Riposte de Julia Steinberger
«Philippe Nantermod fait preuve de malhonnêteté»

Auteure des rapports du GIEC sur le climat, Julia Steinberger n'a pas apprécié les commentaires de Philippe Nantermod sur les scientifiques qui se substitueraient aux élus. La professeure à l'UNIL veut aussi clarifier le concept de «décroissance».
Publié: 10.05.2022 à 06:20 heures
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Dernière mise à jour: 10.05.2022 à 16:32 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

«Je suis peut-être parano, mais je suis persuadée que j'étais directement visée.» Au téléphone, Julia Steinberger est déterminée. La professeure ordinaire à l'Université de Lausanne et auteure des rapports du GIEC a un agenda bien chargé, mais elle tient à riposter aux propos de Philippe Nantermod.

Dans une interview postée le jour de la conférence climatique à Berne, le 3 mai, le conseiller national valaisan et chroniqueur de Blick a justifié son boycott de cette «messe» par le fait qu'il soit élu par le peuple et qu'il puisse délibérément décider de son agenda.

Mais ce n'est pas cette phrase qui a fait bondir Julia Steinberger: la chercheuse a tiqué lorsque le vice-président du PLR a déclaré: «Ce sont des gens issus du milieu anticapitaliste et décroissant. On a le droit d’avoir des postures. Il ne faut toutefois pas avancer à couvert.» La chercheuse de 48 ans, fille du Prix Nobel de physique Jack Steinberger, y a vu une attaque personnelle.

En quoi ce que dit Philippe Nantermod vous consterne-t-il à ce point?

Je veux distinguer ce qui est dit sur ma personne et ce qui concerne mes collègues. Philippe Nantermod instrumentalise le fait que j’ai une certaine position politique – ce qu'il désapprouve – pour décrédibiliser tous mes collègues. Comme si les scientifiques n’avaient pas eux aussi droit à la diversité politique.

Votre biographie Twitter vous annonce «écosocialiste», et vous faites partie de l’association Décroissance Suisse. Ce sont des postures politiques, non?
Absolument! C’est justement pour cela que je savais que j’étais visée. Philippe Nantermod a accusé les scientifiques de prôner la décroissance, de militer pour l’écosocialisme et d’être anticapitalistes. Cela me correspond à 100%, et j’assume pleinement les trois, mais cela ne correspond pas du tout à mes collègues. On ne peut pas réduire la trentaine de chercheurs de pointe suisses en climat et biodiversité auteurs du GIEC (groupe intergouvernemental d'experts sur le climat) et de l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la diversité) qui ont participé au contenu de l’évènement à mes positions politiques! De plus, il fait preuve à plusieurs reprises de malhonnêteté.

Julia Steinberger fait partie du Groupe intergouvernemental d'experts sur le climat (GIEC).
Photo: Keystone

Quand, par exemple?
Lorsqu’il prétend que les scientifiques s’érigent en décideurs à la place des politiciens. S’il avait daigné se déplacer, il aurait entendu que chaque intervenant a justement insisté que ce n’était pas notre rôle de décider, mais de soutenir la prise de décision en expliquant les paramètres et les conséquences de décisions politiques possibles. Le second point, c’est qu’il accuse les scientifiques de tenir des propos politiques cachés derrière leur message climatique. C‘est une posture complotiste, dommageable à la démocratie. Les États-Unis nous ont montré jusqu‘où ces dérives peuvent mener.

N’a-t-il pas raison sur le fait qu’il peut être problématique d’avoir une posture ouvertement politique en tant que rédactrice des rapports du GIEC?
Il faut bien comprendre que les rapports du GIEC, et, par conséquent, nos contributions au Parlement, se basent sur un consensus scientifique blindé. Chaque phrase est basée sur de multiples publications à comité de lecture anonyme, et fait l’objet de commentaires ouverts à des personnes de tous horizons. De même, tous les contenus du fascicule d’une vingtaine de pages distribué aux parlementaires ont fait l’objet d’une intense discussion par les auteurs suisses du GIEC et de l’IPBES. C’est pourquoi nous avons rappelé à chaque prise de parole que nous ne nous exprimions pas à titre personnel.

Mais est-ce pour autant nécessaire de militer, notamment sur les réseaux sociaux?
En tant que citoyens, nous avons le droit à nos propres convictions politiques! Nous avons aussi le droit de les exprimer ouvertement, et j’en fais usage. Aux Etats-Unis, mon père a souffert du MacCarthysme parce qu’il était politiquement à gauche. Attaquer la science des chercheurs à cause de leurs convictions politiques ne devrait pas avoir de place dans une démocratie comme la Suisse.

Philippe Nantermod dit qu’il a lu les rapports du GIEC pour décideurs et qu’il est suffisamment informé sur la question. Il aurait vraiment appris quelque chose, le 2 mai au Parlement?
Notre but n’est pas de faire perdre leur temps aux élus. Si nous avons soutenu l’organisation d’une telle séance, c’est parce que nous avons des informations nouvelles à fournir aux décideurs, basées sur les rapports qui viennent de paraître (et qu’il n’a donc pas pu lire). De plus, c’est la première fois que les scientifiques suisses du climat étaient réunis avec ceux de la biodiversité. Nous avions préparé un message conjoint entre le GIEC et l’IPBES, qui intégrait les deux crises. Finalement, un accent particulier a été placé sur la Suisse, souci majeur de nos parlementaires, espérions-nous.

La décroissance est-elle vraiment LA solution?
(Réfléchit longuement) Selon moi, oui. Mais il faut dire qu’il y a beaucoup d’opinions différentes dans le monde scientifique. Il y a des chercheurs, comme moi, qui étudient la décroissance. Nous explorons les paramètres d’un monde futur inconnu et assez lointain de nos conditions de vie actuelles. C’est pour cela qu’il est intéressant d’avoir une multitude de propositions.

Reste que les conditions de vie de milliards d’humains se sont améliorées grâce à la croissance économique…
Ce n’est pas toujours le cas: le démographe économique Samuel Preston a démontré en 1974 que l’augmentation de l’espérance de vie ne dépendait que faiblement de la croissance économique, un résultat que j’ai confirmé en 2020. Votre question me permet, d’ailleurs, de clarifier un point important: «décroissance» ne veut pas forcément dire décroissance économique. «Décroissance», c’est la quantité physique d’utilisation des ressources. Les partisans de la croissance verte imaginent donc une décroissance énergétique, à savoir réduire la demande énergétique de moitié selon les secteurs, tout en maintenant une croissance économique.

Et pourtant, à titre personnel, vous militez pour la décroissance économique. Pourquoi?
Il faut se demander à quel point on va transformer nos institutions économiques et sociales. Actuellement, des pans entiers de nos économies dépendent de la croissance. Si celle-ci n’est pas assurée, tout est fragilisé, voire s’écroule. Prôner la décroissance, c’est stabiliser nos économies même lorsque le PIB va vers le bas.

Philippe Nantermod estime que cette décroissance économique pourrait provoquer des famines ou augmenter la pauvreté dans le monde. En somme, que le remède serait pire que le mal.
C’est une théorie répandue, que l’on peut lire chez Bjørn Lomborg (auteur de «L’écologiste sceptique») notamment. Nous appelons cette posture le «délai prédateur»: le blocage ou le ralentissement des changements nécessaires, afin de continuer à profiter de systèmes injustes dans l'intervalle. En réalité, les famines risquent plutôt d’arriver à cause de l’inaction climatique.

Le 2e Groupe de Travail du GIEC parle maintenant de «risque de pertes de récoltes simultanées», un risque important et en augmentation. En quoi cela consiste-t-il?
Je pense que chacun le sait désormais: avec le réchauffement, les événements climatiques extrêmes deviennent plus fréquents. Les canicules sont dix fois plus fréquentes avec 4° de réchauffement qu’avec 1°, par exemple. Or, le risque devient très réel d’avoir un multiple breadbasket failure, à savoir des récoltes très basses sur plusieurs continents. On voit ces temps-ci l'effet de la guerre en Ukraine sur les prix. Imaginez si les récoltes sont mauvaises partout en même temps…

L’innovation technologique ne peut-elle pas être un motif d’espoir?
On en revient à Bjørn Lomborg et Philippe Nantermod: ne rien faire en espérant que l’innovation nous sauve par la suite. En 2018, le Prix Nobel d’économie a été attribué à William Nordhaus pour son travail sur le réchauffement climatique. Il a établi que 4° était un réchauffement idéal sur le plan économique. Or, on a appris par la suite qu’il avait interrogé des économistes et des spécialistes du climat, et que les réponses des climatologues avaient été écartées…

Mais cela veut dire qu’il y a tout de même une controverse scientifique, non?
Absolument pas. Nous avons beaucoup avancé dans notre compréhension: nous savons exactement sur quelle trajectoire nous nous trouvons. Penser que nous allons pouvoir développer des technologies pour nous protéger des impacts de plus de 2° de réchauffement, c’est un délire anti-scientifique selon le dernier rapport du GIEC. Comme je le disais tout à l’heure, c’est non seulement la température en valeur absolue, mais l’amplitude des événements extrêmes qui inquiète. Des grandes zones de l’Inde seront peut-être bientôt inhabitables, de même que des régions de l’Amérique latine, des Philippines, de l'Indonésie… Une grande partie de la population mondiale y habite. Où iront ces gens?

Êtes-vous sûre que vous ne versez pas un peu dans le catastrophisme? Durant le Covid, les scientifiques ont parfois présenté des modèles qui ne se sont pas du tout vérifiés…
(Prend une pause) Au contraire, les impacts climatiques sont de plus en plus visibles, et se révèlent malheureusement pires que ce que l’on avait prévu. Vous savez, je n’aime pas être celle qui apporte les mauvaises nouvelles. Mais toute personne, politicien ou citoyen responsable, doit se rendre compte que nous nous trouvons dans une période de crises multiples. Chaque problème est amplifié d’un facteur multiple par l’état du climat. Se pencher sur d’autres crises sans mettre le climat en priorité, c’est comme cuisiner alors qu’il y a le feu à la cuisine.

Pourtant, un tiers du Parlement n’a pas daigné venir vous écouter…
Dans dix ans, nous aurons sans doute honte de notre inaction. À mon sens, il faut mettre en place des mécanismes comme une assemblée citoyenne spéciale pour les questions climatiques, avec des participants tirés au sort. Des expériences ont montré que M. et Mme Tout-le-Monde, même des gens qui n’ont jamais réfléchi à cette question en particulier, arrivent à dégager des solutions cohérentes et rapides. En Irlande, trois assemblées citoyennes ont permis de faire évoluer la Constitution sur des questions majeures, notamment l’avortement.

Philippe Nantermod a été élu par le peuple, ce qui n’est pas le cas de M. et Mme Tout-le-Monde. Et la loi CO₂ a été refusée en votation populaire.
Absolument, mais les assemblées citoyennes ne sont pas là pour remplacer le Parlement! Il s’agit d’un travail de débat et de proposition. Dans l’exemple irlandais, il y a eu une proposition aux élus, puis la population a pu voter. Ce chemin de réflexion est très bon et représente la vraie démocratie, selon moi.

Le blocage d’autoroutes, comme le groupe Renovate Switzerland que vous soutenez, c’est aussi de la vraie démocratie?
L’Histoire a montré que les mouvements sociaux par le bas peuvent changer le cours des événements. La résistance civile non violente est une tactique qui rend ses auteurs très impopulaires, mais qui fait réfléchir. Il n’est pas question de se faire aimer mais d’attirer l’attention sur l’importance du sujet. Et ce qui est demandé, la rénovation des bâtiments, est un exemple-type de mesure qui allie qualité de vie et action climatique …

Rénover un million de bâtiments en Suisse, c’est bien. Mais notre pays n’est qu’un confetti sur le globe…
Voilà un argument typique du discours retardant l’action climatique. C’est même l’exemple numéro 1 dans notre article sur «les discours du délai». Il s’agit d’une excuse pour se donner bonne conscience. La Chine, qui est un exemple qui revient souvent, est plus efficace que la Suisse dans le photovoltaïque. Et elle se prépare aussi à la transition écologique. Il ne faut pas croire que notre pays soit insignifiant! Les émissions suisses sont parmi les 20 plus élevées au monde par habitant, si on comptabilise les émissions internationales de notre consommation — sans compter celles de notre secteur financier, ou de trading du pétrole. Et nos concitoyens adorent les voitures très polluantes.

Avec tout cela, vous arrivez quand même à dormir la nuit?
C’est drôle que vous posiez la question: lorsque je suis allée témoigner lors du procès du jeune activiste aux «mains rouges» à Credit Suisse, le juge m’a demandé la même chose, et ma réponse s’est retrouvée dans les journaux. Je préfère finir sur un motif de courage: vous, qui lisez cette interview, et moi, avons le plus grand défi de tous les temps à réaliser, à savoir sauver la stabilité terrestre dont dépend l’humanité. La responsabilité de la vie de tous ceux qui viendront après nous est entre nos mains. C’est un fantastique challenge et nous pouvons (et même devons) le réussir.

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