proches affectés».

Car dans une cité de 30’000 habitants où «tout le monde se connaît, ou presque», le choc a été immense. D’où un grand besoin d’accompagnement de la communauté, que la Municipalité a très vite identifié — une ligne téléphonique de soutien a été mise en place, avant la Marche blanche du 16 mars, une semaine après les faits.

«C'était une démarche que beaucoup souhaitaient, relèvent les deux cosyndics. Il y avait une volonté d'un rituel fort, de rassemblement. Nous avons coordonné plusieurs démarches pour en faire une collective, en nous assurant que celle-ci ne contrevenait pas aux vœux de la famille.»

Mettre des mots sur un acte

Le samedi 11 mars, les circonstances des événements se sont éclairées en même temps que la responsabilité du père de famille. C’est un communiqué de la police vaudoise qui l’explique: «La piste du drame familial est privilégiée.» Peut-on vraiment parler de «drame familial» lorsqu'un homme choisit d'ôter la vie de ses trois fillettes et de son épouse?

Le terme employé par la police cantonale a suscité l’ire d’une bonne partie de la population, dirigée en partie contre les médias qui s’en sont fait écho. «Actuellement, le Ministère public applique la terminologie issue des textes de loi: ainsi, le Code pénal parle d’homicide, de meurtre ou d’assassinat, sans distinction de genre, et ne connaît pas la notion de féminicide», a justifié au «Temps» le procureur général vaudois Eric Kaltenrieder. Quant au terme d’infanticide, s’il existe dans le Code pénal, il n’a pas du tout la même portée que dans le langage commun.»

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Si l’autorité communale n’a «ni à expliquer, ni à qualifier» ces actes incompréhensibles, Carmen Tanner ne cache pas que l’emploi du terme «drame familial» a aussi alimenté les discussions à Yverdon. «Il y a un malaise et il est difficile pour les autorités communales de déjuger la police cantonale, couche supérieure du mille-feuille institutionnel qui agit en toute indépendance».

Les mots ont un sens, et avec lui un impact psychologique énorme sur la population. «On parle ici d'enfants: il faut leur expliquer qu'une maison ne prend pas feu toute seule. Sans compter que leur regard sur les adultes et leur confiance en ceux-ci vont être ébranlés», poursuit la politicienne des Vert-e-s.

La Municipalité, qui a tenu à déployer un accompagnement adéquat sur le terrain, avait déjà agi bien avant les tristes événements de ce début mars. En novembre dernier, c'est à Yverdon qu'a été lancé un projet-pilote, visant à mieux prévenir les violences dans le contexte domestique, dans la lignée des intentions de la Convention d’Istanbul. Un premier bilan est prévu d'ici à l'été. «Nous faisons tout ce que nous pouvons au niveau local, mais la question des féminicides requiert avant tout une action forte au niveau national. Nous sommes en droit d'en attendre davantage», complète Carmen Tanner, féministe engagée.

Relevons encore qu'Yverdon est par ailleurs souvent citée en exemple dans les villes suisses particulièrement actives sur les questions d'égalité. «Elle sera sur le podium de la prochaine conférence nationale en la matière, aux côtés de Berne et de Genève», conclut la cosyndique.

Une réputation qui «colle aux baskets»

Yverdon à la pointe, et pourtant Yverdon au cœur du drame. Encore une fois. Heureusement pour la ville et ses habitants, cette fois, personne n’a osé relier les événements avec l’image parfois sulfureuse du chef-lieu du district Jura-Nord vaudois.

Pierre Dessemontet le géographe et Carmen Tanner la sociologue et urbaniste ont-ils craint un nouveau caillou dans leurs chaussures partagées? Pas vraiment. «D’autres faits divers avaient dérapé sur le fait qu’il y avait un problème yverdonnois spécifique. Ici, ce n’est pas le cas», confirme le premier nommé.

«Au contraire, poursuit-il, nous avons senti une communauté très soudée autour des victimes, qui faisaient partie du tissu social et étaient bien intégrées.» Une réponse de communauté villageoise que l’on ne retrouverait pas forcément dans un contexte plus métropolitain.

La Marche blanche a rassemblé des centaines de personnes, en hommage aux victimes.
Photo: Keystone

Carmen Tanner relève que cette tuerie n’entre visiblement pas dans le «narratif» de l’image d’une ville où la criminalité est importante. «C’est un biais de confirmation qui colle aux baskets d’Yverdon et que la presse va chercher à relier à chaque événement.»

Le stéréotype s'est renforcé ces dernières années avec les meurtres de Carole, de Sara ou d’un dealer, qui ont alimenté cette image de «Bronx». «Pourtant les statistiques sont claires: notre ville ne connaît ni plus, ni moins de violence qu’une autre ville vaudoise», explique la cosyndique.

La crise post-industrielle

Comment se départir de cette injuste mauvaise réputation? «Elle n’est colportée que par des gens qui ne vivent pas à Yverdon et n'y mettent jamais les pieds, souligne Pierre Dessemontet. La qualité de vie y est très agréable, c’est un lieu de destination qui bat des records en Suisse alémanique, par exemple.»

Pour le socialiste, le temps fait son œuvre: Yverdon a souffert du passage d’une ville post-industrielle à urbaine à la fin des années 1990, avec tout ce qu’il y a de négatif. «Notre ville a vécu de plein fouet les crises industrielles. Pourtant, historiquement elle est réputée par exemple grâce à l’encyclopédiste de Felice et au pédagogue Pestalozzi, au cœur d’un riche terroir et avec un grand rayonnement culturel.

L’économie s’est relevée, Lausanne n’est qu’à 22 minutes en train, Genève à 45 minutes et Yverdon a su s’ancrer à l’interface entre deux espaces économiques: la ville est le portail nord de l’Arc lémanique, et l’entrée sud de l’Arc jurassien. «C’est une ville innovante, réactive et attachante, à taille idéale», plaide Pierre Dessemontet, qui cite le parc technologique Y-Parc, le plus grand du pays, mais aussi la Haute école d’ingénierie.

«Une ville pauvre dans un canton riche»

Voilà pour le prospectus touristique, plutôt alléchant. Où est-ce que cela coince? Il est difficile d’attirer les projecteurs sur les projets positifs, tacle Carmen Tanner. «Et pourtant, il y en a, insiste la cosyndique écologiste. La Confédération soutient notre initiative pour des espaces publics à cinq minutes à pied de chaque citoyen. On pourrait aussi s’intéresser à notre projet de réaménagement des cours d’école non-genrées et végétalisées.»

Une autre frustration peut-être moins anecdotique: le Plan climat de la cité thermale, très ambitieux mais presque pas relayé, regrettent les deux cosyndics. «Nous avons été la seule ville du pays à mettre en discussion un tel outil. Un panel représentatif de la population a été tiré au sort pour l’avaliser», poursuit celle qui est aussi municipale en charge de la durabilité.

Avec cet outil «très concret», le duo rose-vert rêve d’une ville d’Yverdon qui ressemblerait aux cités des Pays-Bas: un terrain plat où tout se déroule à vélo. «Tout peut se faire à 10 minutes. Mais nous voulons proposer une ville très accueillante et pratique en termes de mobilité, quel que soit le moyen de transport.»

Carmen Tanner et Pierre Dessemontet sont en poste depuis 2021.
Photo: Keystone

Le problème? L’argent, le nerf de la guerre. «Nous sommes une ville pauvre dans un canton riche, analyse Pierre Dessemontet. Il n’est jamais drôle d’être de condition modeste. Mais nous ne faisons pas l’aumône: nous tentons d’expliquer au canton de Vaud que miser sur Yverdon est un investissement. Nous sommes la deuxième ville du canton en habitants, mais également en termes de productivité économique.»

En attendant d’attirer la presse sur ses projets politiques, la Verte et le socialiste ont réussi à titiller les curiosités avec leur mode de gouvernance. Leur modèle bicéphale misant sur la complémentarité a intéressé jusqu’en Allemagne: «Die Zeit» est venu jusqu’à Yverdon pour découvrir ce que cache ce job-splitting, pas encore validé par le cadre légal («les titres prévus par la loi de «syndic» et de «vice-syndique» sont utilisés, mais en dehors de cela les titres «cosyndic.que» sont proposés», détaille le site internet de la Ville).

Des tentatives d’innover, depuis mi-2021, à une ère pas facile. «Pour l’instant, les années 2020, entre le Covid, les inondations de juillet dernier et les crises énergétiques, nous ont surtout appris la résilience, sourit Pierre Dessemontet. Mais il y a de l’enthousiasme dans la population: il ne faut pas oublier trop vite la mobilisation des jeunes pour le climat.»

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