Silvia et Christoph Blocher
«On me demande encore souvent conseil, même en dehors de mon parti»

Depuis environ 60 ans, Silvia et Christoph Blocher partagent leur vie ensemble. Leurs disputes, le lâcher-prise, la carrière de l'homme politique, le culte autour de sa personne et son impact sur le monde politique suisse sont abordés. Interview croisée.
Publié: 10.09.2024 à 14:13 heures
|
Dernière mise à jour: 10.09.2024 à 15:47 heures
jessica_pfister.jpg
sina-albisetti-ringier-medien-schweiz.jpg
Jessica Pfister et Sina Albisetti

Silvia et Christoph Blocher ont un rituel. Le soir, au lit, il lui lit un livre. «Souvent, je m'endors», dit Silvia Blocher. «J'ai une si belle voix», plaisante l'homme de 83 ans. Actuellement, il lit à sa femme «Anne Bäbi Jowäger» de Jeremias Gotthelf. Vers minuit, il se lève une nouvelle fois. «J'aime ce moment de calme, je peux alors m'occuper de certaines choses sans être distrait.» Souvent, il ne se recouche à côté d'elle que deux heures plus tard, avant de se lever vers cinq heures et demie, pour aller se promener dans les champs au-dessus de leur villa à Herrliberg dans le canton de Zurich. Il retrouve sa femme après sept heures pour le petit-déjeuner.

Le 4 octobre, cela fera 57 ans que les Blocher se sont dit oui à l'église réformée de Weinfelden en Thurgovie. Elle était enseignante primaire, il était un étudiant fauché. Aujourd'hui, il est milliardaire et l'un des hommes politiques les plus marquants, mais aussi les plus controversés de Suisse. Silvia Blocher a toujours été à ses côtés et, comme il le dit lui-même, l'une de ses principales conseillères.

Monsieur Blocher, quel est le meilleur conseil que vous ayez jamais reçu de votre femme?
Christoph Blocher: Garder une juste mesure.

«Le jardin est le royaume de ma femme», déclare Christoph Blocher dans leur propriété de 1,6 hectare à Herrliberg dans le canton de Zurich.
Photo: Kurt Reichenbach

Dans quels aspects de votre quotidien?
CB:
Partout.

Silvia Blocher: Je considère cela comme une philosophie de vie.

CB: Je fais spontanément ce que je ressens comme étant juste. C'est le cas des personnes intuitives. 

SB: Pour les manifestations, je lui ai par exemple demandé qu'il n'y en ait pas plus de cinq par semaine.

CB: Avant la votation sur L'adhésion à l'Espace économique européen (EEE) et l'Union européenne (UE) en 1992, je tenais au moins une conférence par jour.

SB: Il y en avait trois! A l'époque, je coordonnais toutes les demandes de discours. Et je veillais à ce que les interventions soient bien réparties géographiquement en Suisse.

CB: Mais ces nombreuses interventions étaient nécessaires! Encore aujourd'hui, nous ne sommes pas dans l'UE.

«Mon mari est intelligent, volontaire et s'intéresse à beaucoup de choses». Le souhait de Silvia Blocher pour l'avenir : «Voyager à nouveau plus souvent. L'Afrique nous plaît particulièrement».
Photo: Kurt Reichenbach

Un cerf grandeur nature en bronze regarde du jardin vers le salon. La votation sur l'EEE en 1992 a fait de Christoph Blocher l'homme politique qu'il a été. Après avoir obtenu pratiquement à lui seul le «non» historique, le conseiller national UDC, alors âgé de 52 ans, s'est effondré. «Aujourd'hui, on parlerait de burnout.»

Pendant trois semaines, Christoph Blocher s'est retiré dans la cabane de chasse de son collègue UDC et entrepreneur Walter Frey. Complètement seul. «Les enfants et moi n'avions le droit que de lui rendre visite», explique Silvia Blocher. Elle lui a écrit trois menus à cuisiner, comme un œuf au plat avec du risotto. Cette pause a été le meilleur remède. «C'est comme ça qu'on économise des frais de caisse maladie», dit-il en souriant malicieusement. Aujourd'hui encore, l'ancien conseiller fédéral part sept jours à la chasse au cerf en automne.

Madame Blocher, votre mari sait-il lâcher prise?
SB: Il a déjà lâché prise. En janvier, par exemple, il a annoncé son retrait en tant qu'orateur lors de la réunion de l'Albisgüetli. Jusqu'à la veille, je ne savais pas s'il irait vraiment jusqu'au bout. C'était un grand pas.

CB: Avec Ems-Chemie, j'ai cédé ma plus grande entreprise. En ce qui concerne la politique, je me suis presque entièrement retiré des organes de direction.

Mais vous êtes toujours actif en arrière-plan?
CB:
On me demande souvent conseil. C'est le cas quand on a de l'expérience.

Même de la part de personnes extérieures à l'UDC?
CB: Oui, mais pas le ministre de la Justice Beat Jans. A sa place, j'aurais frappé à ma porte dès la première semaine en tant qu'ancien ministre de l'asile.

Une vue au loin : «Par beau temps, nous voyons d'ici l'Eiger, le Mönch et la Jungfrau», déclare Christoph Blocher.
Photo: Kurt Reichenbach

Le téléphone de la maison sonne. Monica, la gouvernante, veut savoir si nous avons besoin de plus d'eau ou de Läckerli. «Elle est portugaise», dit-il. Pendant ce temps, Silvia Blocher ouvre la fenêtre. Le couple préfère passer l'été chez lui, dans sa villa au bord du lac de Zurich. «Quand les autres sont au Gothard, c'est merveilleusement calme ici», dit Christoph Blocher. En hiver, on les retrouve souvent à Rhäzüns. Le château qui trône dans le village de montagne grison, au-dessus du Rhin postérieur, appartient à Ems-Chemie. Christoph Blocher l'a rénové avec amour au fil des ans et le couple y possède un appartement.

Les Blocher ont acheté la propriété de Herrliberg il y a 27 ans. Auparavant, ils habitaient à Feldmeilen, non loin de là, dans une maison individuelle plus petite. «A l'époque, mon mari ne voulait pas déménager, il disait: 'Je n'ai pas le temps de construire'.'Je vais le faire' lui ai-je dit» En 2018, ils ont agrandi la propriété avec une maison d'habitation supplémentaire, le jardin, le bureau et l'entrepôt pour les tableaux. Le projet de construction a coûté plus de onze millions de francs. C'est à nouveau Silvia Blocher qui a tout planifié. «Seul, c'est plus facile.»

Monsieur Blocher, quand vous regardez en arrière , feriez-vous à nouveau tout exactement de la même manière?
Politiquement? Oui. Sur le plan entrepreneurial, je ne suis pas sûr. La reprise d'Ems-Chemie était bien sûr une folie. Aujourd'hui, je n'aurais probablement plus le courage de le faire. Si cela a réussi, c'est aussi grâce à la générosité de ma femme. Elle avait alors quatre enfants en bas âge à la maison. Pour obtenir le crédit pour l'entreprise, qui était en fait en faillite, j'ai dû tout mettre en jeu: la maison, le jardin, la pension.

SB: Un jour je lui ai fait remarquer: qu'est-ce que je fais si tu meurs subitement? Je reprendrais une entreprise avec beaucoup de pertes. Que se passera-t-il avec les enfants?

CB: Je m'en souviens encore très bien. Nous étions assis dans la cabane de jardin, il était neuf heures le vendredi soir, le samedi je devais prendre une décision. Tu avais les larmes aux yeux. Et j'avais raison. Mais j'ai rétorqué: pouvons-nous mettre 1500 collaborateurs à la rue? Contre toute attente, mon frère, le pasteur de Hallau, a sonné à la porte. C'était la chance ou le destin. Il nous a écoutés et à la fin, il t'a dit: «Si quelqu'un veut acheter une entreprise uniquement pour s'enrichir ou faire carrière, il ne doit pas le faire. Mais s'il décide de le faire, il ne lui arrivera rien non plus, ni à sa famille.»

SB: Je savais que tu devais le faire. Mais c'était un point critique dans notre mariage. Cela aurait pu être la fin.

«Je suis devenu plus distrait», dit l'ancien ministre de la Justice. «Pas en politique. Tu te souviens de chaque détail», dit Silvia Blocher.
Photo: Kurt Reichenbach

La propriété de Christoph Blocher s'étend sur 1,6 hectare, comme il le raconte en se promenant dans le parc verdoyant. Au Centre, une éolienne en forme de perroquet tourne. «Un souvenir de nos vacances de randonnée à Merligen, au bord du lac de Thoune», raconte Silvia Blocher. Bien sûr, c'est un luxe qu'ils puissent laisser la grande pelouse telle quelle, ajoute-t-elle. Alors que Christoph Blocher se rend chaque matin au bureau en empruntant le chemin de gravier en lacets, Silvia Blocher s'occupe du courrier («la plus grande partie est pour mon mari»), de la maison et du jardin. «Avant notre mariage, j'ai dit à Christoph: je suis prête à tout, sauf à m'occuper du jardin. Aujourd'hui, je suis devenue experte.» Il lève les mains en l'air. «On ne peut pas se promener avec toi sans que tu vois quelque chose à faire!»

A quel point la maison Blocher est-elle harmonieuse?
SB:
Politiquement, nous sommes généralement d'accord.

CB: Tu es même parfois sur une ligne plus dure, plus conservatrice. Au quotidien, nous nous disputons plutôt sur des détails. Parfois le matin, ma femme me dit: «Non, tu ne peux pas porter ça.» Je lui rétorque alors: «Pourquoi ne choisis-tu pas le soir les vêtements que je dois porter le lendemain?»

SB: On se chamaille, c'est ainsi que je décrirais la situation. Mon mari a tendance à toujours comprendre les choses un peu différemment de ce qu'on dit (rires).

CB: Ma femme est à la fois intelligente et très émotive. Cela rend parfois les choses un peu difficiles pour moi.

«Mon chemin de travail». Blocher va de sa maison à son bureau - tout se trouve dans la même propriété à Herrliberg.
Photo: Kurt Reichenbach

Une dispute ne dure jamais longtemps chez eux, explique Christoph Blocher en se rendant au pool house. «Ce n'est donc pas comme dans 'L'argent et l'esprit' de Gotthelf, où Christen et Änneli ne faisaient la paix qu'avant d'aller se coucher.» Selon lui, c'est au plus tard lors du dîner de 19 heures, pas trop lourd et pauvre en sel, qu'ils se réconcilient. «L'amour n'a pas besoin d'explications», dit-il. Pendant le repas, ils parlent de famille et de politique. «Ma femme n'est pas seulement belle, elle est aussi une excellente interlocutrice et apporte un point de vue différent. 

Avec la vie de fou que j'ai menée, c'est important.» Elle aurait maintenu la famille unie pendant qu'il s'occupait de l'entreprise. «Je dis toujours avec un clin d'œil: si mes enfants ont bien réussi, c'est uniquement grâce à moi. J'étais absent. Je les aurais peut-être trop gâtés.» Il connaît des entrepreneurs qui ont exercé beaucoup de pression sur leurs enfants. Ceux-ci ont échoué à cause de cela.

Silvia Blocher s'assied auprès de son mari, elle a coupé brièvement quelques boutons de rose morts. «Dès le début, nos enfants ont appris ce que faisait leur père. Il a toujours consacré le dimanche à la famille. Il leur a toujours beaucoup parlé, aussi du travail.» Les enfants Blocher ont tous réussi. Magdalena, 55 ans, dirige depuis 2004 Ems-Chemie, Markus, 53 ans, est CEO de l'entreprise chimique Dottikon ES, Miriam, 49 ans, est à la tête du Läckerli Huus bâlois, et Rahel, 47 ans, gère les affaires de la société de conseil Robinvest de Blocher et s'occupe de l’île monastère de Rheinau. A l'exception de Rahel Blocher, tous les enfants Blocher ont des enfants. «Nous avons douze petits-enfants. Le plus jeune a sept ans, l'aîné a 23 ans et vient de rentrer à la maison avec le grade de lieutenant», raconte Silvia Blocher. Récemment, elle a appris par hasard que l'un de ses petits-enfants avait adhéré aux Jeunes UDC.

Blocher lit à sa femme un extrait de «Anne Bäbi Joweger» de Jeremias Gotthelf. La plupart du temps, cette heure de lecture a lieu le soir, au lit.
Photo: Kurt Reichenbach

Sentez-vous l'âge?
SB: Oui, je me fatigue plus vite, j'ai un peu moins d'énergie.

CB: Depuis peu, je fais une sieste d'une demi-heure. Ce que je remarque de différent? Je suis devenu plus distrait.

SB: Pas pour les contenus politiques. Là, tu te souviens de chaque détail.

CB: Je ne me plains pas de l'âge. Les nuits blanches que je passais en tant qu'entrepreneur ont disparu. Et j'ai plus de temps libre, plus de soirées libres. Même si pour ma femme, il y en a toujours trop peu.

Etes-vous préoccupés par la mort?
CB: Oui, nous en parlons souvent. Tout est donné à la naissance, et tout est repris à la mort. Quand on en arrive là, il faut faire en sorte que tout se passe bien. Nous n'avons ni l'un ni l'autre peur de notre propre mort. Mais de la mort de l'autre.

SB: Ta mère l'a bien décrit après la mort de ton père. Elle disait que l'être humain était comme une balle qui roule. Mais quand l'un des partenaires meurt, une moitié disparaît et la balle peine alors à rouler. 

CB: Je me demande bien sûr comment je ferais pour le ménage. Ce n'est pas mon domaine. Je pourrais commencer à faire la cuisine.

SB: Je peux te noter quelques recettes, comme pour le pavillon de chasse.

Avez-vous déjà fait votre testament?
CB: Chaque année à nouveau. Pour autant qu'il reste encore quelque chose, car si le PS, en tant que parti gouvernemental, veut 50% d'impôt sur les successions...

Cela vous inquiète-t-il sérieusement?
CB:
Bien sûr! C'est surtout notre entreprise qui serait concernée.

Que pensez-vous d'Exit, Madame Blocher?
SB:
C'est une question difficile. Bien sûr, on peut imaginer des situations où un suicide accompagné serait le dernier recours. Mais c'est bien sûr aussi une question religieuse de savoir si on le fait ou non.

CB: Nous avons tous les deux signé un testament de vie, comme nous le souhaitions. Sachant qu'il est difficile de dire ce que l'on pense quand on est en bonne santé.

«Un tableau que ma femme n'aime pas, je ne l'achèterais pas». Les Blocher dans leur musée privé avec une aquarelle d'Albert Anker de 1902.
Photo: Kurt Reichenbach

Christoph Blocher retire avec amour du mur le tableau représentant le petit garçon Ruedi Anker sur son lit de mort. Depuis janvier 2022, les Blocher sont propriétaires d'un musée privé sur leur terrain à Herrliberg. Au début, Silvia Blocher ne s'intéressait pas vraiment au hobby de son mari. «Mais le premier tableau, celui d'Anker, que j'ai vu en original a été pour moi une expérience profonde», dit-elle.

Plus tard, c'est elle qui, avec un architecte, a conçu le musée pour la collection. Sur les 600 tableaux que possède Christoph Blocher, ils en présentent 200 dans huit salles disposées en étoile. «Ma matière préférée était la géométrie», explique Silvia Blocher, qui a étudié les mathématiques pendant quelques semestres avant de devenir enseignante. Plusieurs fois par an, Christoph Blocher organise des visites guidées de son musée, gratuitement. «On peut nous contacter par mail. Mais la liste d'attente est très longue.»

Dans le salon de sa villa. «Nous avons toujours eu une répartition stricte des tâches - tout en étant toujours une unité», dit Christoph Blocher.
Photo: Kurt Reichenbach

Madame Blocher, comment gérez-vous le culte de la personnalité autour de votre mari?
SB:
Peu importe où mon mari se rend, tout le monde le connaît. A ses côtés, je ne suis personne, mais je ne l'envie pas. Il doit écouter ce qui préoccupe les gens.

CB: Ce ne sont pas des fans, mais des gens qui cherchent des repères. C'est une grande responsabilité, il se peut aussi que je fasse des erreurs. Je veux leur transmettre un message. Le monde n'est pas perdu. Ou comme l'a dit Albert Anker: la terre n'est pas condamnée.

Les gens seront-ils perdus sans vous?
CB:
Je n'ai pas besoin de trouver un successeur. Le peuple doit simplement choisir lui-même. Mais j'espère que mon impact se poursuivra après ma mort. Je suis confiant à ce sujet. Dans les années 80, on disait encore que si Blocher n'était plus là, le parti s'effondrerait. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Le parti est solide, il se porte bien, même sans moi.

Au début, nous avons parlé de lâcher prise. Si les accords prévus avec l'UE sont soumis au peuple: repartirez-vous au combat?
Si c'est nécessaire, je mettrai les gaz. Si ce n'est pas nécessaire, je laisserai tomber.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la