Stéfanie Monod, Professeure à l’UNIL
«La Suisse a le système de santé le plus mal piloté d'Europe»

La nouvelle hausse des primes d'assurance maladie a été annoncée. Ces augmentations annuelles pèsent de plus en plus sur les portemonnaies. On a demandé à la Professeure Stéfanie Monod si l'herbe est plus verte chez nos voisins européens. Spoiler: Oui, probablement.
Publié: 26.09.2024 à 16:56 heures
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Dernière mise à jour: 27.09.2024 à 08:10 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick
Pendant près de huit ans, la Professeure Stéfanie Monod a occupé la fonction de Directrice générale de la Direction Générale de la Santé (DGS) du canton de Vaud. (Unisanté/Marc Rouiller)

Jusqu’où la population est-elle prête à encaisser la hausse des primes d’assurance maladie? Le couperet est tombé le jeudi 26 septembre à 14h: ce sera 6% de plus en moyenne. 6,4% pour Vaud, 6,5% pour Genève, 7,8% pour le Valais, et… 8,9% pour le Jura. Ouch! Et ce ne serait pas près de s’arrêter, dans les années à venir.

Pour prendre un peu de recul, il est parfois bon de tourner la tête du côté de nos voisins européens. L’herbe est-elle plus verte ailleurs, par exemple en France, havre de la Sécurité sociale? Sans vouloir comparer des pommes et des poires, Blick a sonné une experte en matière de systèmes de santé et de leur gouvernance, pour lui demander si, tout de même, on n’aurait pas des choses à apprendre de nos voisins.

Stéfanie Monod est Professeure titulaire à l’Université de Lausanne, médecin-cheffe et co-cheffe du Département épidémiologie et systèmes de santé à Unisanté. Elle y développe expertise, recherche et enseignement dans le domaine de la gouvernance et de l’organisation du système de santé suisse. Et elle en a, des choses à dire sur ce système, qu’elle estime structurellement malade. Entretien sans langue de bois.

Professeure Stéfanie Monod, est-ce que la Suisse a le pire système d’assurance maladie d’Europe?
Le problème, ce n’est pas tellement notre assurance en tant que telle, mais ce que nous en avons fait et la charge qu’elle fait porter sur les ménages. Notre assurance maladie n’est certainement pas mauvaise, mais la Suisse a probablement le système de santé le plus mal piloté. Et ce n’est en tout cas pas le meilleur à beaucoup d’égards.

C’est-à-dire?
Une enquête internationale du Fonds du Commonwealth sur les systèmes de santé est réalisée tous les trois ou quatre ans. C’est une grosse fondation américaine, extrêmement légitime d’un point de vue scientifique, qui compare les dix meilleurs systèmes de santé au monde depuis une vingtaine d’années. La Suisse participe officiellement et activement à ce groupe de recherche. En 2014, la Suisse était classée… deuxième meilleur système au monde! En 2017, nous sommes passés à la sixième place. Et en 2021, à la neuvième.

Comment expliquez-vous cela?
À l’époque, il y avait encore un certain équilibre, entre montants investis et qualité. Mais, désormais, nous sommes péjorés par des éléments qui devraient être régulés en dehors du système d’assurance. À savoir: On fait très peu de prévention et de promotion de la santé, en Suisse, pour ne pas dire qu’on n’en fait quasi-pas, alors que d’autres pays investissent beaucoup là-dedans. Et puis il y a les soins dentaires… qui ne sont pas remboursés chez nous. C’est tout de même incroyable, puisqu’on sait par exemple qu’une mauvaise santé bucco-dentaire, c’est synonyme d’une mauvaise santé cardiovasculaire, par exemple. Nous sommes mauvais pour mettre en place ce qu’on appelle les «soins de première ligne» avec une coordination des soins autour des médecins généralistes, des infirmiers et des pharmacies. Résultat: nos hôpitaux sont surchargés. Déjà qu’ils sont très chers à entretenir…

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«Notre système de santé, tel qu'il est conçu, est forcément inflationniste. C'est structurel»
Professeure Stéfanie Monod
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Jusqu’où faudra-t-il que ces primes grimpent, est-ce qu’on va devoir en arriver à des 10%, 15% de plus, à des manifs' dans les rues, pour que quelque chose change enfin?
En réalité, notre système de santé, tel qu’il est conçu, est forcément inflationniste. C’est structurel. Et comme nous aurons besoin de dispenser de plus en plus de soins, à cause du vieillissement de la population, et que les nouveaux traitements vont continuer d’arriver les coûts vont encore croître à l’avenir… Car rien dans notre système n’est fait pour arbitrer les charges. Il n’y a pas de contrôle démocratique sur les priorités d’investissements — c’est justement ça le problème, selon moi.

Donc il se peut qu’on nous annonce, ces prochaines années, des augmentations de primes qui pourraient aller jusqu’à 10%, 15%… Ça ne va jamais s’arrêter?
Le problème, c’est surtout le cumul des augmentations d’année en année. Et le fait que les coûts de la santé augmentent toujours plus vite que le produit intérieur brut (PIB) de la Suisse. Depuis le développement de la médecine moderne dans les années 1930, on augmente toujours plus la part de «richesses» qu’on donne au système de santé. Au cours du siècle passé, cela a certainement été le cas. Ce qui est une bonne chose en soi car ça a permis de réduire la souffrance, mieux soigner, et, surtout, cela a créé un énorme marché économique. Le système de santé tel qu’on le connaît chez nous contribue à la richesse de notre pays. Si on pousse un peu le discours, on pourrait dire qu’en réalité, on a plutôt intérêt à avoir des gens malades — pas trop, mais juste assez — dans notre société, pour maintenir un bon niveau économique…

Le système contribue peut-être à la richesse du pays, mais pas à la richesse du citoyen lambda, dont le porte-monnaie se vide à grande vitesse, par les temps qui courent…
Non, en effet. Et là est tout le paradoxe. Et ça va devenir de plus en plus difficile, en termes de pouvoir d’achat, pour les gens. Nos charges vont augmenter. Cette précarité croissante s’illustre avec le renoncement aux soins, de plus en plus commun. Il y a de plus en plus de gens qui ne vont pas se soigner pour des raisons financières, ou qui doivent attendre…

Des phénomènes qu’on a pourtant du mal à concevoir, dans un pays aussi riche que la Suisse…
Oui, on parle souvent des déserts médicaux en France, des longs temps d’attente monstrueux dans le système anglais… Et on est tout fiers, en Suisse, de dire qu’il n’y a pas de ça chez nous! Sauf que, chez nous, en réalité, il y a des gens qui ne vont pas se faire soigner faute de moyens. On estime, en Suisse, que près de 20% de la population renonce chaque année à des soins médicaux, en cas de problème de santé — et je ne parle pas de contrôles de routine, mais de vrais problèmes —, pour des raisons financières. C’est une personne sur cinq. Et ça, c’est très invisibilisé. Mais ça, c’est le signe qu’au fond, notre système est trop cher pour les citoyens, à cause des systèmes de franchise et de la participation aux frais.

Stéfanie Monod avait occupé un poste de médecin cadre dans le service de gériatrie du Centre hospitalier universitaire vaudois, et a contribué pendant plus de dix ans au développement de ce service en étroite collaboration avec les réseaux de soins, les associations d'aides et de soins à domicile ainsi que les institutions de longs séjours du canton de Vaud. (Unisanté/Marc Rouiller)

Les ébauches d’une caisse maladie ont été esquissées dès la fin du 19e siècle, dans notre pays. Sur l’échelle historique, c’est un acquis social récent. La première loi sur la «LAMA» est passée en 1912. Quelque 100 ans plus tard, est-ce qu’on peut dire, avec du recul, que le système a été mal pensé, mal construit dès ses origines?
Non, je pense qu’il est vertueux, à la base, ce système d’assurance maladie. Sans entrer dans des détails trop techniques quant à sa mise en œuvre initiale, disons que le principe d’une assurance de base, c’était une avancée sociale spectaculaire. Au cours du siècle dernier, tous les pays occidentaux ont mis en place une forme de protection financière pour permettre à la population d’accéder aux soins. En général, soit sous la forme d’assurances privées ou publiques, soit via un système étatique financé par les impôts.

Il va sans dire que la Suisse est très loin du système purement étatique qu’est la Sécurité sociale à la française, par exemple.
Le système français est basé sur une caisse maladie publique et qui a intérêt à ce que le système soit le plus performant possible. La particularité de la Suisse est en effet qu’on mise, depuis le début, sur un système de caisses maladie complètement privé qui doivent s’accorder avec des acteurs de soins essentiellement privés aussi. C’est un peu dans nos gènes: l’État n’intervient que quand les acteurs ou la société civile n’arrivent pas à s’arranger entre eux. Conséquence: on a largement laissé faire, durant des décennies, ces acteurs économiques, avec pas ou peu d’arbitrages sur les priorités qu’on souhaite pour le système. Les intérêts économiques ont donc dominé et aujourd’hui, nous avons des déficits dans des domaines peu rentables comme la médecine générale ou la prévention, qui sont pourtant des maillons essentiels pour la santé et les soins. Il manque un cadre de régulation du système de santé. Les acteurs privés n’ont pas vocation à piloter un système de santé.

D’où le fait que le problème est foncièrement structurel, selon vous?
Oui, il ne faut pas oublier que ni les assureurs, ni les médecins, ni les hôpitaux, ni le monde pharmaceutique n’ont un quelconque mandat démocratique! Ce sont des privés, qui font du profit, et on ne peut pas leur en vouloir de jouer le rôle qu’on leur a donné, mais il faut désormais que l’État intervienne et se donne des compétences de régulation.

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«Nous sommes donc incapables de déployer une vision de la santé à l’échelle nationale»
Professeure Stéfanie Monod
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Pour le moment, dans notre système libéral, l’État a peu de marge de manœuvre pour agir, non?
La Confédération n’a pas de compétences santé élargies, c’est aussi pour cela que nous sommes donc incapables de déployer une vision de la santé à l’échelle nationale. Nous n’avons pas de véritable politique de santé, aucun vrai débat à propos d’une éventuelle stratégie au niveau national: nous ne faisons que de la bureaucratie, à coups de micro-amendements sur la LAMal pour tenter de contenir les coûts — seul champ d’action possible en politique pour le moment.

Et si on jette un coup d’œil chez nos autres voisins, l’Italie et l’Allemagne: Est-ce que les citoyens de ces pays ne sont pas mieux soignés que les Suisses, à moindres frais?
La difficulté de la comparaison de la Suisse en termes de qualité, c’est qu’on ne peut pas tellement répondre, parce qu’on mesure très peu la «qualité» des soins, chez nous. On a très peu d’indicateurs, parce qu’on a très peu de pilotage, justement. Par exemple, dans le secteur de l’ambulatoire, on n’a pratiquement aucun indicateur à ce niveau. Nous ne savons pas vraiment si nos soins sont de bonne qualité. Et, on peut se raconter ce qu’on veut, mais les chiffres quant à l’espérance de vie sont quant à eux parlants…

On vit, en réalité, moins longtemps et moins bien en Suisse que dans les autres pays d’Europe centrale ou limitrophes à nous?
Si on prend l’indicateur de l’espérance de vie en bonne santé, on constate très rapidement que nous ne sommes pas meilleurs que les autres pays européens. On est même un petit peu pires que les autres, si on prend précisément l’espérance de vie en bonne santé à 65 ans. La France et l’Espagne ont une meilleure espérance de vie en bonne santé que la Suisse. On vit assez longtemps, chez nous, certes — mais pas toujours en bonne santé, justement. Après, si on prend un peu de recul, les différences entre pays occidentaux sont assez petites, au final, on est tous un peu dans le même bateau malgré nos particularités. Par contre, contrairement aux autres, notre système est très fragile.

C’est-à-dire?
On investit plus que les autres dans un système qui performe aussi bien que celui des autres. On met deux fois plus d’argent dans notre système que l’Italie dans le sien, pour avoir la même espérance de vie en bonne santé, au final! Avec la richesse investie, si on répartissait mieux et anticipait mieux les défis de notre système de santé, on pourrait rester plus longtemps que les autres pays à un niveau de soins très élevés. C’est pour cela que je plaide pour des réformes de fond.

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