Qui sont ces «Freiheitstrychler»?
Le réseau silencieux des défenseurs de la liberté

Depuis quelques jours, on ne parle que d'eux. Qui se cache derrière les fameux «Freiheitstrychler», ces «sonneurs de cloche de la liberté»? L'enquête mène en Suisse centrale et à Zurich, chez un mystérieux chef d'entreprise en informatique.
Publié: 19.09.2021 à 10:11 heures
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Dernière mise à jour: 19.09.2021 à 10:59 heures
Reza Rafi, Adrien Schnarrenberger (adaptation)

Les fenêtres sont obstruées. Sur le balcon du rez-de-chaussée, une table avec un carton de bière de la marque «Eidgenoss» («Confédéré»), affublé de deux bouteilles de... bière «Corona». Cette création humoristique ne peut qu'être du fait du maître des lieux: Andreas Benz, alias «Andy».

Nous nous trouvons quelque part dans le canton de Schwytz, sur la rive sud du lac de Zurich. Le quartier d'immeubles, «Seepark», fait écho à la proximité de l'eau. C'est ici, à Altendorf, que bat le coeur de la résistance. Après plusieurs mois de croissance, le mouvement a connu son heure de gloire cette semaine grâce à (ou à cause de, c'est selon) Ueli Maurer. Le ministre UDC a posé dans le fameux costume des «Freiheitstrychler», littéralement les «sonneurs de cloche de la liberté».

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Avec leur chemise (difficile de qualifier précisément le vêtement) brodée d'edelweiss, leurs cloches de vache et leurs cigares Villiger, ils agitent la politique suisse depuis quelques semaines au gré des manifestations anti-mesures Covid. Point culminant jeudi soir avec la marche qu'ils ont menée au coeur de Berne et qui s'est terminée dans le tumulte des flashballs et des canons à eau.

Andreas Benz, 47 ans, est l'initiateur du mouvement et propriétaire des locaux à Altendorf. Lors des rassemblements des sonneurs de cloche, il est en première ligne — ses autres activités sont moins connues du grand public. Chez ce conducteur de travaux de formation, une inscription «Holz & Bauen Consulting» figure à côté de la sonnette. Aucune trace de cette entreprise ni dans le registre du commerce, ni dans l'index des firmes d'Altendorf.

Un «défenseur de la liberté» lors de la manifestation à Berne.
Photo: keystone-sda.ch
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Le mouvement fondé par «Andy» Benz et ses acolytes a beau être jeune, il est bien vivant: il dispose d'un site web et surtout d'un canal Telegram très actif, avec plus de 4000 abonnés. Croire qu'il s'agit d'un groupuscule isolé et spontané serait très naïf — bien au contraire, rien n'est laissé au hasard.

Glattfelden, berceau contestataire

Son site internet mène à l'entreprise Hilweb, qui a élu domicile dans le «Züri Unterland», à Glatteflden. Derrière elle, un homme: Markus Hilfiker. Jusqu'à il y a deux ans, sa firme s'appelait encore High Tech Bits Sàrl. Depuis vingt ans, cet entrepreneur de 56 ans est à la tête d'un conglomérat de sites internet autour du portail «patriot.ch». La pandémie de Covid lui a donné une deuxième vie, bien plus importante que la première.

D'une certaine manière, Glattfelden (4000 habitants) est le berceau de la nouvelle droite anti-establishment. Il y a quelques années, le Zurichois s'était déjà retrouvé sous le feu des projecteurs, du moins des observateurs du milieu, pour avoir hébergé «swissdefenceleague.ch» — un site d'extrême-droite. D'autres noms de domaine comme burka.ch, muslima.ch ou encore virusinfektion.ch sont également dans le giron de Markus Hilfiker.

Son empire numérique compte aujourd'hui des sites très visités comme 848.ch, patriots.tube ou encore patriot.shop. Comme le nom de ce dernier l'indique, il propose des articles à vendre avec toutes les déclinaisons du nationalisme helvétique: des sweats à capuche avec l'inscription «Gutmensch-freie Zone» (quelque chose comme «zone libre de gens biens»), «Impfrebell» («rebelle anti-vaccin»), des tenues de camouflage avec le pacte de 1291 ou encore des autocollants avec la croix suisse et le slogan: «Les Gaulois de l'Europe!» Le produit phare de cette fin d'été restant évidemment le t-shirt des «Freiheitstrychler».

Autre best-seller de la dévotion patriotique: un haut portant le slogan «Tell, wo bist du? Die verfluchten Vögte sind wieder im Land». Un appel à Guillaume Tell de revenir mettre de l'ordre dans son pays, en somme. Ueli Maurer avait déjà posé dans ce vêtement en septembre 2020, offrant au mouvement un sacré coup de boost publicitaire.

Guillaume Tell est partout

Il n'y a pas que sur les poitrines du pays que le mouvement marque les esprits. Son terrain de jeu principal: Telegram. Les rebelles de la droite nationaliste se regroupent dans de nombreux groupes, comme patrioten.ch (pas besoin de traduction) et les fameux Freiheitstrychlern (plus besoin de traduction).

Les deux canaux se distinguent dans certaines nuances, mais ils proposent peu ou prou la même chose: quelques contributeurs s'en servent pour faire passer leur frustration, d'autres utilisent une rhétorique alternative en écriture gothique, flirtent avec des mouvements nazis ou antisémites, brandissent le «Morgenstern» (une arme moyen-âgeuse avec des pics) ou réclament un changement total de système.

Un dénominateur commun: Guillaume Tell, Guillaume Tell, Guillaume Tell. Une obsession peut-être due au fait que la nation suisse ne recense pas de «traumatisme historique» qui lie le peuple. Berne n'a jamais été le siège du pacha ottoman comme Budapest au 17e siècle et les Turcs n'étaient pas sur l'Aar en 1683, mais aux portes de Vienne. Donc il faut construire sa propre légende.

Dans ces forums se croisent des citoyens préoccupés, des chauvins de beau temps et des révolutionnaires en pyjama. Le spectre des références pour les contributions va du «modéré» Andreas Glarner (le conseiller national sans doute le plus à droite du Parlement, mais tout de même dans le giron politique) jusqu'à Ken Jebsen, un idéologue allemand adepte de théories du complot.

«Hitler n'est pas le bienvenu»

Comme dans toutes les «chambres d'écho», la remise en question semble limitée. Même si un utilisateur du nom de «Tell1291» en appelle à ses congénères: «La Terre plate, les aliens, les chemtrails, les guérisseurs ou encore la 5G ont à voir avec le coronavirus. Toutefois, Hitler ou l'étoile jaune ne sont pas souhaités dans ce chat.» Ouf.

Reste cette question plus sérieuse: qui jouit des profits de tout le commerce autour des sonneurs de cloches? Sur le shop en ligne, les logos sont déclinés à l'envi — chemises, chapeaux, tasses, coques de téléphone: l'edelweiss est roi. Il y a même un appel aux dons sur un compte qui mène à Altendord.

Selon le registre de l'Institut pour la propriété intellectuelle, la marque «Freiheitstrychler» a été inscrite le 17 mai par Andy Benz («autocollants, contenus web, vêtements») et est valide jusqu'en 2031. Une deuxième demande de l'Alémanique visant à protéger le logo est encore en cours. Son représentant auprès de l'Institut: Swissplanet Sàrl, avec siège à Bülach (ZH). Qui se cache là-derrière? Bingo: Markus Hilfiker.

Introuvable sur Google

Même s'il tente d'influencer l'opinion publique avec des contenus politiques, l'opposant aux masques Markus Hilfiker fait preuve de la plus haute discrétion en ligne. Vous voulez chercher des informations à son sujet sur Google? Bonne chance. Ce n'est que sur Facebook que l'homme dévoile une partie de son visage.

Sa seule déclaration publique remonte à 2014 à l'occasion d'une prise de position dans le «Beobachter»: «Je ne suis pas dans des cercles d'extrême-droite, je ne suis ni militant ni raciste. Je n'ai jamais eu le crâne rasé ou porté des bottes de combat. Mon entreprise héberge des milliers de sites web, de toutes les couleurs politiques.»

Le son de cloche — si l'on ose l'écrire ainsi — est différent en ce qui concerne Andy Benz. L'homme a déjà fait l'objet de nombreux articles dans les médias locaux et SRF l'a invité vendredi à «Arena», le pendant alémanique d'«Infrarouge» sur la RTS. En 2017, il a défrayé la chronique en s'opposant aux autorités d'Altendorf. Un conflit très étrange, la commune voulant déclasser l'un des appartements de l'entrepreneur en local de bricolage.

Dans son combat, il a été soutenu par l'éditeur alémanique Bruno Hug, que l'on retrouve aujourd'hui en tant que fondateur du comité contre la nouvelle Loi sur les médias. Un compère de Bruno Hug, l'auteur Philipp Gut, était l'orateur ce samedi de la protestation des «Trychler» à Winterthour («Stop à la censure et à la dictature vaccinale»). Tant Andy Benz que Markus Hilfiker ont laissé les demandes d'interview de SonntagsBlick sans réponse.

Ueli Maurer, le plus grand fan

La Suisse alémanique compte une galaxie complotiste, avec plusieurs constellations. Les «Trychler» sont proches du groupe «Mass-Voll» de Nicolas A. Rimoldi et des Amis de la Constitution, également présents de ce côté de la Sarine.

Si cette proximité est guère étonnante, il en est autrement de celle avec le plus grand parti politique du pays, qui forme près du tiers du Parlement et compte deux conseillers fédéraux. Plusieurs membres de l'UDC ont affiché des sympathies envers les fameux sonneurs de cloche.

Au premier rang: Ueli Maurer, sans doute le plus grand fan de l'organisation. Dans une interview auprès de SonntagsBlick il y a deux semaines, le ministre des Finances estimait que les opposants à la vaccination sont «de vrais Suisses». La semaine dernière, il a eu de la suite dans les idées en s'affichant avec le costume des sonneurs de cloche. Un an après avoir enfilé le un habit à la gloire de Guillaume Tell.

La provocation, calculée, a fonctionné. Dans les chats Telegram, hommages à Ueli Maurer et jubilation se succèdent. Jamais une pandémie n'avait paru aussi divertissante.

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